La vie au temps du confinement. Aujourd’hui : Barcelone, Jour 88.8, matin - Alain Borrat

Le héros d’Alain Borrat continue à subir le monde nouveau : char dans la rue, chiens errants et goélands voraces font l’essentiel de la journée.

  

  

Pour lire les épisodes précédents :

    La vie au temps du confinement. Aujourd’hui : Barcelone, Jour 55.5, soir

    La vie au temps du confinement. Aujourd’hui : Barcelone, Jour 66.6, après-midi

    La vie au temps du confinement. Aujourd’hui : Barcelone, Jour 77.7, soir

  

  

La vie au temps du confinement.

Aujourd’hui : Barcelone, Jour 88.8, matin

 

Résumé des épisodes précédents :

Depuis le Jour 60, toutes les décisions sont prises par le Conseil Sanitaire de Guerre. Au milieu de la Place est stationné un char bleu marine prêt à envoyer un violent liquide aux habitants qui enfreindraient le décret Balcons. Quant à notre héros, il observe la Place couverte de détritus et de déjections canines. Les chiens en ont pris possession...

 

 

Je n’avais pas bien compris les raisons du changement d’horaire, pour l’approvisionnement. Pourquoi c’est passé soudain à tôt le matin. L’explication m’est apparue au fil de ces derniers jours.

Avec tous ces aboiements ininterrompus, dormir aussi est devenu impossible. Lorsque je me sens fatigué, je m’allonge sur mon lit, je ferme les yeux, mais il n’y a pas moyen, le sommeil ne vient jamais. Parce que le boucan canin du dehors traverse volets et fenêtres, interdisant le repos.

Conséquence, les moments de la journée ne se différencient plus que par la couleur du ciel. Il est bleu et puis il devient noir et puis il redevient bleu. Toute notion de ce que l’on appelait autrefois rythme biologique s’est effacée. Je mange ma ration n’importe quand, je m’allonge sur mon lit n’importe quand. Alors, qu’on nous livre à midi ou à six heures du matin, cela n’a aucune espèce d’importance. Ils pourraient tout autant nous déposer la caisse en pleine nuit. Peut-être que dans les grands ensembles à forte densité cette mesure permet de rééquilibrer la répartition alimentaire au profit des lève-tôt.

 

J’ai fini par toucher aux gélules bleu et rose. En suivant la posologie indiquée : deux le midi, deux le soir. Enfin, la moitié de la posologie, celles du midi. Il est possible que le fait que mon organisme ne soit qu’exceptionnellement soumis aux effets de médicaments ait provoqué une réaction très rapide.

J’étais en train de préparer mon paquet de nouilles quand, debout dans la cuisine, je me suis senti pénétré par une enveloppe de légèreté qui diffusait dans toutes les parties de mon corps, qui se répandait jusque dans les cellules, j’avais cette sensation-là. J’ai éteint la gazinière, laissant les nouilles gonfler dans l’eau chaude de la casserole et je suis allé sur mon lit. J’étais un ensemble très calme de cellules grouillantes.

Le tumulte des chiens m’a semblé beaucoup plus lointain que d’habitude, encore audible mais comme s’il provenait du fond d’une épaisse couche de coton ouaté. J’ai vite fini par m’endormir, un sommeil sans rêve, brut. J’en suis certain. Depuis bien avant la Nuit des chiens, je n’avais pas dormi profondément comme ça. Au réveil, dix-huit heures dix à la pendule, je me sentais vaseux et sans appétit du tout. J’ai regardé avec dégoût la casserole sur la gazinière, en ai vidé l’eau à travers une passoire et j’ai jeté les nouilles dans le sachet bleu à ordures. Direction la fenêtre puis la Place et les chiens en-dessous.

 

Coupe-faim et plongeant dans le sommeil : voilà les effets que m’a procurés ma première ingestion des gélules. C’est bien pensé, ça leur permet de réduire les rations alimentaires. Déjà, la boîte d’olives et les fruits secs ont disparu. Comment vivre sans olives, à présent ? Les clopes sont repassées à deux paquets, du tabac doux au goût de vanille chimique.

