- Decameron Libero
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Philippe Castellin partage son quotidien avec sa famille, ses amis et les abonnés de la revue Docks à travers le monde.
Nous publions les jours passés, dix en tout à ce jour, et ne manquerons pas de publier les jours à venir.
Lundi 23 mars
J'aurais dû le faire depuis longtemps mais. À partir d'aujourd'hui je vais tenter d'enregistrer tout ce qui se dit, se passe, se fait concernant l'épidémie du coronavirus autour de moi ; pour aujourd'hui, à part nous annoncer pour la nième fois que le pire est à venir, les journaux télévisés (les autres soit ne nous arrivent plus, soit les points de vente sont fermés et peut être ne sont-ils plus imprimés?) nous ont bien peu appris. Un second médecin est mort, à Mulhouse. Les Italiens continuent de battre les records de décès, les Espagnols les talonnent, les Allemands eux réagissent avec discipline et ne se rassemblent plus qu'à moins de 3. Un couple c'est un rassemblement, je n'y avais jamais songé, c'est important. En Corse, les chiffres ne font qu'augmenter : plus de 200 cas ce soir à Ajaccio. Questionnée par un téléspectateur, une présentatrice – improvisée spécialiste – affirme, ce qui paraît sensé, que le virus peut se transmettre en touchant une poignée de porte ou quelque surface métallique que ce soit. Comme je suis descendu au supermarché pour faire trois courses je me suis demandé si le clavier de la machine que me tend (avec des gants) la caissière (masquée) rentre dans cette catégorie. Ou plus généralement une pièce de monnaie. L'argent, vecteur viral, ah.... Quelle est la durée de vie du virus sur ce genre de surfaces (ou autres), on m'a tout répondu, depuis quinze minutes jusqu'à 24 heures. Apparemment on ne le sait pas. En remontant chez moi (6 étages) je suis surpris de voir des chaussures et des habits sur les paliers, devant les portes des appartements. Ça n'est pourtant pas petit papa noël. On m'a expliqué que lorsque l'on sort dans la rue, on risque de marcher sur un virus qu'on ramènerait chez soi : prudence. Dehors, si on regarde par la fenêtre ou si l'on monte sur la terrasse, on voit la silhouette du Tonnerre, porte-hélicoptères massif et gris qui est venu chercher une dizaine de malades. Je me demande si un avion n'aurait pas été plus adapté. Je me demande aussi pourquoi les mesures de dépistage ne sont pas généralisées : comme apparemment c'est le cas en Corée. Tout à la fin du journal, j'apprends que des associations caritatives ont rassemblées plus de 50000€ pour acheter des respirateurs à destination de l'Hôpital d'Ajaccio. C'est très bien. Mais est ce normal que des citoyens lambda aient à payer ces respirateurs? - Et au fait où sont-ils achetés ? Fabriqués ?
Mardi 24 Mars
Au tour des Américains : En cause le « négationnisme » fanfaron de Trump (le 22 février, premier tweet : « Le Coronavirus est très bien maîtrisé aux États-Unis », ajoutant : « La bourse commence à me sembler vraiment en très bonne forme ! » - autre tweet le 8 mars :« Donc, l'année dernière 37 000 Américains sont morts de la grippe... en ce moment, il y a 546 cas confirmés de Coronavirus, et 22 morts. Pensez-y ! ». Via un tel discours, on mesure et comprend l'origine de l'ampleur du retard pris aux USA, dans tous les domaines, par rapport à la pandémie. Le virus qualifié naguère « d'étranger » - sous entendu « chinois » se déchaine à New York. Je redoute qu'il en aille bientôt de même en Amérique Latine, à commencer par le Brésil dont le Président multiplie les déclarations et les comportements les plus aberrants. Mais La Paz ou Mexico, on n'ose pas imaginer. L'Afrique, n'en parlons pas. Pour l'Inde, la cause est déjà entendue, tout ceci résultant de la globalisation (transports, voyages...) couplée avec l'absence ou l'impuissance d'instances mondiales aptes à répliquer de façon unifiée et cohérente. Nous concernant, alors que le premier décès en Chine datait de mi-novembre et que dans les quinze jours qui suivirent on pouvait voir sur YouTube des videos qui montraient l'ampleur et la violence de la catastrophe, je me souviens très bien d'avoir lu et entendu des discours lénifiants où les Spécialistes évoquaient une « grippette » qui passait en quelques jours, avec du repos. Fin janvier, ces propos ont disparu, un temps remplacés par l'assertion que les formes graves étaient liées à des sujets très âgés ou présentant des pathologies antérieures. Depuis quelques jours, l'on est susceptible de mourir bien plus jeune et en bonne santé : j'apprends qu'à Mulhouse la moyenne d'âge des malades gravement atteints tourne autour de cinquante ans. En tout ceci s'agit-il du souci, orchestré