La vie au temps du confinement. Aujourd’hui : Barcelone, Jour 55.5, soir - Alain Borrat

Alain Borrat, depuis Barcelone, propose un écrit « sous influence directe de ces étranges journées que nous traversons tous ».

  

La vie au temps du confinement.
Aujourd’hui : Barcelone, Jour 55.5, soir

 

Mon réveil, y’a pas à tortiller, avec ou sans corona virus, c’est entre sud-ouest et plein ouest, réglo. Toujours entre huit heures et demi et neuf heures moins le quart. Comme ça qu’il est, mon rythme biolo de retraité. Les aiguilles ne demandent qu’à en témoigner. J’ai des preuves. Tous les jours ça commence comme ça. Sauf dans le temps d’avant, des fois le samedi, le dimanche. Des fois où c’était franchement dans le nord ouest. Des samedis que j’étais rentré bien tard, ça pouvait tutoyer le plein nord au lever, je dis pas, mais pas très souvent quand même. De toute façon c’était dans le temps.

 

J’ai trois pas à faire de mon lit jusqu’à la salle d’eau. Ça a ce côté bien pratique, chez moi. Un deux trois pour aller pisser, un deux trois jusqu’à la douche ou le brin de toilette. La douche, ça fait longtemps que je ne l’utilise plus, faut reconnaître. Le brin de toilette, c’est un vieux reste de coutume. C’est pas pour ce que je vais aller me salir dehors…

 

Mon portrait dans le miroir ce matin. Pareille qu’hier, on peut pas dire le contraire. Je reste un moment devant la glace. J’examine un chouïa la tronche que j’ai en face, la mienne. Depuis que je suis redevenu barbu, faut bien convenir que y’a bien davantage de sel que de poivre. Je ne me sers plus de mon rasoir que tous les trois jours, quand c’est mon tour des dix minutes de prendre l’air. Pour raser les murs.

Mes cheveux, j’arrive pas à savoir pourquoi, ils s’obstinent à rester bien noirs et à ne pas tomber. Mystère ! J’ai mes queues de cochon qui se sont mises à repiquer de partout. Cinquante-trois jours qu’elle est fermée, Ana, ma coiffeuse d’en bas. Une qui savait les dompter comme personne, mes queues de cochon, les éradiquer quand arrivait le début de l’été. Fermée depuis ça va faire deux mois. Au chômage comme tout le monde. Ana, qu’es-tu devenue ?

Mes joues pâlies sous le poil, mes yeux enfoncés, de plus en plus caves dans leur orbite, les cernes d’un vilain violet foncé, j’ai fini par m’y habituer, depuis toutes ces semaines. Là où j’ai du mal, vraiment du mal, c’est mes oreilles. Ça j’arrive pas à m’y faire. Enfin, je dis mes oreilles…Il serait plus juste de dire ce qu’il en reste.

 

Hier soir, je me suis replongé dans mes notes que j’écris dans mon cahier noir. Les premiers signes, le premier petit rabougrissement, je l’avais observé le Jour 17 du confinement, j’ai retrouvé la page. Un léger rien, une remarque comme ça. 

Ça va pas en s’arrangeant, bien au contraire. J’ai encore mesuré, ce matin. Avec le double-décimètre en plastique transparent que j’avais réussi à chourer en douce la veille des grandes vacances. 1,8 centimètre, la mesure de ce matin.

Juste à côté du miroir de la salle de bain, à gauche, il y a une succession verticale de traits au crayon de papier que je trace. J’ai commencé le Jour 25 et je note tous les deux jours. Faut rester discipliné. 1,8, je dois bien constater que c’est le plus petit. C’est de plus en plus petit, y a pas matière à tricherie. Sont plus bien gaillards, mes lobes.

Comme j’ai un peu de temps libre, j’ai calculé comme ça, pour me changer les idées, qu’à ce tarif là, j’aurai plus d’oreilles entre le Jour 84 et le Jour 87. Ça me laisse un mois, en gros. On n’en est pas là, restons optimiste. Même si on sait que l’on n’est jamais à l’abri d’un incident.

 

Le Jour 38,  j’ai réellement pris conscience de la complexité du phénomène. C’était vers la fin de Zomby Woof, le premier morceau de la face B d’Overnite Sensation, de Zappa, que ça m’a chopé. Ça m’a plus rien passé par les esgourdes. Tout soudain ! Je dirais comme ça. Arrêté en plein ré mineur, le solo de guitare, au tapis les vocaux, muette la batterie, aphones les cuivres. J’ai eu beau trifouiller ma chaîne hi-fi, y’avait un trou auditif qui était bien béant. Une crevasse vertigineuse. Ça m’a mis furax sur le coup, on se met à ma place.

 

Je me suis escrimé tant et plus, j’en essayé plein plein, les disques d’Higelin, ceux de Chico et Lololita, les compiles des Fins Pépères, l’intégrale des Tubulures. Rien de rien. J’ai même testé un disque d’Artie Shaw, pour savoir si c’est que je devenais pas un peu dur de la feuille. C’était même pas ça. C’était bien le vide absolu ! le tympanomètre à zéro !

