- Decameron Libero
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Dominique Taddei se souvient, comme Salvatore, du Cinema Paradiso de son enfance… à Mille-charrues, dans le Fiumorbu.
Migliacciaru, la FORTEF... (souvenirs d’enfance)
Le cinéma
Lorsque vous demandez à un historien, l’origine du mot Migliacciaru, certains répondent la millième borne d’une voie romaine, or il se trouve que nous avons un tronçon de voie romaine pavé de cailloux ronds, caractéristique de la construction d’une voie romaine.
Mais à cette époque, ce détail historique pour nous enfants ne nous préoccupait pas beaucoup et tous ceux qui y ont vécu vous diront que ce fut à Migliacciaru qu’ils connurent des moments uniques et inoubliables.
Or l’autre soir, regardant le merveilleux film de Jim Jarmush, Paterson, j’eus une pensée pour ma mère et tous ces souvenirs d’enfance me revinrent en mémoire.
Dans le film, on apprend que Paterson était la ville natale de « Lou Costello », un comique très célèbre aux États-Unis dans les années 40.
Son partenaire s’appelait Bud Abbott et en France on les avait surnommés « Les 2 Nigauds ».
En 1944, ma mère revenue du Sénégal, n’avait pas aimé cette atmosphère sinistre d’après-guerre qui régnait dans notre région du Fium’Orbu. Tout était gris, triste et complètement inerte. Enfant, je ne le réalisais pas. Pour elle et pour sa famille, elle voulut sortir de cette misère sociale et intellectuelle.
Adolescente, elle avait connu les dernières années fastes de la FORTEF avec son grand-oncle Louis Giorgi, le directeur, et madame Train la propriétaire anglaise de la Compagnie des Indes.
Elle avait compris, après son passage à Dakar, que l’on pouvait changer les choses.
Et c’est ainsi qu’en 1946, elle décida d’ouvrir une salle de cinéma, mais pour cela il fallait être aidé par des personnes d’expérience.
Elle demanda donc conseil au mari de sa nièce Fernande Taddei, Johnny Stark. Celui qui devint plus tard l’imprésario de plusieurs chanteurs très connus, dont la dernière en date fut Mireille Mathieu.
Fernande aussi ne manquait pas non plus de relations car elle était la secrétaire particulière de Line Renaud, puis par la suite elle avait été le bras droit de Raymond Marcillac dans l’émission le « Jeu de la chance ».
Johnny Stark, enthousiasmé par son idée, arriva avec l’acteur Philippe Clay et tous les deux avaient décoré la salle en y dessinant un ciel bleu parsemé d’étoiles avec les nombreuses constellations connues dans notre ciel corse.
Il ne faut pas oublier que nous avions grâce à Philippe Canutti, un ouvrier de la FORTEF, et un petit génie en mécanique, la chance d’avoir encore de l’électricité à Migliacciaru.
En septembre 1943, les Allemands avaient eu ici un accrochage avec le bataillon de choc et les résistants corses. En se repliant, ils avaient saboté les trois turbines électriques du barrage.
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Philippe Canutti avait réussi l’exploit de remettre en marche une turbine en utilisant les pièces détachées des deux autres.
Grâce à sa dextérité, nous avons eu l’électricité jusqu’à l’arrivée de l’EDF en 1958, soit treize ans plus tard, et ma mère put concrétiser son projet.
Cependant, bien entendu, les coupures de courant ne manquaient pas. Aussi pour palier ce type d’incident, nous avions un moteur de camion que l’on mettait en marche en cas de panne de jus. La transition était souvent pleine de surprises. Le moteur tournant au ralenti au démarrage, les dialogues du film connaissaient eux-aussi un ralentissement et l’on aurait dit que les acteurs parlaient la bouche pleine. Puis il fallait régler l’ampèremètre et, à la bonne tension électrique, tout rentrait dans l’ordre… sauf que le moteur trop bruyant empêchait les spectateurs d’entendre parfaitement le son ! Heureusement les pannes électriques ne duraient jamais trop longtemps.
Lido était le projectionniste, il plaçait les bobines de film dans les rouages du projecteur Hortson. Il m’avait appris à recoller les pellicules avec une colleuse de film 16mm.
Et c’est ainsi que je découvris les premiers westerns de Hoppalong Cassidy, Durango Kid, Tom Mix, Roy Rogers, et les grands acteurs tels que John Wayne, Burt Lancaster, Gary Cooper, James Stewart, Tyrone Power et Susan Hayward dans l’attaque de la malle-Poste et, comme je le disais au début, Bud Allott et Lou Castello dans « 2 nigauds dans une île ». Mais encore Laurel et Hardy, Fernandel, Michel Simon, Pierre Blanchard, Louis Jouvet, Raimu, Marlène Dietrich, Jean Gabin, Pierre Fresnay, Eric Von Stroheim, Danielle Darieux, Micheline Presle.