 

Le CSG est en train, méthodiquement, de faire de nous des vivants qui vont s’éteindre. J’avoue ne pas saisir quel est l’objectif. Est-ce une façon de combattre la surpopulation de nos villes ? De briser de façon définitive jusqu’à la pensée même de révolte ? Mais toutes ces intelligences, ces esprits de création, ces compétences qu’ils sont en train d’éliminer, cela ne servira donc pas ? Est-ce que cela se passe de la même façon partout ailleurs ? Aucune idée.

Je ne prends que deux gélules par jour, lorsque le ciel est devenu noir.

 

De cela, la porte-parole ne communique pas, à la radio. En revanche, elle a annoncé deux mesures phares du Conseil Sanitaire de Guerre.

Les traitements des fonctionnaires et les pensions des retraités sont suspendus jusqu’à nouvel ordre. Une allocation de cinquante euros mensuels par adulte et de vingt euros par enfant sera versée sur les comptes bancaires (tiens ! les banques fonctionnent encore ?). L’effort de solidarité de chacun et de chacune est la condition majeure pour gagner la guerre contre le virus. Ensemble nous vaincrons, a-t-elle martelé.

De toute manière, ça ne change rien car depuis plus de trois semaines l’argent n’a plus aucune utilité. Pour après, alors ?

La seconde décision, a-t-elle expliqué ensuite, est qu’à chaque domicile sera livré un outil adapté – c’est exactement ce qu’elle a dit la porte-parole : un outil adapté – qui servira à la population et aux pouvoirs publics à enrayer la progression de l’ennemi. À nouveau il nous était demandé de faire bon accueil aux Agents de la Sécurité Sanitaire.

Notre pays a rétrogradé à la troisième place du classement des décès. Je n’ai pas réussi à percevoir, au ton de la voix qui sortait de la radio, si cela constitue une bonne ou une mauvaise nouvelle. Les États-Unis sont passés devant nous. Il est très difficile de jouer d’égal à égal avec la puissance américaine.

 

 

Les ASS sont revenus tel qu’annoncé, deux. Le matin. J’ignore si c’était les mêmes que ceux du Jour 61(*). Ils étaient vêtus de façon identique, tout en blanc avec leur masque à trompe qui ne laisse deviner que leurs yeux, et encore. Le cérémonial de la confirmation d’identité à l’aide de la tablette numérique et du crayon s’est reproduit, celle de la signature ici également. L’un des agents a déposé sur mon paillasson une petite boîte en carton, je me suis aussitôt reculé d’un pas. Sur le dos de leurs combinaisons, le rouge des lettres ASS est toujours aussi vif.

 

Installé à la table du salon, j’ai mis un bon moment à prendre connaissance de l’outil adapté. Il s’agit d’un smartphone sans clavier. La notice de présentation est rédigée dans les deux langues que nous avons ici, plus en anglais et en asiatique.

Si j’ai bien tout compris, cet appareil n’est pas conçu pour passer des appels individuels ou en recevoir. Il est chargé d’une application unique permettant aux services de la Protection Intérieure de s’assurer de la sécurité de chacun de nos concitoyens. Un message sera émis toutes les vingt-quatre heures, il est explicitement demandé, cela est écrit en caractères gras, d’en prendre connaissance et d’y répondre.

 

Le premier signal est arrivé en fin d’après-midi, une sonnerie stridente, désagréable et très dérangeante dans l’abrutissement confiné. L’appli s’ouvre automatiquement dès que l’on pose un doigt sur l’écran de l’outil adapté.

 

La page d’accueil indique le jour et l’heure, ses nom, prénom, adresse, numéro de carte d’identité, et, en bas, une large mention Continuer. On continue, bien sûr.

Il est à présent inscrit: Ressentez-vous des signes de fièvre et/ ou de courbatures ? OUI NON.

Ligne du-dessous: Êtes-vous sujet à une toux sèche ? OUI NON

Puis : Avez-vous noté une perte du goût et/ou de l’odorat ? OUI NON 

Lorsque l’on appuie sur NON à ces questions, ce que j’ai fait, on arrive à la page trois. Ce sont les mêmes questions mais formulées ainsi :

Avez-vous remarqué chez un occupant de votre domicile des signes de fièvre et/ ou de courbatures ? etc., avec au bout de chaque ligne OUI NON

La dernière page assure que la Protection Intérieure me remercie et qu’ensemble nous vaincrons. L’application se ferme d’elle-même une fois que l’on est resté quelques secondes sur la page 4.

