Journal #7 / Mercredi 8 et Jeudi 9 avril - Philippe Castellin

Jour après jour, Philippe Castellin reste en éveil pour décrypter les nouvelles du monde extérieur.

   

Mercredi 8 avril

 

De plus en plus de lecteurs et de retours. L'un deux (C.L) me signale qu'il n'a pas très bien compris ce que j'ai dit hier, de l'indéfini. Lui me parle de l'infini, puisque en mathématiques c'est lui qui intervient et que c'est à ce propos que Cantor a travaillé. Infini, indéfini, quelle différence ? - Je voudrais bien pouvoir répondre en deux ou trois lignes mais brrrr ! J'essaie cependant : Aristote (ça commence mal) distingue entre deux « acceptions » de l'infini, d'un côté l'infini en acte, de l'autre l'infini en puissance. L'indéfini se situe du côté de la puissance, « je puis toujours ajouter + 1 à un nombre pour obtenir un nombre plus grand que lui », en l'occurrence son successeur dans l'ensemble des entiers naturels. Sans que pour autant l'expression « le plus grand de tous les entiers naturels » aie le moindre sens, au contraire. Dans ce cas l'infini (« et ainsi de suite à l'infini ») s'il intervient nominalement ne correspond qu'à un certain symbole (le 8 couché que je ne sais pas écrire sur mon clavier) comme cardinal de cet ensemble et basta – Sitôt par contre qu'on veut parler d'un infini « en acte », on sort des mathématiques, on sort de la règle et de son application réitérée on entre en Platonisme ou Religion, et l'infini s'écrit avec une majuscule, il désigne Dieu. Or je tiens à tenir Dieu hors du coup même si je reconnais qu'il est difficile de le faire, parce que la possibilité de réitérer n fois + 1 une opération semble inviter naturellement, ou converger, à l'horizon si l'on préfère, vers l'acception pleine et positive. Raison pour laquelle Descartes, comme on sait, après avoir posé la même distinction, déclare que ce que je nomme l'indéfini renvoie à la présence en nous de l'autre Infini, « en acte », marque que dieu aurait laissée en son ouvrage. Difficile ne veut pas dire impossible. Le nombre PI est un irrationnel, il contient un nombre dit infini de chiffres après la virgule et sans périodicité. Soit ; mais ceci ne veut pas dire que PI existe « quelque part », « idéalité » pleinement et parfaitement réalisée dans un absolu par dieu seul connaissable, seulement qu'on peut le construire et augmenter en calculant. Aujourd'hui par exemple nous pourrions dire que le résultat de cette construction (par J. Yee et Shigeru Kondo + un ordinateur de 3,3ghz) donne, après 371 jours de calcul 10 000 000 000 050 décimales. Ce qui n'a rien à voir avec « l'infini » mais avec un calcul opéré dans un certain contexte. Je ne sais si j'ai été clair et si C.L s'estimera satisfait... Il est vrai, j'ai laissé Cantor de côté. Je ne veux pas perdre tous mes lecteurs !- Nombres. Pâques approche. Seigneur donne-nous chaque jour notre pain quotidien. Nombres. Nous les demandons, nous les demandons à la fois parce que nous voulons savoir et que pour nous occidentaux qui dit nombre dit science, en outre parce que leur évolution, en plus ou en moins, nous protège contre le sentiment que d'un jour à l'autre c'est du pareil au même. Hier les Nombres indiquaient un « fléchissement » et l'on pouvait y lire des « signes encourageants » ; aujourd'hui c'est moins sûr, peu importe, la variation, la différence maintiennent l'essentiel, le suspense. On nous les fournit pour les mêmes raisons. Que le Pouvoir sait (Il est Celui qui Sait), qu'il agit selon ce