La vie au temps du confinement.  Aujourd’hui : Barcelone, Jour 100.0, après-midi - Alain Borrat

Le héros tâte à nouveau de la sensation de liberté. À quoi ressemble-t-elle dans cet univers livré aux goélands ? Suite de la nouvelle d’Alain Borrat.

  

  

La vie au temps du confinement.

Aujourd’hui : Barcelone, Jour 100.0, après-midi

 

Résumé des épisodes précédents :

Depuis le Jour 60, toutes les décisions sont prises par le Conseil Sanitaire de Guerre. La distribution de l’eau courante a été réduite à six heures par jour. Quant à notre héros, son observation de la Place est rendue difficile par la présence de drones qui stationnent devant les fenêtres à intervalles réguliers. Les défenestrations des habitants se multiplient, à la grande satisfaction des goélands…

 

La première surprise, tout à l’heure à la radio, c’était la voix. Ce n’était pas celle familière de la porte-parole du CSG. À son tour serait-elle à présent strictement confinée ? Ou bien l’aurait-on limogée ? Cela paraît difficilement crédible en temps de crise aiguë mais il ne faut plus s’étonner de rien. On ne devient pas porte-parole aisément, il faut passer des examens, des entretiens, avant de se voir confier un poste aussi délicat. Installée dans le rôle, la parole doit être rassurante et convaincante, ferme et pédagogique à la fois. On ne vire pas une porte-parole comme ça.

Il n’empêche que c’est une voix d’homme qui était aujourd’hui au micro pour nous communiquer le bulletin d’information. Il me semble avoir reconnu le ton martial qui avait annoncé la mise en place du CSG il y a quarante jours mais je ne peux pas en être tout à fait certain.

 

«  Le Conseil Sanitaire de Guerre, conscient de ses responsabilités envers l’ensemble de la population, a décrété ce matin la Loi d’Ouverture Limitée. » Lol!, j’ai pensé.

« Dans le souci permanent d’assurer la sécurité et le bien-être de nos concitoyens, un certain nombre de dispositions ont été prises. Il appartiendra à chacun et chacune de les appliquer avec la plus grande rigueur.

Premièrement : les enfants de moins de douze ans, accompagnés de l’un de leurs parents, seront habilités à effectuer une promenade de santé dans un rayon de deux cents mètres autour de leur domicile. Cette mesure visant à l’épanouissement de la jeunesse de notre pays entrera en vigueur aujourd’hui même à quatorze heures et prendra fin à dix-huit heures.

Deuxièmement : Demain et dans les mêmes conditions seront habilités les jeunes gens âgés de quatorze à vingt ans. Puis ce sera le jour de la tranche d´âge vingt/trente-cinq ans, puis le jour des trente-cinq/cinquante ans et enfin, dans quatre jours les cinquante/soixante-cinq ans.

Troisièmement : Pour d’évidentes raisons de sécurité sanitaire et afin de protéger nos aînés, les personnes âgées de plus de soixante-cinq ans devront être maintenues dans le confinement le plus strict et cela jusqu’à nouvel ordre.

Quatrièmement : Lors des promenades de santé, un justificatif d’identité et de résidence pourra être exigé par les agents de la Protection Intérieure. Ceux-ci veilleront en outre au respect scrupuleux des horaires de promenade. Tout manquement à ces dispositions fera l’objet de sanctions immédiates et de poursuites judiciaires.

Cinquièmement : Hormis le cas particulier de l’article 1, les groupements de plus d’une personne ne sont pas admis, ceci afin de lutter contre la propagation de la maladie.

Sixièmement : Le Conseil Sanitaire de Guerre insiste sur le fait que les citoyens de chaque tranche d’âge ne pourront effectuer leur promenade de santé que le jour qui leur est assigné. En d’autres termes, chacun et chacune devra veiller au respect attentif de la journée qui lui correspond.

Septièmement : À l’issue des cinq premières journées de rotation, le Conseil Sanitaire de Guerre procédera à une évaluation objective du dispositif. En fonction des résultats constatés, il décidera de l’opportunité de sa reconduite.

Ensemble nous vaincrons. »

Bien reçu. Voilà enfin du nouveau. Je m’en sors pas trop mal : à peu d’années près, j’étais classé dans la catégorie confinés jusqu’à nouvel ordre. Ce qui doit être le cas de mon voisin. Qu’est-ce que je peux y faire ?

 

Nous sommes mardi et c’est le centième jour. Deux déluges et demi! L’eusses-tu cru? D’après mes calculs et si je respecte la LOL, je pourrai sortir de chez moi samedi.

Je dois admettre que je ne suis pas très serein à cette perspective. Pour être tout à fait honnête : cela me fait peur. Pas à cause du virus, non. Celui-ci jusqu’à maintenant reste une abstraction éloignée, une idée vague hors de la réalité, des nombres et des statistiques cités quotidiennement à la radio, une privation totale de liberté de mouvement. Peut-être un prétexte mais pour quoi? Cela ne me semble pas bien clair. Je manque d’informations et d’échanges de points de vue.

Ce que j’appréhende c’est l’état dans lequel je vais trouver la ville. Disons les cinq ou six rues délimitées par la norme des deux cents mètres autour de mon domicile. Aurais-je à endurer partout de telles visions de désolation que celles qui sont devenues mon lot quotidien lorsque je regarde la Place? J’aimais tellement la ville, je crains son ravage.

 

Dès quatorze heures je me suis posté à mon coin de fenêtre. C’est confirmé : deuxième journée sans drones. J’avais les yeux comme en ébullition, gourmand de voir enfin quelqu’un marcher en bas de chez moi.