Ces séances de cinéma changeaient la vie des habitants et on voyait bien que toute la région attendait l’événement, les spectateurs venaient de partout, d’Aléria à Solenzara et des villages de montagnes.
Les voitures étaient rares, alors la plupart des spectateurs venaient en vélo. À la fin de la séance, il était difficile de retrouver sa bicyclette au milieu de tout ce fatras.
Entre les actualités et le film, ma mère vendait des bonbons acidulés et des friandises.
Nous avions un client des plus fidèles. C’était Simon Brandu qui mangeait ses bonbons pendant la projection de sorte que lorsqu’il sortait le bonbon de l’emballage en papier, il faisait trop de bruit et tout le monde protestait… mais comme il était sourd, il ne réagissait pas.
À la fin du film, on plaçait les immenses bancs en bois en les rangeant le long des murs et ceux qui restaient commençaient à danser. Nous utilisions un tourne-disque branché sur l’ampli de sorte que nous avions un très bon son. Les danses préférées étaient le tango et le paso doble, mais les champions savaient danser la valse.
Pendant la pause, on pouvait se rendre au bar qui était tenu par Fifina, les adultes buvaient des bières, les filles et les gosses prenaient à une menthe à l’eau ou une grenadine.
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Certains clients accoudés au bar pendant des heures, il était difficile de leur faire comprendre qu’il était l’heure de rentrer. Mes parents avaient du mettre une affiche, « fermeture à 2h ».
Le dimanche soir, les enfants étaient interdits de cinéma, il fallait se coucher tôt pour aller à l’école le lendemain.
Parlons du lundi matin, nous étions tous un peu craintifs ce jour-là car l’institutrice nous interdisait de voir les films trop violents. En fait, nous étions uniquement autorisés à voir les films comiques.
Les westerns, considérés comme violents, nous étaient donc interdits. Alors, avec la complicité de ma mère, nous avions le droit d’assister à la séance du dimanche après-midi.
Mais comme vous vous en doutez, il y avait la balance de service et le lundi matin nous savions que nous allions passer un sale quart d’heure. Heureusement, mon grand-père le sachant s’arrangeait toujours pour se trouver au bon moment et venait tailler la bavette avec l’institutrice, tout en essayant de la faire rire. Son apparition devant la fenêtre nous enchantait mais parfois lorsqu’il ne pouvait pas venir, nous nous préparions à accepter notre sort, celui de recevoir cinq coups de baguette sur les mains. Dieu que la dernière était douloureuse.
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Notre institutrice, mademoiselle Bernardini, était une terreur. Lorsqu’elle commençait à pousser son cri de guerre « Ho ! Ho ! Ho ! Triples buses, cancres, ânes bâtés », nous nous précipitions sous nos bancs pour éviter les coups.
Avec ma cousine Irène, tout était bon pour ne pas aller en classe. Un jour nous nous étions mis sous une gouttière, nous étions revenus trempés à la maison. Notre grand-mère, indulgente, nous avait essuyés avec une serviette-éponge chaude, puis nous avait faire boire un grand verre de vin chaud sucré. Nous étions complètement paf.
À midi, ma mère de retour à la maison apprit que nous étions malades. Son remède fut très efficace, elle monta dans la chambre avec le manche à balai et nous fit dévaler les escaliers quatre à quatre. Notre gros rhume fut de courte durée.
Ma mère avait aussi entrepris de projeter des films dans les villages de montagne avoisinants, Prunelli, San Gavinu, Isulacciu, Ventiseri, Solaru. Elle était accompagnée par notre ami de toujours Lido, le projectionniste, et par Loulou, l’homme à tout faire.
Ce fut un franc succès, à chaque fois, tout le village assistait à ces séances, certains des spectateurs ayant déjà vu le film à Migliacciaru, pris dans l’action essayaient de prévenir l’acteur que le bandit était caché derrière un arbre ou que des indiens allaient attaquer le fort. Évidemment, à la fin du film, on ne manquait pas de les mettre en boite.
Après une saison de projection, mon père, plus pragmatique, avait demandé à voir les comptes de ce commerce. Voyant que les bénéfices étaient inexistants, il conseilla à ma mère d’arrêter les frais. Elle l’écouta sagement.