au plus haut niveau, de rassurer, d'éviter la panique ? D'une véritable inconscience ? Je ne sais. Ce que je sais et qui continue est que les medias portent une lourde responsabilité ; les propos que j'évoque ce sont eux qui les ont répandus jusqu'au moment de la volte-face marquée par le discours va-t-en-guerre de Macron, discours non exempt d'idéologie et d'arrière-pensées politiques. Ralliez-vous à mon panache, blanc encore faudrait-il qu'il le soit. Et le coup de « l'Unité nationale » qui en serait dupe après 14/18 ? - Que la situation soit grave, susceptible d'empirer à brève échéance, il était temps de le reconnaître, soit, mais cela ne justifie pas le recours à ces métaphores militaires hors de propos : non une épidémie ça n'est pas la guerre, la vraie. Et ne mélangeons pas les choses SVP. Il sera toujours temps de crier au loup quand il sera là pour de bon. Quand, au cours de la grève des éboueurs, on fit appel à la troupe pour déblayer les poubelles, nul n'a songé à emboucher le clairon et à battre tambour. Métaphores belliqueuses qui en outre s'articulent sur l'appel, lequel ne tarda pas, à la mobilisation générale et aux forces armées. Il flotte en tout cela des relents totalitaires et les images qui montrent l'armée déployée dans les rues en Espagne rappellent celles d'un putsch, passé ou à venir, répétition générale. Qu'on envoie des porte-hélicoptères à la Réunion ou à la Martinique afin de mettre au service de la population les moyens médicaux qui sont les leurs relève du bon sens et du pragmatisme. Apprend-on, au même moment, que dans ces lieux l'eau est coupée parfois plusieurs jours durant et y compris dans les structures hospitalières, comment s'empêcher de songer que l'intervention de l'Armée et le tintamarre dont cela s'entoure vient à point nommé pour masquer une longue incurie ? - À Ajaccio que l'Hôpital de la Miséricorde tombe en ruine depuis des années et des années l'ignorait-on donc ? - Partout, que les services de réanimation, que les Urgences soient en crise, les infirmières et les Médecins ne l'avaient-ils pas dénoncé tout au long de l'année?
Mercredi 25 mars
Depuis 3 semaines, le cas de ce docteur marseillais (Raoult, je crois) qui prône le recours à une molécule existante et déjà utilisée pour soigner la malaria (si je me souviens bien) est régulièrement évoqué ; les Spécialistes se cabrent, ils dénoncent le peu de rigueur scientifique des études faites à ce propos, par les Chinois à l'origine. D'une trentaine de cas, on ne peut rien conclure ; c'est exact mais ce qui s'en déduit est (aurait dû l'être) : élargissons l'étude en question et voyons ce que cela donne... Apparemment, les malades volontaires pour tester les effets de ce traitement ne manqueraient pas, il suffit de regarder la longueur de la queue à l'entrée de l'Institut Marseillais pour s'en convaincre. Je me demande ce que marque l'indignation des Spécialistes qui eux n'ont strictement rien à proposer à part le confinement et les gestes barrière, j'y soupçonne de la jalousie et peut-être même des rivalités rancies. Il est possible que le docteur marseillais se trompe. Certains dressent de lui un portrait peu flatteur, d'un homme autoritaire et capable de falsifier des recherches. Qu'en sais-je ? - Pour en avoir le cœur net quoi d'autre que ce qu'il dit et fait : tester. L'enjeu en vaut tout de même la chandelle. À plusieurs reprises, il a été annoncé que des études étaient en cours et que des conclusions allaient être rendues. L'ont-elles été ? - En tout cas, les résultats ont fait l'objet de peu de communication et je ne constate aucune volonté de traiter le sujet avec soin de la part des medias. Il est certes plus profitable, du point de vue de l'audimat, d'organiser et diffuser des soirées au cours desquelles les vedettes du show-business vont pouvoir afficher leur « mobilisation » et leur solidarité en chantant chez eux derrière leur téléphone portable, instrument qui, ces temps-ci a gagné une place capitale. Symbolique, oui, puisque son utilisation signifie que l'on est chez soi et que l'on respecte le confinement mais plus que symbolique car au fond et probablement à l'insu des journalistes et présentateurs qui s'en servent s'en affirme la puissance des réseaux et des individus : les grands studios de la télé peuvent fermer, l'information continue ou du moins pourrait continuer. Il y a longtemps que le processus (naguère très critiqué après avoir été encensé au moment du « printemps arabe ») est en route, il se manifeste là au grand jour. Tout individu devient un émetteur potentiel, c'est une leçon qui ne se perdra pas, espérons-le! - Fake news, vous avez dit Fake news?