Le premier mouvement est apparu vers quinze heures. Un homme et sa fille de sept- huit ans. L’enfant, je le devinais, avait la main crispée dans celle de son père, son gant dans le sien. Tous deux portaient un masque blanc, ils ont longé la Place d’un pas rapide. Des goélands les accompagnaient de près, ce qui a obligé plusieurs fois l’homme à effectuer de larges mouvements de bras pour les éloigner mais il y en avait toujours deux ou trois qui revenaient. J’arrivais à distinguer que de sa main libre l’enfant se pinçait le nez.

L’homme et sa fille sont arrivés au check-point et en sont ressortis très rapidement, puis ils ont tourné à gauche sur la grande rue. Seconde confirmation : les check-points de sont plus occupés par les Agents de la Protection Intérieure. En tous cas pas ceux de la Place, car j’ai constaté au fil de l’après-midi que les quelques couples parent-enfant qui ont profité du premier jour de promenade de santé passaient les sas de contrôle sans marquer d’arrêt.

Une autre remarque : les oiseaux ne s’aventurent pas au-delà de la Place. Pourquoi le feraient-ils puisqu’ils ont ici suffisamment de quoi subvenir à leurs besoins? Les sacs bleus des ordures n’ont pas le temps de s’empiler. J’ai compté neuf cadavres de défenestrés.

 

 

La vie au temps du confinement.

Aujourd’hui : Barcelone, Jour 104.0, soir

 

C’était aujourd’hui le moment de promenade de santé pour la catégorie d’âge à laquelle j’appartiens.

 

Depuis l’application de la LOL, il y a déjà cinq jours, je suis très attentif aux déplacements des habitants. C’est une bonne manière de me préparer. Tous ou presque portent un masque protecteur. Ceux qui n’en ont pas le visage recouvert semblent constituer un péril. J’en veux pour témoignage les cris injurieux qui leur sont adressés, surtout chez les vingt/trente-cinq ans.

Le port des gants ne paraît pas être la norme générale. Le pantalon long, oui. Pourtant nous sommes en été, cela fait deux mois que chez moi je vis en short. De même les chaussures : pas de sandalettes ou de tongues, mais de la grosse godasse. C’est vrai que c’est plus adapté pour marcher sur les déjections des volatiles. Les écrase-merde prennent tout leur sens et leur utilité.

 

Je me suis vêtu ainsi qu’au Moyen Age les chevaliers entraient dans leur armure, je me suis solidement chaussé, j’ai enfilé une paire de gants, me suis masqué du même bleu que le ciel. La pendule indique seize heures seize lorsque je suis prêt à ouvrir la porte de mon domicile, celle qui ouvre sur l’extérieur.

L’escalier sent le renfermé, une avant-odeur de moisissure, comme on dit un avant-goût. Je la renifle tous les deux matins lorsque je descends chercher mon alimentation, mais dans ce contexte là de première échappée depuis un mois et demi, la moindre perception doit être constatée avec acuité. Je pousse la porte qui donne sur la rue.

La rue ! Dehors ! Pouvoir marcher ! Ces derniers jours, j’ai longuement cherché à me souvenir de ma dernière sortie. J’ai dû avoir recours à mon cahier noir pour être formel : « Jour 58. J’achète du pain. En fin d’après-midi je vais à la poubelle au bout de la rue. Rien d’autre de particulier. »

 

J’avais eu beau m’y préparer depuis samedi, l’odeur est insoutenable. C’est ça qui me cueille en premier, à peine dehors. Ça entre très vite par les narines et ça descend tout de suite dans les tripes. Un haut-le-cœur, ça s’appelle, j’en ai eu trois coup sur coup. Dans mon stock de mémoires olfactives, j’ai celle de viandes écœurantes sur des marchés, celle de poissons bleuis au soleil d’Afrique et devenus terrains de ripaille pour les mouches. Les records sont battus dans l’abjection et la répugnance. C’est à présent cela l’odeur de notre jolie Place! La merde et la mort. La putréfaction.

Et puis il y a tous ces cris, ces oiseaux qui hurlent, vocifèrent, crient, braillent, les criaillements sans trêve des goélands. Certains, je le vois bien, commencent à vouloir s’en prendre à ma tignasse. Je n’ai pas pensé à me couvrir d’une casquette. Ils sont tout près, plusieurs, avec leurs becs jaunes et leurs pattes qui sont des griffes.

Je ressens la faiblesse de mes jambes après tant de journées d’inaction. J’arrête de longer les immeubles de la Place, je dois faire une pause, hésitant entre le vomissement et la protection pour ma survie, le visage contre un mur peint en beige. Il y a derrière moi le cadavre navrant du char anti-balcon, des restes de corps humains déchiquetés, des centaines d’oiseaux blancs qui en veulent à ma peau.

Je ne veux pas pousser jusqu’au check-point du coin. Je n’en ai de toute façon pas la force. Je m’en rends bien compte que ce n’est pas envisageable. Dos à la Place, les mains contre les façades successives, je progresse jusqu’à l’angle de la rue où je vis. Je n’ai plus grand chemin à parcourir.

La clé, l’escalier, l’autre clé. De retrouver mon confinement, j’étais comme tiré d’affaire.

La pendule indiquait seize heures trente-deux. Fin de la promenade de santé. Ce déconfinement me laisse sacrément déconfit.

 

Alain Borrat, Jour 104.0…………2020

  

  

Pour lire les autres textes de l'auteur : 

    La vie au temps du confinement. Aujourd’hui : Barcelone, Jour 55.5, soir

    La vie au temps du confinement. Aujourd’hui : Barcelone, Jour 66.6, après-midi

    La vie au temps du confinement. Aujourd’hui : Barcelone, Jour 77.7, soir

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    La vie au temps du confinement. Aujourd’hui : Barcelone, Jour 99.9, nuit

  

  

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