 

Dans la fraction d’hectare dans laquelle il m’est encore permis de circuler et qui se réduit après chaque déclaration du premier ministre, ne restent que deux commerces ouverts, de 11 heures à 13 heures 15 du mardi au jeudi. Je fais bien attention, lorsque je sors, à me munir de tous mes papiers d’identité, de ma laisse à chien en peluche, de mon cabas et de mon rasoir. On finit par s’y faire, depuis le temps que ça dure. À chaque contrôle mon alibi est infaillible : « Voy por cigarros y vino », des clopes et du pinard, je vous le traduis.

Les adjudants-chefs ils me font un signe du béret. C’est bon passez, que ça veut dire. C’est un déplacement essentiel, ils savent, ils ont les consignes. Ils m’emmerdent pas. Ils voient bien à mes oreilles, que je ne dois plus en avoir pour très longtemps. J’en suis à cinq paquets de clopes et un cubi et demi de Pénedes par jour. Y’a plus que ça qui reste en vente libre. Ça et les olives.

 

La première fois, le Jour 31, ça m’avait quand même surpris qu’ils me mesurent les oreilles, les troufions, alors que j’étais descendu refaire mon plein d’olives. Pareil le Jour 34, mais là c’était des autres et ceux-là pas marrants. Talkie-walkie, ordinateur et tout le toutim. C’était sûr que ma documentation et les données de mes trompes d’Eustache elles partaient dans leurs fichiers va-t-en savoir où donc.

Le côté positif quand même, faut pas se voiler la face, c’est que ça permettait un peu de conversation : « Si, ¿por qué ? », je demandais. Parce que pour ce qui est de la parlotte, elle est devenue sacrément congrue, la portion. Les premiers jours du confinement, ça allait encore bien, je pouvais téléphoner, on m’appelait. Mais depuis que tout le système a implosé, le Grand Bug du Jour 9, j’ai plus du tout de vocabulaire, à peine de conjugaison. On passe par des moments où on regrette de ne pas avoir adopté un poisson rouge.

Bon, que je me disais en sortant du check point, c’est comme ça la vie au temps du confinement. J’obtempérais gentil, en citoyen  sans reproche. Et je rentrais me calfeutrer avec la cartouche de cigarros, les cubis et les boîtes d’olives.

 

Seulement quand je rentrais chez moi, c’est là qu’il redémarrait, le gros bourdon. Je les ai vraiment tous faits, je peux l’assurer, les Roxy Music et les Ludwig Von, tous les Boby Lapointe, y’avait plus que dalle qui passait, pas une note. Même Bashung ! Ça donne une idée de la détresse.

 

Alors j’écrivais. Je continuais mon histoire que j’écrivais. Et puis aussi je témoignais des anticipations, j’anticipais des témoignages. Je faisais part à quelques proches de la vie comment elle était devenue à Barcelone sans bar, juste ce lone…some cowboy, qui restait. On est tous dans le même merdier, que je racontais pas bien rigolo. J’arrivais encore à trouver une formule un peu souriante pour la fin. Et puis surtout les premiers jours, j’envoyais et dans l’ensemble ça arrivait bien. Ça a tenu comme ça pas bien longtemps quand j’y repense. Jusqu’au fameux Grand Bug qui a tout changé les choses. Les quelques radios qui restaient parlaient de covinf-20. C’était très difficile à prononcer.

 

Tout est dans mon ordi et dans mon cahier noir, si on cherche. Je ne sais pas si ça vous parviendra un jour, tout ce courrier informatique que je vous écris. On verra ça au moment de la Reconstruction, mais à mon avis c’est pas encore demain la veille.

 

Une drôle de chose qui m’est arrivée cet après-midi, comme un petit miracle, je dirais. Parce que faut pas s’imaginer qu’avec mes moignons d’oreilles j’ai jeté l’éponge. De la ténacité il m’en reste, et à revendre. J’ai mis une croix sur les Janis Joplin et sur Rory Gallagher et sur Coltrane, ça c’est affaire classée, même mes cassettes vingt-cinq ans d’âge de Youssou N’Dour. Mais alors va t’en savoir pourquoi et comment, y’a eu comme un petit déblocage tout fluet au début qui m’a passé dans la zone tympanière gauche. Billie Holiday. Mes queues de cochon elles se sont mises à se dresser aussi sec. Pas tous, de Billie Holiday. Songs for distingué lovers. Le seul, l’unique survivant de la naufrageuse catastrophe auditive.

Je me le passe en boucle, vous pensez bien, j’ai plus que ça. Et encore, je fanfaronne pas de trop : la face B, j’ai de plus en plus de mal à l’entendre, je me rends bien compte que ce n’est peut-être qu’un fétu de paille au bord d’un feu de paille. Mais c’est du toujours ça de pris.

 

J’en ai bien conscience de mes oreilles qui se ratatinent, ah ça oui ! qu’elles vont finir par être plus rien du tout. C’est comme ça qu’elle se finirait donc, la vie ? Par les esgourdes ?, je me demande. Est-ce ainsi que les hommes meurent ? T’en va pas, Billie, reste encore. Ne me quitte pas. Quoi que tu dis ? J’entends pas bien. Chante plus fort, Billie, chante encore. Por favor.

 

 

Alain B.

 

Barcelone, ………. 2020,  jour 55.5

   

  

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