Jeudi 26 mars
Et les gens? - Certes, il y a toujours des pyromanes ou des malades mentaux, comme Trump ou le Président du Brésil, pour nier l'évidence voire pour favoriser l'extension de la maladie par des comportements irresponsables : à Ajaccio certains malades dont l'état n'avait pas été jugé grave ont ainsi été invités à rester chez eux et parmi ceux-ci quelques uns en ont conclu à la possibilité de se promener dans la rue comme si de rien n'était. Le civisme, dans sa définition la plus simple, consiste en la capacité de s'appliquer une règle que l'on croit bonne pour tous. C'est très kantien, ou très rousseauiste mais c'est à la base de ce que nous nommons démocratie. Il faut s'appeler Sade ou Mesrine, ce qui se mérite et se paie, pour le refuser et courir le risque de justifier la dictature, forme molle (paternalisme) ou rigide (garde-à-vous) - Bonheur, pour la très grande majorité « les gens », malgré les discours rassurants longtemps prodigués, ils se sont montrés bien plus clairvoyants, plus lucides par rapport aux sirènes propagandistes. Depuis plus d'une semaine, j'en vois qui constituent des stocks de nourriture, j'en observe qui dévalisent les supermarchés ; que ce comportement puisse être critiqué, que l'on puisse entendre en haut lieu des discours le considérant comme idiot ou insensé, je veux bien, mais il exprime en tout cas une forme de résistance au discours officiel, il marque que l'on pense que « ça ne va pas s'arranger de sitôt » ce qui est extrêmement probable, depuis lurette. On ne parle pas de « guerre » sans que des conséquences ne soient tirées par « les gens » - Ils ont vu les images de WuHan, celles de Codogno, le confinement ne les a nullement surpris et ils s'attendent même à ce qu'il dure bien au-delà des quinze jours annoncés. C'est la même forme de sagesse qui les conduit d'ailleurs à accepter aisément le confinement. Non qu'ils croient en sa vertu thérapeutique absolue mais simplement parce qu'ils jugent qu'en tout cas ça ne peut pas faire de mal, conclusion à laquelle ceux qui au Moyen-âge ont connu la peste étaient eux aussi parvenus et sinon on fait quoi ? – Peut-être serait-il temps de relire le Décameron et de conclure, avec Boccace qu'en temps de peste on fait précisément ce qu'on n'aurait pas fait en d'autre temps. On baise avec la cousine, on écrit comme on rêvait de la faire, on peint, on joue de la musique et on cesse de regarder Sacrée Soirée, même si « exceptionnellement » l'émission sera dédiée au Coronavirus, star absolue.
Vendredi 27 mars
Aujourd'hui à la une du journal télévisé (que je n'ai jamais regardé avec autant de régularité et cela fait partie des questions), la mort d'une jeune fille de 16 ans, par laquelle le virus réplique d'un pied de nez à tous les propos hâtifs ou approximatifs que l'on a colportés à son sujet. Interrogé par un reporter un Spécialiste, depuis son téléphone portable, déclare qu'au fond cela n'a rien de surprenant et que 35% des sujets hospitalisés sont des patients jeunes. Comme on le savait ou ne le savait pas et plutôt ne le disait pas, c'est moi qui rajoute et précise qu'aux Philippines le premier cas repéré était celui d'une fillette de 5 ans. On n'en finit pas de mesurer l'incroyable niveau de flou, d'incertitudes ou de contradictions qui enveloppe l'épidémie dont, en Europe et plus précisément dans l'Italie du Nord, j'apprends dans la même émission qu'elle a commencé en janvier et pas en février, les victimes de cette période ayant été diagnostiqués comme atteints de pneumonie, en dehors de toute référence au virus et alors que l'OMS, sur la base de ce qui se passait en Chine avait d'ores et déjà tiré la sonnette d'alarme et évoqué le spectre d'une pandémie. Aujourd’hui, on a testé les survivants de cette première vague et rendu au Corona ce qui lui appartient. Avec pour conséquence que le premier contaminé de Codogno, le fameux patient zéro, était bien loin de l'être et que durant toute cette période la contagion a pu se répandre à son aise et incognito. Depuis, les tests de dépistage auraient mis fin à cette situation. Les tests, parlons en. Pour dire