Souvenirs d’enfance à Pâques
Heureusement, il y avait les vacances, celles de Pâques étaient les plus agréables, la température était idéale et en l’absence de moustiques (éradiqués par les Américains en 1943), nous les passions à la plaine. Nous avions un programme bien établi.
Le matin, c’était les parties de Stecca (base-ball) à deux équipes de neuf joueurs, mais cette règle n’était pas respectée si nous étions plus nombreux.
Ceux qui occupaient le terrain mettaient les gants et leur rôle était d’empêcher les autres de faire des tours du terrain complets (Home run) s’ils atteignaient la balle avec la batte. Chaque tour complet effectué par un joueur comptait un point. Si trois joueurs étaient éliminés, on changeait de position. L’autre équipe mettait les gants et essayait d’éliminer trois joueurs.
Thilo était gaucher, sa main droite n’avait que trois doigts, il avait perdu les deux autres alors qu’il trafiquait une cartouche. Lorsqu’il atteignait la balle, la trajectoire était différente de celles des droitiers, la plupart du temps elle brisait une des vitres de l’église. Finalement on décida de les protéger avec un grillage. Ça marchait. Notre curé se calmait.
À la fin du jeu, ceux qui avaient fait le plus grand nombre de tours remportaient la partie.
Ce qui m’a toujours étonné c’est que les « gosses » de Ghisonaccia et des villages environnants ne jouaient pas à ce jeu.
Il faut dire qu’ils n’avaient pas eu la chance d’avoir sur place en 1944 la présence des Noirs américains du 41e génie qui étaient très attachés aux enfants.
L’après-midi, nous nous inspirions des westerns que nous avions vus au cinéma.
Quand il s’agissait d’une attaque de fort, une partie de la bande allait se cacher dans les bottes de foin rangées dans un hangar et la bande adverse l’attaquait.
C’est ainsi qu’un jour, voulant éviter d’être capturé, je me jetai d’une certaine hauteur et me cassai le bas gauche. Résultat, clinique Zuccarelli, endormi avec un masque au chloroforme, c’était affreux.
Si l’un des films comportait une embuscade, une bande enfourchait la dizaine d’ânes et l’autre bande se cachait dans les arbres pour simuler l’embuscade.
Pendant que j’étais pensionnaire au collège à Cannes, voyant un élève pleurer dans le couloir, je lui demandais pourquoi ? Il me répondit que ses parents vivants à Bamako ne viendraient pas en France, l’obligeant à passer ses vacances au collège. Je l’invitais en Corse.
Cette année-là, un après-midi, nous avions un nouveau dans la bande et il faisait partie de ceux qui chevauchaient un bourricot. À Pâques, les ruisseaux sont pleins à cause de la fonte des neiges et l’eau est très froide. Notre hurluberlu le traversant, entendit « Pan ! Pan ! », « Géry tu es mort », au lieu de jouer les blessés et de tomber sur la rive, il s’était pris au jeu et tomba de l’âne dans l’eau glacée. Il était trempée et tremblait de froid. Il fallut rentrer tout de suite à la maison et ma mère me passa un bon savon.
Avec mon cousin Jean-Louis, nous avions réussi à ouvrir la salle d’armes du château. Nous avions découvert un trésor : étaient accrochés aux murs des fusils et des pistolets arabes, des sabres, des poignards, des lances et deux grandes armures surveillaient ce musée. Nous avions planifiés avec nos copains une attaque du fort, des fenêtres du premier étage nous les visions avec nos fusils et à la fin de la bataille, nous prenions le soin de les ranger. Personne ne devait savoir que nous avions osé pénétrer dans cette salle que bizarrement on avait baptisée « La Chapelle » (il n’y avait aucune trace d’autel).
Avant la projection du film nous avions ce que nous appelions « les Actualités de Pathé Journal » on voyait au centre de l’image un coq blanc chanter, accompagné d’une musique tonitruante. Puis nous regardions les nouvelles de la semaine, politiques, sportives et autres.
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Chaque groupe redoublait d’ingéniosité pour construire le plus beau des chariots.Pendant la période des « 24 heures du Mans », nous étions tous pris d’une envie d’organiser des courses de chariots à roulements à billes. C’est fou ce que nous pouvions être ingénieux. Réunis en groupe, nous construisions ces chariots en récupérant des planches ; mais pour les roulements à billes, il fallait demander la permission à un garagiste pour les récupérer sur des carcasses de voitures, de camions ou de tracteurs. Il n’en manquait pas.