savoir, celui des Nombres. Que Quelque Chose se passe. Et dans un cas comme dans l'autre on ne s'inquiète pas, en deça de leur signification, de leur degré d'exactitude. Quand ainsi on apprend que le nombre de décès mondiaux dus au coronavirus est de 103581 par exemple, la prudence voudrait que l'on ajoute : « autant que nous puissions le savoir », restriction qui éclairerait d'un autre jour cette « information » : mais bien sûr en invaliderait la scientificité. Aux alentours de... n'est pas un nombre ou ne peut désigner qu'une plage admissible de nombres, un tableau, encadré par des valeurs min et max. Nombres. Il y a pis. Que non seulement on puisse discuter de leur « exactitude » (« le nombre de décès ne comprend pas celui des décès en Ehpad, que nous ne connaissons que partiellement : 884 »), qu'on puisse également les interpréter de telle ou telle façon, (comme on le voit dans n'importe lequel de ces débats politiques – oui, cela exista !- télévisé où chacun sort « ses chiffres »), mais surtout que derrière eux, et particulièrement dans le cas qui nous concerne il y a des personnes et des vies. À New York hier, on a « passé la barre des 10000 décès », admettons, peut-être l'avait-on déjà passée avant-hier ; mais surtout 10000 morts cela veut dire quoi ? - Joseph Staline, éminent spécialiste en la matière  l'a très bien résumé : « La mort d'un homme, c'est une tragédie ; la disparition de millions de gens, c'est  de la statistique » - De celle-ci, de l'inévitable abstraction liée aux Nombres, l'on ne sortira qu'en regardant les images, à New York, des cercueils placés dans l'île de Hart, une fosse commune où naguère (« avant ») l'on déposait les corps des personnes décédées dont nul, parents ou enfants, ne se réclamait. La tranchée est vaste,  c'est, à ciel ouvert, un fleuve  rectiligne creusé à la pelle mécanique, la terre est meuble, noire, et les cercueils-larves ne sont pas en chêne. En contreplaqué ? -  Manipulés par des robots-grues, on prend soin de les ranger de façon rationnelle, économique, industrielle. On inhume à la chaine. Ce n'est pas un charnier, où l'on jette et entasse. À « l'enterrement » nul ne viendra, n'assisteront que les employés municipaux, en blouses et masques. Certains de ces enfouissements ne sont que « temporaires » ajoute le même reportage, sans préciser. Ce n'est, me fait, par mail, savoir une lectrice, pas très différent de ce qui se passe chez nous. Elle vient de perdre sa tante. Obsèques sans effusions et embrassades. « Figure-toi que les cimetières sont fermés à clé avant et après l’inhumation » - Les rites comme vecteurs viraux. Ceux-là mêmes que les anthropologues considèrent comme un des signes caractéristiques de l'émergence de l'humanité. À n'être plus que des nombres, nous ne sommes plus que cadavres. Potentiels. Actuels. Est-ce bien nouveau ? L'analyseur déterre, il ne crée pas. Si cela va reprendre, demain, après-demain, dans quinze jours ou plus, est une question (à mes yeux) légitime ; tout le monde n'a pas une résidence secondaire à Jersey ou un jardin ou un parc. Par contre, en tous les cas, cela va reprendre comment est une question. Et « comment » ne veut pas dire « selon quelles règles » progressives, différenciées ou pas. Mais je m'arrête, je ne veux pas déflorer le discours de Macron, lundi. Macron s'en-va-t'en guerre, mironton, mironton, mirontaine… Ne sait quand reviendraaaaa... Ne sait quand reviendraaaa... Mais lui il sait. La guerre, c'est pour les autres. Classique.