en premier lieu qu'ils ont été mis au point d'abord en Chine et en Corée, pays où des leçons avaient été tirées des épidémies antérieures, le SRAS par exemple et pays qui, loin de garder leurs résultats pour eux, les ont sur le champ transmis à la Communauté scientifique mondiale. Ces résultats ont entre autres choses permis de balayer l'une des premières hypothèses, concernant Wu Han, que les malades auraient été contaminés par certains animaux. Non ont affirmé les Chinois, vers la mi-janvier, si cela a été le cas au départ nous avons depuis toutes les preuves d'une transmission interhumaine. S'en suivirent, comme divers reportages l'ont alors montré, des mesures de confinement drastiques et des tests de dépistage à l'échelle de masse, à Séoul notamment. Plus, les mêmes scientifiques asiatiques déclaraient que cette pratique avait permis d'établir l'existence de nombreux sujets « porteurs sains » qui, tout en étant touchés par la contagion et susceptibles de la transmettre ne présentaient que peu voire aucun des symptômes caractéristiques de l'infection. Aurait dû alors s'effondrer d'elle-même toute stratégie basée sur la volonté d'emprisonner le virus ou de le localiser. C'est pourtant à ce genre de stratégie, digne de la ligne Maginot et d'une certaine façon généré par les métaphores belliqueuses, que renvoyait, en France, la fameuse théorie du « cluster » qui a envahi les medias au moment où démarre l'épisode de Mulhouse et de la réunion des Evangélistes qui ne s'est traduite par aucune mesure de dépistage massif, ce alors même que le confinement n'avait pas été décrété. On ne peut s'empêcher de penser « Que de temps perdu !», force est de constater que depuis, le dépistage massif n'est toujours pas pratiqué en France, sauf à Marseille. Changera-t-on de position ? - Sans doute et de même que l'on est passé brutalement de discours lénifiants ou minimalistes à des haussements de menton guerriers, de même déclarera-t-on demain que le dépistage massif s'impose. Nous n'en sommes plus à une contradiction près. Mais il y a déjà trois semaines que Tedros Adhanom Ghebreyesus, le patron de l'Organisation mondiale de la Santé (OMS) déclarait : « Nous avons un message simple à tous les pays : testez, testez, testez les gens ! Vous ne pouvez pas combattre un incendie les yeux bandés. » Fin février, la Corée avait réalisé 300 000 tests de dépistage. Depuis une dizaine de jours, l'Allemagne a emboîté le pas. Quant à la France, c'est le contraire. On y marche à reculons. Tandis qu'au début, dans le cadre des recherches sur la chaine de contamination, des tests de dépistage ont été pratiqués concernant des sujets a priori non malades, aujourd'hui de tels tests ne concernent de façon restrictive que les malades déjà hospitalisés et dans un état grave... Le voudrait-on que l'on ne pourrait pas faire mieux : nous n'avons pas les moyens de dépister plus de quelques milliers de personnes par jour. Derrière cette affirmation, un constat bien affligeant. Les tests supposent des produits qui ne sont plus fabriqués en France, mais aux USA et en Chine, qui estiment en avoir bien besoin pour eux-mêmes. Là aussi une leçon est à tirer mais laquelle ? - Celle d'une re-localisation (qui fait écho à la foudre des nationalisations brandie par Macron) que le fonctionnement général rend bien utopique ou bien celle – tout aussi utopique ! - de la constitution de moyens mondiaux dans le domaine pharmaceutique ou médical, quelque chose comme les Casques Bleus de l'ONU ? - Et l'Europe dans tout cela ? - Oh, l'Europe... On n'en parle plus guère. Elle pourrait bien être en train de signer son arrêt de mort. Symbole : les Tchèques qui ont volé 400000 masques envoyés par les Chinois aux Italiens, livrés à eux-mêmes. Cependant qu'outre-manche, après le Prince Charles, le Trump local annonce derrière son téléphone portable qu'il est atteint du CoVid 19. Quelques jours auparavant, il plastronnait « Que rien ne l'empêcherait d'aller se boire une pinte au pub avec des amis. » - Le virus peut se frotter les mains : il a devant lui un fantastique terrain de manœuvre et d'expansion.