 

La sale sonnerie retentit à n’importe quel moment de la journée. Le plus difficile à maîtriser c’est lorsque je suis sous les effets des gélules, dans le coaltar. Je dois bien faire attention à appuyer sur NON les trois fois. Il m’est arrivé de penser à appuyer sur un OUI en bout de ligne, matière à plaisanterie, comme qui dirait. Mais j’ai observé de plus en plus fréquemment le ballet des ambulances avec leur sirène qui stridule dans les suraigus et leurs ASS qui s’engouffrent avec un brancard dans l’escalier d’un immeuble voisin. Ça traîne pas, l’ambulance repart vite. Ils évacuent. Je fais très très attention à ne pas appuyer sur OUI, surtout sous gélules. Avant de m’allonger, je mets mes lunettes. L’outil adapté n’est jamais bien loin, il est prêt à intervenir à tout moment. La vigilance est de rigueur.

 

 

Le char anti-balcons est toujours sur la Place. Je dirais qu’il est devenu risible si je pouvais encore rire. Pendant trois ou quatre soirs (je n’ai pas noté ça avec exactitude sur mon cahier noir, erreur), avec la ponctualité du vingt heures il a balancé ses jets aveugles et terrifiants. Et puis c’est devenu du grand n’importe quoi, pour reprendre une expression qui a été brièvement à la mode au temps d’Avant. Sa tourelle s’est mise à tourner à n’importe quel instant quelle que soit la couleur du ciel. Ça devenait un cheval fou que rien ni personne n´était en mesure de contrôler.

Et puis le rayon jaune a disparu et puis le jet s’est fait moins puissant, il n’atteignait plus aucune hauteur. Il n’arrosait plus que les chiens de la Place qui en étaient arrivés à aller à sa rencontre quand il se déclenchait. C’était pour eux l’heure de la douche, ça semblait leur faire du bien, je regardais ça. Et puis plus rien n’est plus sorti des deux trompes du Tarkus (**).

Le char bleu nuit est posé là, au centre de la Place. À présent inutile et ridicule. J’ignore si à l’intérieur des agents de la Protection Intérieure sont confinés ou morts. Ce n’est pas mon problème, les chiens n’hésitent plus à grimper et à se soulager dessus.

 

 

Je passe beaucoup de moments à regarder la Place à travers ma fenêtre. Celle-ci reste évidemment fermée, non par crainte maintenant de ce char qui finira ruine, mais de l’hélicoptère qui vient toujours nous survoler à ses heures. Et des drones qu’ils nous ont envoyés depuis la fin de la semaine dernière. Les drones, ça n’a rien de drôle. J’en parlerai une autre fois (***).

 

J’ai été témoin d’une scène très particulière. C’était avant-hier, le ciel était bleu.

Si, cas hautement improbable, j’avais un jour à déclarer à la barre d’un tribunal, je dirais après avoir prêté serment, quelque chose comme ceci :

 

« Ce jour-là, je regardais la Place, les chiens qui s’ébattaient et ceux qui se battaient. Mes yeux se sont portés plus haut, sur les terrasses des immeubles d’en face, celles qui dominent. Cela m’arrivait inévitablement, Monsieur le Président. Tout en haut, j’ai vu une jeune femme, je dirais dix-huit vingt ans, je l’ai vue très nettement. Elle portait un maillot de bain bleu clair et un bonnet blanc de ceux que l’on mettait quand on allait à la piscine. Oui j’en suis sûr, je vis presque en face. Elle se tenait très droite sur le rebord de sa terrasse. Elle regardait devant elle, depuis ma fenêtre elle était une belle image.

Je ne saurais pas dire avec exactitude. De l’ordre d’une vingtaine de mètres. Bien plus haut en tous cas que le sommet de nos châteaux humains que l’on faisait dans le temps. C’était vraiment très haut. Elle a allongé ses deux bras devant elle, elle a plié ses genoux, elle a donné une impulsion avec ses deux pieds ensemble, j’ai vu tout ça. Et puis elle a plongé de tout là-haut. C’était magnifique à contempler, cet instant de pureté. Ça m’a rappelé des images de ces plongeuses Chinoises et Ukrainiennes aux Jeux Olympiques, celles qui obtiennent 9,875 pour les médailles.