Une fois construit, chacun se rendait vers la descente de Crocivia et là, tous alignés, le départ était donné. Certains n’atteignaient pas l’arrivée, en se renversant, ils éraflaient leurs bras ou leurs jambes. Le docteur Charles Martinetti et sa femme Geneviève n’étaient pas loin pour laver nos plaies et les cicatriser avec du mercurochrome. Rien ne nous arrêtait et personne ne se plaignait. Celui qui gagnait le plus de courses choisissait le nom d’un pilote de formule 1 célèbre. Juan Fangio, Sterling Moss, Pinin Farina ou Maurice Trintignant.
J’ajouterai que plusieurs arrivaient à construire des chariots qui pouvaient transporter jusqu’à cinq passagers. S’ils se renversaient, c’était la crise de fou rire assurée. Heureusement pour nous, il n’y eut jamais d’incident grave.
Le Lundi de Pâques c’était la « Merindé », le pique-nique traditionnel était organisé pour tous les enfants mais la condition était qu’un ou deux adultes nous accompagnent. Nous trouvions un coin du Fium’Orbu non profond pour nous baigner, puis c’était la grande bouff. La journée se terminait par un combat de balles de lac, sorte de boule d’algue sur la plage de Calzarellu, ceux qui savaient nager avaient le droit de plonger dans l’estuaire du Fium’Orbu en sautant des bittes d’amarrage de l’ancien port de la FORTEF. Quand l’embouchure s’ouvrait, nous nous amusions à remonter le courant du fleuve pressé de se déverser dans la mer, Il nous arrivait d’apercevoir des mulets et des loups se faufilant pour remonter le fleuve. Ce qui était frappant, c’était l’abondance du gibier, on apercevait des colverts, et surtout des vanneaux huppés, oiseau qui a complètement disparu aujourd’hui. En corse nous les appelions « i Curruteddi ».
L’été les grandes vacances
Quand arrivait le mois de juin, la tradition scolaire était d’écrire sur le tableau de notre salle de classe avec des craies de toutes les couleurs, le mot « Promenade ». C’était le signe des grandes vacances. L’institutrice acceptait notre demande et cette promenade signifiait la fin de l’année scolaire et seuls les candidats au certificat d’études devaient rester étudier jusqu’au jour de l’examen.
Les soirs d’été, avant d’aller à la montagne, nous étions tous réunis, allongés sur le bord de la route goudronnée rendant la chaleur du soleil du jour, à regarder les étoiles et chacun y montrait sa connaissance du ciel.
Ma tante Micheline qui était directrice du cours complémentaire m’avait offert un livre montrant les différentes constellations, grâce à elle je pouvais indiquer à mes copains la position de la Grande Ours, des Pléiades, de Cassiopée en forme de W À l’aide des jumelles de mon grand-père je leur montrais la galaxie jumelle de notre voie lactée, Andromède.
Les seules voitures que nous entendions circulaient sur la nationale Bastia Bonifacio et le bruit qu’elles faisaient en traversant le pont en bois de Ghisonaccia – blum, blum, blum –, nous prouvait que nous serions tranquilles pour un moment. Parfois un cabriolet nous dérangeait, mais pas pour longtemps. Par temps de pleine lune, nous écoutions le chant d’un rossignol et ceux des criquets. Aujourd’hui, j’ai beau tendre l’oreille, je n’entends plus rien.
Certains soirs avec la complicité des filles nous allions prendre des ânes à la fourrière qui était un ancien tennis de la FORTEF. Elles les montaient et, ayant attaché des casseroles à la queue de l’âne, elles traversaient le village en poussant des cris.
En vacances, en montagne, il nous arrivait d’allumer une bougie sur le dos d’une tortue et les filles en voyant cette lumière avancer dans le noir faisaient semblant d’avoir peur.
Le jeu qui exaspérait le marchand de fruits ambulant, était de lui chaparder les cerises quand sa camionnette ralentissait dans le virage. Mais nos parents mis au courant s’arrangeaient pour payer un peu plus cher les produits achetés, ce qui fait que le pauvre homme s’y retrouvait au final.
Il nous arrivait aussi d’aller chaparder un poulet dans le poulailler d’un villageois, nous le donnions au boulanger qui le faisait cuir dans son four.
Un soir, nous étions avec un copain qui bégayait, il avait vu arriver le propriétaire du poulailler. Il voulut donner l’alarme en disant « c’est c’est c’est Jéjéjéjéjérémie ! » Le coupable fut facile à reconnaître. Nous avons tous été punis et notre aventure fut « presque terminée ». Pourquoi presque ? Parce que le lendemain, pris d’un hoquet effroyable et n’arrivant pas à m’en débarrasser, ma cousine Irène m’avertit que les gendarmes me cherchaient pour l’histoire du poulet volé. Je blêmis de peur et c’est alors que ma cousine éclata de rire, je n’avais plus de hoquet ! Un bon remède !