Samedi 28 Mars
Le journal télévisé, celui de 13 h comme celui de 20h, est précédé par la publicité. S'il a depuis toujours existé un décalage entre la vie (qui n'est hélas pas la vraie) et ces images euphorisantes et esthétisantes, jamais me semble-t-il, il n'a été aussi flagrant. Non pas tant par leur caractère idéologique que par les comportements concrets, les attitudes physiques qu'elles mettent en scène : des amis qui se réunissent dans leur salon pour assister en commun à un match de foot tout en mangeant le produit qu'il s'agit de vanter, les voici qui s'embrassent, se congratulent, se sautent les uns sur les autres au mépris de tous les gestes barrière dont quelques minutes auparavant la même chaine rappelait l'importance en diffusant un communiqué de l'agence nationale de santé. C'est d'un autre monde. Et l'on hésite à savoir si ce genre de clips doivent être qualifiés de ridicules ou d'obscènes. Ce qui est sûr est que la réalité de l'épidémie agit comme un analyseur impitoyable de tout le tissu social. Elle en exhibe la complexité et la fragilité, elle souligne les interdépendances et contraint à penser de façon systémique, elle force à peser ce qu'on affirme et à savoir ce dont on parle, ce que l'on sait, ce que l'on ne sait pas sous peine de mettre à jour des contradictions flagrantes et des « solidarités » aussi concrètes qu'insoupçonnées. Doivent être fermés tous les négoces qui ne jouent pas un rôle essentiel. Soit, mais quels sont-ils? - On les liste. Réchappent ainsi à l'hécatombe les commerces ou industries liés à l'alimentation. Sauf que ces commerces doivent être ravitaillés d'une façon ou d'une autre et que cela signifie « transports ». Or pas de transport sans énergie, sans chauffeurs de train ou de poids lourds, sans cargos, sans marins, sans dockers, etc. Et encore faut-il qu'il y ait quelque chose à transporter et qu'il s'agisse de produits agricoles frais, de pâtes ou de boites de conserves, cela implique une autre chaine, de producteurs comme de produits. Plus la possibilité, loin d'être à tout coup évidente, de protéger les producteurs aussi bien que les marins ou les dockers vis-à-vis du virus. En est-on incapable (comme c'est souvent le cas dans la grande industrie) à cause des conditions matérielles qui créent de la promiscuité au sein de centaines ou milliers de personnes, comme aussi bien de la pénurie des gants, des masques ou des gels que surgissent l'incohérence et le tissu des paradoxes et des contradictions mentionnées. Encore n'ai je relevé que quelques maillons grossiers de la chaine des solidarités concrètes. Il est clair par exemple que si les gens continuent de manger, ils continueront à remplir les poubelles qu'en circonstance pareille il est impensable de laisser s'accumuler dans la rue : aux éboueurs de s'ajouter à cette chaine « essentielle » aussi difficile à définir de façon immédiate que celle qui unit, dans un écosystème, une plante, un insecte et un oiseau. Parmi les fameuses « leçons » que nous aurons, paraît-il, à tirer j'ajoute celle-ci: il est rare que l'un aille sans l'autre. Nous sommes tant habitués à penser verticalement que ce genre de transversalité d'ordinaire nous échappe, enfoui dans l'ombre. L'éboueur, ça n'est plus la dernière roue de la charrette et d'ailleurs, dans ce schéma, premier et dernier ne signifient pas grand-chose. L'infirmière sans nul doute est-elle « en première ligne » mais elle mange comme tous les autres, se déplace plus que pas mal d'autres, et dépend pour finir de l'éboueur ou de la femme de ménage qui nettoie les murs, les ascenseurs et les monte-charge de l'hôpital. Sinon, quoi de neuf aujourd'hui ? - Que le confinement va être renforcé et maintenu pour quinze jours. Qui en eût douté ? - Et que PSA va reprendre son activité « en toute sécurité ». On attend de voir. Avant-hier les entreprises de BTP (« Essentielles ? » devaient poursuivre ; hier elles étaient invités à stopper. « Futiles ? ») - En Espagne (car il ne faut tout de même pas oublier « le reste du monde ») le chiffre des décès est en train d'égaler celui de l'Italie. Aux Etats-Unis, principalement New York, le virus se déchaine. Dans l'Illinois un bébé de 6 mois, contaminé, est mort. Mais bonne nouvelle : à l'invitation de Trump, General Motors va fabriquer des respirateurs. En France ou en Europe, on a confié cette tâche à un spécialiste des aspirateurs, le choix semble plus cohérent.
