Journal #6 / Mardi 7 avril - Philippe Castellin

Jour de confinement après jour, Philippe Castellin reste en éveil pour décrypter les nouvelles du monde extérieur.

    

Mardi 7 avril

 

Retour au temps. On dit « trouver le temps long », et trouver ici signifie « ressentir »; mais on ne trouve jamais le temps court, on dit : (ces heures...) « je ne les ai pas senti passer ». Aujourd'hui conversation téléphonique avec Julien, un autre de mes fils. Sa femme est médecin, lui il est instituteur, pardon, professeur des Écoles. Il commence par me raconter la situation ubuesque dans laquelle il se trouve. Des enseignants ont été réquisitionnés pour accueillir, à l'école, des enfants de soignants et il en fait partie ; sinon que lui-même a trois enfants, qui sont à la maison et dont il faut bien qu'il s'occupe, mettant à profit qu'il a un jardin. Marié à une soignante, il a le droit de rester chez lui. On s'en sort comment ? - Il a transporté l'école dans sa maison et son jardin, et toute la marmaille semble s'en trouver bien. Evidemment ça n'est pas une sinécure, « Allo, je t'entends mal » - « Oui, ça braille, attends! » - Par la suite la conversation a très vite tourné à des questions plus ordinaires, celles que chacun se pose. Ça va s'arrêter quand cette histoire ? - Mardi prochain (fin de la seconde quinzaine), non il n'en croit rien, moi non plus. Ce qui me met en colère est qu'ils le savent tous, « ils », je veux dire l'agence Nationale de Santé, le gouvernement Philippe en tête, le Comité Scientifique et certainement beaucoup d'autres. Au dire de Julien, on a une chance de toucher le port vers la fin mai-début juin, c'est du moins ce que lui souffle son épouse, très remontée en ce moment (mais elle l'est toujours un peu). Sinon – vous imaginez un été sans vacances ?-,  en Septembre. Et encore,  supposant qu'il n'y aie pas de « deuxième vague » comme c'est en train de se produire en Asie où la première conséquence de l'assouplissement des mesures a été l'augmentation des retours ou des voyages, supposant également que le virus ne décide pas, « brutalement » (adverbe qui vient souvent pour qualifier son comportement capricieux et inadmissible) de muter, ce qui, tout de même fait partie des droits du Virus depuis des temps immémoriaux. D'ici là un vaccin ? - « La course contre la montre » - et surtout entre les labos et les Nations, pour le pactole – est engagée nous dit-on, oui-da! --La fameuse enquête concernant les bienfaits de la chloroquine et des quelques autres molécules testées, on en est où? - Elle a été lancée, sous le doux nom de Discovery, le 22 mars, jour que le rouquin de Nanterre jugerait propice pour nous garantir un Joli Mois de Mai, mais Discovery s'est probablement perdue dans l'espace-temps interstellaire. Je ne m'appelle pas Cassandre, seulement Castellin et ne possède pas l'art des boules de cristal. Et que tout soit fini mardi prochain, je le souhaite autant que quiconque. Mais suis sûr que c'est faux. Ce que je ne supporte pas et je crois bien n'être pas seul, c'est qu'on me mène en bateau et qu'on ne me dise pas a) ça finira quand ça finira et on sait pas quand ; b) d'abord il faut qu'on aie des masques ; c) ensuite il faut qu'on aie des tests – pour ces deux derniers points cf. les post précédents. Pourquoi ne le dit-on pas ? - Pour réserver la primeur de l'annonce à Macron (il parlera lundi prochain) ? -  Parce que par définition le Pouvoir doit Savoir ? - Parce que si l'on disait la vérité, on aurait peur que les gens ne le supportent plus ce confinement « indéfini » - Ah, indéfini... Rien de pire que l'indéfini, à vivre comme à penser. Supposons qu'une personne (qui vous est chère) vous dise « je viendrai par la suite » comment se satisfaire de ce type de rancart  qui pourrait se réaliser aussi bien demain que dans 360000 jours... ou bien plus, sans que pour autant le propos (la proposition) puisse être qualifiée de « non-sensical ». Bizarrement l'interminable, l'illimité en viennent vite (et depuis longtemps, de Zénon à Cantor en passant par Descartes) à nous poser des problèmes de pensée, ou de vie, insolubles. Nous voulons du quand et, tout aussi bien, du où. En tel lieu, à telle heure. On se lasse vite de marcher vers l'absence de terme, autant rester sur place ce qui revient peut-être au même ? Un Confinement sans fin... Mais c'est Kafka ! - D'où les chiffres, les courbes et tout un arsenal de nombres qui voudraient rassurer, bien que nul ne sache au fond avec certitude ce qu'ils indiquent. Le fameux « pic » par exemple, qu'on n'a jamais atteint, ou franchi sans s'en rendre compte, à tel point qu'il tend désormais à disparaître, au profit du « plateau ». Plutôt que supputer et naviguer (slalomer...) entre les métaphores, il vaudrait mieux, d'abord, et pour ne pas re-commencer, constater que la pandémie déconfine l'humain pour le resituer dans un espace-temps illimité aussi terrible que magnifique, fondamental surtout. Apprendre cela ne s'oppose pas à cultiver son jardin, au contraire, mais à le faire avec modestie et reconnaissance. Dans une île ce sont des choses qu'il n'y a guère besoin d'expliquer, l'indépendance dans l'inter-dépendance. Pythagore, découvrant qu'il n'est pas facile d'exprimer la valeur numérique de l'hypoténuse pour un carré de côté 1, s'est, d'après Proclus, suicidé. D'autres prétendent qu'il aurait fait périr dans un naufrage certains de ses disciples décidés à répandre l'affreuse nouvelle des « irrationnels ». Cantor est mort fou dans un asile psychiatrique, victime de l'apeiron.

       

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