La voisine d’en face, elle, n’a pas fait de triple salto ni de double flip arrière, elle y est allée direct, bien droite et sans fioritures, les bras tendus. Elle savait que vingt mètres en-dessous la piscine était vide. Qu’il n’y avait pas de piscine. J’ai vu son cri comme je vous vois, Monsieur le Président. J’ai vu aussi son crâne qui a explosé à travers le bonnet de bain blanc tout près du char anti-balcons et en même temps des projections qui ont éclaboussé les pelages les plus proches. Aussitôt plusieurs chiens se sont mis à hurler à la mort. »

 

Je les avais oubliés, ces hurlements-là, et je n’avais même pas la force d’éclater en sanglots. J’ai avalé deux gélules que j’ai faites passer avec un verre de pinard. Il lui allait bien, son maillot de bain bleu clair. Son bonnet blanc aussi, à la voisine d’en face. On n’a pas tous les jours vingt ans.

 

Ces chiens sont vraiment très mal organisés, je l’avais observé dès le début. Peut-être parce qu’ils ont toujours vécu au contact et en dépendance des humains, confinés dans des appartements sans vie réelle avec leurs congénères. À présent que les voici livrés à eux-mêmes, ils ne savent pas comment agencer leur loi de la jungle. Les meutes qu’ils constituent sont fluctuantes au gré des bagarres, aucune entreprise de leur part ne montre quelque souci de la collectivité. C’est vraiment chacun pour sa peau. Le gros noir que j’avais pris un temps pour le caïd s’est fait croquer une patte lors d’un combat. Depuis il se traîne de façon pitoyable dans un coin de la Place pas bien loin d’un check- point. Il y a un livre qui s’appelle La ville et les chiens, je ne sais pas si je pourrai le lire un jour.

Fatalement ce qui devait arriver arriva.

 

Un petit groupe a commencé à flairer le corps de la plongeuse d’en face. Ça a vite commencé à se chicorer à vilains coups de pattes et de griffes et de crocs autour de la dépouille. Des heures comme ça, c’était insupportable leurs aboiements. En-haut on regardait de près, on riait bien, on attendait patiemment son heure.

 

 

Et à un moment on a fondu à un endroit précis de la Place, là où avait éclaté la tête de la jeune voisine d’en face. On est descendu en piqué, en criaillant, le bec bien devant et bien crochu. On était des centaines. Les plus rapides se sont directement dirigés vers les yeux.

Des dizaines de goélands encerclaient les chiens les plus proches, n’hésitant pas à leur piquer la truffe et à leur becqueter les oreilles. Les chiens n’ont pas tardé à s’éloigner tout penauds, laissant la voisine pour le festin des goélands. C’était pas joli joli à voir.

 

Les chiens sont partis, presque tous, vers quelque autre endroit de la ville je suppose. Peut-être sont-ils enfin parvenus à s’arranger entre eux pour assurer leur exil, leur survie. Il en reste quelques uns sur la Place, peu, qui se traînent en jappant et s’éloignent de quelques pas lorsqu’un goéland fait mine de les attaquer.

Ces oiseaux blancs sont bien plus efficaces que les chiens, pour ce qui est du dépeçage de nos sacs à ordures. Un coup de bec bien placé pour créer une entaille, les pattes griffues pour ouvrir la fine enveloppe de plastique. Ils ne sont jamais plus de cinq ou six sur un sac bleu, ils se répartissent les rôles et chacun a sa part. Ils absorbent absolument tout, c’en est effrayant.

À présent leurs fientes fraîches commencent peu à peu à recouvrir les excréments des chiens, à présent leurs criaillements incessants forment un cri de fond qui ferait presque regretter l’ère des chiens. Je continue avec les gélules.

 

Un jour encore, je vais m’en remettre à ce vieux dicton qui dit qu’il faut savoir prendre son mal en patience. J’ai de plus en plus de difficulté à imaginer pour quoi.

 

 

Niala, Jour 88.8 …………2020

 

 

(*) voir l’épisode : le Jour 66.6

(**) voir l’épisode : le Jour 77.7    

(***) voir l’épisode : le Jour 99.9

  

  

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