Dimanche 29 mars
L'une de mes sœurs, médecin, à qui j'envoie ce journal, me déclare par mail que l'Ebola continue tranquillement à ravager la RdC ; si elle veut dire par là que l'information qui nous est transmise est largement franco-centrée, elle a raison ; cela fait des jours et des jours que l'Europe, ou ce qu'il en reste, n'occupe que la portion congrue et, sauf à pratiquer une veille sur le web, on n'aurait aucune idée de ce qu'il en peut advenir dans certains pays, le Portugal par exemple, ou la Belgique. La fermeture des frontières, quasi systématique, semble avoir pour conséquence un rétrécissement des esprits et le développement d'une pathologie secondaire : chacun chez soi, chacun pour soi. Position bien sûr intenable car la fin de la pandémie, quand qu'elle advienne, ne pourra être atteinte que par tous. Les Chinois en font l'expérience. Alors que la maladie paraît jugulée, y compris à Wuhan, ce que les Chinois sont en train de redouter est qu'elle leur revienne de pays voisins. Une fois de plus, l'absence d'une réponse coordonnée (elle n'a rien de contradictoire avec la fermeture des frontières) et au moins à l'échelle européenne produit ses effets les plus négatifs ; alors que le bon sens le dit : il ne sert à rien de fermer la porte si la fenêtre reste ouverte. Pour en revenir à ma sœur et à l'Ebola, je ne crois pas, par contre à un raisonnement où l'on opposerait une gravité à une autre, les 30 000 morts de Kinshasa d'un côté aux morts européens victimes du COVid, je crois au contraire que ce type de démarche risque de contribuer, au final, à une vision édulcorée ou minimaliste de la situation. Au bar, chez Paul-André, nous avons eu (nous, les clients habituels) une discussion aussi absurde (à mes yeux) qu'acharnée. L'enjeu en était de savoir si Hitler et la shoah avaient fait plus de victimes que Staline et le goulag. Ebola contre CoVid (le cas du Sida pourrait s'ajouter) relève de la même absurdité et, comme j'essayais de le dire hier, l'urgence est d'apprendre à penser en termes d'interdépendances et solidarités concrètes. La pandémie nous y force. Sa foudroyante expansion à des milliers de kilomètres de distance trouve son fondement objectif dans la globalisation, elle-même liée au libéralisme. Il ne faudrait pas qu'aujourd'hui la même pandémie serve d'alibi à la résurgence des nationalismes et à l'essor des populismes les plus nauséabonds, avec par exemple pour conséquence la sortie de l'Italie hors de l'UE, sortie qui n'est pas du tout inenvisageable. Que va répondre l'Europe quand l'Italie, déjà endettée jusqu'au cou, va demander de l'aide en termes financiers en arguant de ce qui la ravage et du désastre économique engendré ? - La nature politique de l'actuel pouvoir en Italie, après tout d'où provient-elle ?- De ce qu'il est convenu d'appeler la « crise des migrants », à cet égard très comparable à la pandémie : les deux s'inscrivent dans la globalisation planétaire et le libéralisme économique et dans les deux cas on tente de répondre par le « chacun pour soi ». Aux Italiens l'on demandera ainsi d'accueillir charitablement les migrants tout en s'empressant de verrouiller l'accès à l'UE, France en tête. Au final, on a bien raison de dire (comme le déclare Edouard Philippe) que nous sommes loin d'être arrivés au terme, sinon que lui ne songe qu'à la pandémie et semble ne pas voir le chantier qui va suivre, d'où, si l'on veut sortir par le haut, il va bien falloir se livrer à la remise en cause d'un ensemble effrayant de schémas de fonctionnement et de pensée dont la pandémie aura révélé-accéléré l'implosion. Reconstruire, sans doute, sur la base cette déconstruction implacable qui a pour effet nécessaire d'exclure toutes les formes du « comme si de rien n'avait été ». Non le « confinement » n'est pas une simple parenthèse qui se refermera on ne sait quand, mai, juin ? Juillet ? (et les vacances alors ? - et il y a de toutes autres questions à poser que celles qui concernent la façon psychologique de le (bien-mal) vivre et les conseils débités par les incontournables Spécialistes avant que l'on ne passe au principal sujet du jour : la mort de Patrick Devedjian emporté par le corona.