 

 

Jeudi 9 avril

 

Sur Facebook, une personne (je la connais, au moins de nom) fait savoir qu'elle en a marre qu'on ne lui parle que du COVID ; cela me met en rogne ; d'abord bien sûr parce que ce journal tombe ipso facto dans la classe des choses qui la bassinent et que je me sens concerné, ensuite et surtout parce que ne dire que cela (c'est le cas) n'est qu'un très pauvre mouvement d'humeur, avec un zeste de provocation élégamment puérile. J'ai suffisamment dit que le COVID fonctionnait aussi comme un masque vis-à-vis de toutes les autres informations, je n'y reviens pas. Si c'est cela qu'elle évoque, soit, je puis être d'accord. Encore faut-il l'énoncer et encore moins est-ce à mes yeux une raison suffisante pour se détourner non de parler mais de penser, de s'efforcer de le faire du moins. Et de ce qui est mis à jour, exhumé par l'épidémie au sujet de notre monde en général et en particulier de la manière dont cette image nous est construite-transmise par la mediasphère. Tant qu'on ne fait que les écouter les laïus journalistiques (j'y inclus les réseaux sociaux...) peuvent être lassants, tout change lorsqu'on les entend, c'est à dire les réfléchit, détecte leur rhétorique, leur soumission. Ou leur volatilité clownesque. D'ailleurs, au fond, de quoi voudrait-elle qu'on lui parle ? - Du prochain ou dernier Prix Goncourt ? Du résultat de l'OM-PSG ? De la mode d'été ? De la dernière façon de résoudre la question de la Grande Unification entre physique quantique et théories d'Einstein ? - Tous sujets qui peuvent être intéressants à penser, et aussi lassants que le COVID  si l'on ne fait qu'en parler, dans le cadre de l'universel bavardage et de la consommation généralisée, où l'on saute de branche en branche, y grappille un fruit et passe à autre chose. Mais peut-être voudrait-elle, cette personne, qu'on ne lui parle plus de rien ; peut-être aspirerait-elle au silence et à la solitude, pour se retrouver elle-même. En ce cas rien de mieux que le confinement. Fastoche : on éteint la télé, on se débranche de Facebook, de Twitter ou d'Instagram et on y va. On ouvre la fenêtre, on regarde le ciel, c'est le printemps, il est bleu, les oiseaux chantent et comme il n'y a plus de voitures sauf de pompiers ou ambulances, merveille, on les entend. C'est au reste ce que me dit un autre lecteur, O.M. ; que cette étrange période lui permet de faire le point sur lui-même, ses ambitions et sa vie. Le confinement vécu non comme une cellule carcérale mais comme une cellule monastique, un cloitre, une retraite spirituelle, une lamaserie tibétaine ou un monastère zen, pourquoi pas. Le confinement comme un tonneau dans lequel Diogène est en train de se branler pour démontrer qu'on peut se passer de tout sauf d'eau fraiche, pourquoi pas ? - Bien que, selon moi, le mouvement par lequel on se détache ne prend sens que lorsque on se projette, ultérieurement, dans sa vie, pas dans un autre monde et pas même sur soi parce qu'on n’est pas des escargots. Et puis aussi, bien que je trouve dans cette attitude quelque chose qui ne la rend accessible qu'à des privilégiés. Vivez à 5 ou 6 dans 20m carrés, croupissez dans la boue d'un bidonville à Calcutta et vous aurez du mal à la mettre en pratique. Les femmes de Mayotte que j'ai vues à la télé se ruer en masse pour récupérer des sacs de céréales livrés par un bateau de la Marine, qui pourrait leur expliquer qu'elles ont tort de sortir du confinement et de ne pas respecter les gestes barrière ? Le garçonnet, la petite fille en train de fouiller dans la décharge de New Delhi pour en extraire un quignon de pain et le voler aux charognards, il me semble difficile de leur sermonner qu'ils sont en train de gâcher la possibilité de se recentrer sur eux-mêmes et d'élever leur spiritualité. Au journaliste qui demande au garçonnet s'il a « peur du coronavirus », le gamin répond « Oui, mais bah, on mourra tous un jour ou l'autre...» - Il a dix ans, le fondement de la sagesse, inutile de le lui apprendre. Depuis qu'il est né ou presque c'est tous les jours et inlassablement qu'il arrache sa survie à la montagne des détritus. PS : à un autre lecteur qui me dit que je « colle trop à l'actualité » et que « tout ça on le sait » je réponds on le sait, tu crois qu'on le sait, on le sait jusqu'où et on le sait jusqu'à quand ? L'oubli peut venir vite. Indépendamment de mes « réflexions » qui me paraîtront sans doute un jour ridicules, les faits je les aurai enregistrés jour après jour et tels que. Non pas un « souvenir », bon ou mauvais, mais une entaille. Il est arrivé à Paul Verlaine de regarder le ciel, les arbres, d'écouter les oiseaux. C'est quand il était en prison, en Belgique. Tout le monde connait le poème. La cloche qui tinte me dérange un peu. Du glas on ne dit pas qu'il tinte et il y aurait peu de sens à dire qu'on s'en lasse. À la fin d'Una vita violente la dernière phrase, je ne l'oublierai jamais : le héros (un petit voyou des rives du Tibre) crache du sang et il va crever. Pasolini écrit « et enfin hop, plus de Tommaso ».

   

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