Pendant les travaux de printemps, au ramassage du foin, Les enfants jouaient un rôle important, nous disposions d’un longue poutre qui comprenait un tourniquet avec un crochet à une extrémité et d’un couteau à l’autre, Nous coupions des longues tiges de fil de fer de cinq ou six mètres qui enserraient les bottes de foin sortant de la moissonneuse batteuse. On nous donnait un sous par fil de fer. Nous pouvions acheter des bonbons chez le marchant ambulant.
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Zi’ Antò Santu, toujours habillé à la corse, gilet en velours, ceinture rouge et chapeau sombre, nous permettait d’atteler les percherons. Une véritable école d’équitation. Nous savions ce qu’était un collier, des rênes, des mors, des étriers, et parfois il nous permettait d’en monter un à cru. Quel confort ! Nous étions quatre ou cinq perchés sur son dos, son trot nous donnait l’impression d’être au ralenti, mais il y avait toujours un malin qui essayait de faire tomber les cavaliers. Quand cela arrivait, le percheron s’arrêtait net et nous attendait.
Un autre bon souvenir était celui des vendanges de fin septembre. La FORTEF cultivait des vignes de raisin de table qui était un muscat d’Alsace délicieux, l’uva pinzutina, raisin dont le grain avait la forme d’un ballon de rugby, mais aussi le raisin pour la vinification.
Notre rôle était d’écraser le raisin dans des « comportes » en bois chargées sur le pont du camion Laffly. En corse, on appelait ces comportes « i bigonzuli ».
Ce camion datant de 1914, n’avait que deux vitesses et ses roues n’avaient pas de pneus. Les gentes étaient rembourrées d’une épaisse couche de caoutchouc.
À l’aller, ces comportes étaient vides et nous nous y cachions. Mon grand-père à cheval venait inspecter les travaux et demandait aux gardiens Geremia et Ghjiseppu si tout était en ordre.
Observant un silence absolu, nous attendions le départ du camion.
Pour atteindre la vigne, ce camion devait affronter une pente mais arrivé à mi-parcours, le levier de vitesse sautait et le Laffly partait en marche arrière. Les freins étant peu efficaces, nous sautions en toute hâte vers le sol sous les yeux courroucés de mon grand-père.
Il faut croire que notre poids devait avoir de l’importance, car le camion repartait et arrivait à franchir la pente.
Une fois les comportes remplies de grappes de raisin, commençait alors notre travail, celui d’écraser les grappes qui donnaient ce jus que nous appelions « u mostu » (le moût).
Dans les années soixante, sonna le glas pour chacun de nous : le service militaire, l’université, le boulot firent que le relais que nous aurions voulu transmettre aux générations suivantes n’a pas eu lieu. Et pour cause, plusieurs de nos enfants ne sont pas nés en Corse. Puis, la vente de la FORTEF à la SOMIVAC a fait disparaître à jamais l’existence de ce domaine agricole, emportant avec lui l’esprit de Migliacciaru.
Dans les années quatre-vingt, quelques uns de mes amis d’enfance avaient émis le vœu de vouloir rejouer à stecca, je décidai de leur faire une surprise. Effectuant un courrier vers les États-Unis, j’achetai tout un équipement de base-ball et, en accord avec le propriétaire d’un terrain, nous organisâmes, quarante ans après, la première partie de base-ball à Migliacciaru. Les anciens étaient très émus. Les jeunes, enthousiastes, eurent du mal à comprendre les règles mais au bout de quelques jours elles furent vite assimilées.
Une équipe de Bastia était même venue disputer une partie de base ball contre la nôtre.
Cette année 1986, fut pour plusieurs d’entre nous une sorte de retour en arrière, nous avions retrouvé pendant un court instant l’insouciance d’antan. Mais hélas ces moments de bonheur ne durèrent qu’un été, les contraintes n’étaient plus les mêmes que celles de 1944. Les balles trop dures étaient très dangereuses pour les plus jeunes. Aucune assurance ne voulant couvrir notre club unique et sans structure sportive, nous dûmes arrêter la mort dans l’âme.
C’était la fin.
Aujourd’hui, ceux qui sont encore là se réunissent le samedi sur la place jour du marché et échangent les souvenirs, chacun racontant son histoire, geste à l’appui. Parties de stecca du passé faisant revivre aussi ceux qui nous ont quittés. En quelque sorte une forme de prière pour eux.
Oui notre enfance à Migliacciaru fut magique.
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