Lundi 30 mars
Passe aux informations un médecin, urgentiste dans le 93 et occupant des responsabilités syndicales ; j'aimerais me souvenir de son nom, dommage ce n'est pas le cas, mais pour une fois nous avons écouté quelqu'un qui disait tout haut et avec force pas mal de ces choses dont nous parlons mon fils, sa compagne et moi-même : que le Tonnerre et les avions médicaux de l'armée (on vient de les voir à l'œuvre dans le reportage précédent, noria entre le Grand Est et l'Aquitaine) c'était du gâchis, qu'il aurait bien mieux valu assembler-transporter du matériel respiratoire et l'installer dans des locaux aisés à trouver comme cet hôpital qui tout près de chez lui, dit-il, vient de fermer ses portes suite à la désastreuse gestion des structures médicales depuis plusieurs années. Un peu interloquée, la journaliste tente de noyer le poisson. Mais l'animal tient bon, il enchaine avec les tests de dépistage qui d'après lui auraient dû être généralisés dès le début, il poursuit en évoquant l'invraisemblable pénurie des masques et le temps perdu à trouver des solutions, locales ou pas. Nouveau changement de sujet. « Et la chloroquine vous en pensez quoi? » - Que bien entendu comme tout médicament il est nécessaire qu'il soit prescrit en fonction de l'état du malade, que l'automédication est à exclure, mais que pour le reste il faut essayer et là-aussi tester comme le fait Raoult à Marseille. Que risque-t-on à part être déçu ? Ou mécontenter quelques pontes médicaux et lobbies pharmaceutiques... Un discours sans complaisance. En voici un qu'ils n'inviteront pas de sitôt, merci. Maintenant du concret. Les vacances de Pâques ? Seront-elles maintenues ou supprimées ? - Le Ministre a tranché : maintenues. Car voyez-vous le confinement ce n'est pas du repos et grâce aux technologies virtuelles le contact a été assuré avec 90% des élèves auxquels désormais il est demandé non « du travail » mais du « télé-travail », expression très en vogue et au-delà de l'univers scolaire : j'en reparlerai un des ces quatre, quelque chose d'important est en train de se jouer là. De s'y esquisser. Comme si la communication virtuelle était en train de se substituer officiellement à la communication tout court. Un nouveau modèle des relations sociales aujourd'hui justifié par le confinement qui, lui-même... Bon, on verra ça plus tard. Pour l'heure, je tiens simplement à dire qu'ayant (trop) longtemps exercé la fonction d'enseignant, télé-travail ou visio conférence ne sont pas des choses que je découvre. J'en ai eu l'usage, j'en connais l'histoire d'ailleurs assez rocambolesque et tortueuse, depuis l'époque où l'on prônait ce type d'enseignement, en Afrique, en Australie, comme panacée moderne à l'absence des structures classiques, il est vrai plus coûteuses. Plus récemment aussi, quand le Ministère de l'Éducation Nationale, soucieux de revenir aux « fondamentaux » (entendre par là des disciplines comme le français, la lecture ou les maths mais aussi des pédagogies que je qualifierai par charité de régressives) dénonçait l'empire des écrans rendu responsable de la catastrophique « baisse de niveau ». Changement de contexte : ce sont ces mêmes écrans qui désormais vont sauver l'année scolaire en cours grâce au télé-travail et à un « distantiel » dont l'expérience a montré depuis longtemps les limites. D'ailleurs, je suis très sceptique quant au fait que le choix du « maintien des vacances » résulte du labeur accompli durant le confinement, labeur méritant repos. Regardons les dates : nous sommes fin mars, le confinement a été prolongé jusqu'à la mi-avril, où commencent les vacances de Pâques. Or, dès maintenant l'on sait bien que le confinement durera au-delà et au moins jusqu'en mai. Les fameuses vacances seront donc du confinement ou se passeront dans le cadre du confinement et dire qu'on les maintient n'a strictement aucun sens. C'est se payer de mots ou si l'on préfère vendre du vent. Juste après Blanquer : une publicité du boncoin.fr où nous sommes invités à réserver nos locations, au meilleur prix. En ce moment Mulhouse c'est donné, profitez-en. Et Madrid... Pour finir en images et sur le même thème, l'une de ces boites à chaussures flottantes « pour croisiéristes » en panne devant le Canal de Panama, avec à son bord 1400 personnes (« dont des Français ») et une vingtaine de malades du corona. Il est parti de Buenos Aires le 8 mars et appartient au Groupe Carnival, entre carnaval et carnivore. Un voyage inoubliable.
Mercredi 1 Avril
Le nombre des femmes victimes de violences domestiques a augmenté de 30% et il est évident que le confinement en est la cause. Certes une majorité de femmes, aujourd'hui, travaillent mais elles sont toujours nombreuses à être « au foyer » : aux alentours de 10% en France et, en Corse, selon l'INSEE quelques 18%. Vieil héritage et longue histoire (je ne la raconterai pas!) qui correspond à un « partage de l'espace » entre les sexes. Au mâle l'Agora et le bar, le public et la Polis, à « sa » femme le foyer, la domus, le privé. Chacun chez soi. Pour peu que l'appartement soit petit, la passion amoureuse émoussée, les mioches nombreux et insupportables, ceux du voisin toujours à brailler – on les entend à travers la putain de cloison en placo – Monsieur aura vite les nerfs et la bouteille de Casa (il faudrait tout de même qu'elle pense à en racheter) ne suffira pas à le calmer et c'est Elle qui va prendre. De ce côté, je n'ai pas à me plaindre : l'appartement est grand, mon fils Elie continue, épisodiquement, à travailler à l'extérieur et sa compagne Ophélie, si elle sort rarement, est très occupée par son ordinateur et son smartphone. Quant à moi, vieux solitaire, le confinement a peu changé ma vie, du moins dans la journée, où j'écris comme je l'ai toujours fait sinon que, le soir venu, le JT a remplacé le bar et que les activités que j'avais en commun avec Jean Torregrosa sont bien sûr en stand by. De temps à autre, je descends les étages, traverse le boulevard ou la place, vais faire quelques courses et voilà. Le vide et le silence ne me dérangent pas du tout. L'absence des rugissements et des pétarades des frimeurs en Harley Davidson, tant mieux. D'ailleurs c'est, à Ajaccio, comme c'est tous les dimanches, ville morte à partir de 13 heures et, si l'on oublie un instant le virus, il y là une forme de poésie étrange qui me fait songer à ce qui se dégage de ce vieux (1925) film en noir et blanc de René Clair où Albert, gardien de la Tour Eiffel, découvre une ville dont tous les habitants sont plongés dans une sorte de coma anesthésique. À l'occasion du confinement regardez Paris qui dort, vous ne regretterez pas ! - C'est bien plus beau que la Belle au bois Dormant, version Disney. À traverser la place, à longer les arcades des immeubles Diamant sous un ciel à peu près bleu, on pourrait se croire dans un tableau de Chirico. Cette impression d'étrangeté me frappe. Elle me parait proche de ce que je ressens en voyant les publicités à la télé, l'intuition d'un décalage qui va au delà d'un temps suspendu. J'ai regardé les affiches aux murs, sur la colonne Morris, sur les panneaux électoraux ; on y parle de « mobilisation », on y annonce des meetings, des réunions, des manifestations ou des spectacles qui n'auront jamais lieu. Ces affiches, il faudrait les décoller et les garder précieusement, comme des pièces de musée, des fresques pompéiennes d'une vie qui s'est soudain figée. Celle qui continue sous le confinement semble s'en situer à des années lumière. Quel miroir avons nous donc traversé ? - J'ai regardé le JT, il ne m'a pas répondu. Plus : pour la première fois il m'a semblé poussif, vieillot, du ressassé. Est-ce le format choisi (le « spécial Corona »), qui exclut par définition toute actualité autre (Et la Syrie, que s'y passe-t-il ? Les Kurdes ont ils été liquidés par les Turcs et Bachard et Poutine ? Ou bien ont-ils tous décidé d'une trêve le temps de la pandémie ?), est-ce que le rythme du feuilleton viral est insuffisamment spectaculaire ? - Que la tentative de créer un crescendo (le « pic ») se heurte à la sournoiserie du virus ou à son apathie ? Est-ce que d'une certaine manière nous savons ou croyons savoir déjà tout ? - Sinon la fin ? Est-ce que rien ne ressemble plus à une image de TGV sanitaire qu'une image de TGV sanitaire ? Est-ce que la volonté de l'Unité et du Consensus, celle d'exclure toute polémique « hors de propos » ne génère pas nécessairement la platitude ? L'ennui ? - Ou mieux : l'indifférence par le manque de différentiation ? - Le virus eut-il été un véritable ennemi et serions-nous pour de bon en guerre, il est aisé de se représenter que l'information aurait toute autre allure, des explosions ici, des massacres en veux-tu en voilà, des images atroces et bref : des événements. L'arrivée d'un milliard de masques depuis la Chine, l'annonce que nous allons être capable d'en produire nous-mêmes quelques millions d'ici trois mois, item s'agissant des respirateurs ne font guère le poids par rapport à cette spectacularité dont l'information se nourrit. Ah, j'allais oublier, pour la première fois j'ai vu une pub qui a pris le tournant : un fabriquant de plats « livrés à domicile » (il y en a 8, tous différents, du moins en apparence) et vendus -18% durant toute la durée du confinement.
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