Souvenirs d’hier et de demain [Fin] - Charlie Galibert

Les souvenirs d’hier et de demain, suite et fin, par Charlie Galibert.

  

  

La Trilogie des Confinés

 

« Je suis ermite depuis 70 années.

Je n’ai jamais vu aucun génie, ou un ange.

J’ignore la recette de la drogue d’immortalité.

Je ne possède aucune formule magique.

Je goûte parfois la vague saveur d’une sagesse inexprimable.

Je vais bien. »

(Henri Gougaud, Le livre des chemins, Albin Michel, 2009, 328)

 

 

Je crois au livre tout-puissant,

Créateur d’un autre ciel et d’une autre terre,

D’un univers visible et invisible,

Accessible sans traduction,

Qui ferait,

Véritablement,

Trembler le cerveau.

 

Qui habiterait avec les éléments intérieurs de l’Être,

Partagerait la Grande Aventure des Petites Choses,

Les bleuissant voisinages aimés des crépuscules.

 

 

 

 

 

 

II– Souvenirs d’hier et demain (FIN)

 

Je me souviens de mots prononcés dans la cour de l’école voilà cent ans et qui résonneront pendant un millier d’années encore dans des coins de petits bois connus de moi seule et tout vibrant d’instants suspendus remplis de bêtes, et de gentillesse et de douceur, mais que je ne peux partager avec personne, au point que je suis lasse d’être blanche, lasse d’être une femme, et que nous ne devons plus nous soumettre à ces lois partagées sous le joug du consentement mou et des idioties normatives, des renoncements partagés, partagés par les mains, les yeux, les bouches, et se précipitant à l’intérieur du sac de cuir que nous sommes chacun et chacune et qui nous empêche de vivre la moindre aventure, de chérir le plus petit infini – et toi seule sait de quoi je parle, au fond de tes yeux, de ta bouche, de tes mains, de ton si joli sac de cuir que tu as aimé que je partage avec toi.

 

D’ailleurs, est-ce vraiment, ou seulement, de cela dont l’humanité a besoin, y-a-t-il un besoin de l’humanité, outre une autre croyance, juste plus majeure de dieu – dieu est immédiatement dans le regard de l’autre, elle disait : ne me regarde pas ! Y a-t-il autre chose à défendre, à aimer, que l’amour, l’amour entre toi et moi – oui toi là, et toi, et toi, va, ne fais pas semblant ! – que ces vies gâchées à consommer, des choses, des états, d’esprits, de cœur, de corps, d’âmes – états d’argent.

 

Et pourquoi avons-nous tellement peur de la nudité, du corps nu, pourquoi nous couvrons-nous vite d’habits, certes, mais surtout de morale, d’interdits, de pudeur. Le Pornographique désormais nous habille et nous déshabille et j’ai peur de ne plus savoir te voir nue, toi, les autres, celles que je baise dans le tram, la rue, d’un simple regard, que je lèche d’un sourire. Quels critères doux, humbles et nobles mettre en avant pour dévêtir la nudité même, qu’elle s’offre au regard, sans mot, sans morale, sans la grande peur de l’altérité. Privilégier l’ode au monde dans une simplicité exquise, sans savoir ni demander jusqu’où peut aller l’amour, et pourquoi on n’arrive pas à mener au bout l’essentiel, et pourquoi on a tellement mal, et comment on peut faire pour rendre la vie moins désespérante – sans savoir d’ailleurs non plus en quoi elle est désespérante puisqu’il y a la nudité, justement, et l’amour, parfois, et que ça devrait suffire, que ça pourrait suffire, et pourtant cela ne suffit pas, cognitivement, affectivement, métaphysiquement, existentiellement.

 

Nous sommes déçus, frustrés, malheureux surtout, éternellement infiniment malheureux dans le petit sac de chacun de nos instants, de nos gestes, caresses, pensées, et dessous ces trois choses essentielles, cela fait comme un ruisseau noir qui coule dans la nuit, non pas un ruisseau : un fleuve !, noir, qui roule dans la nuit ces remous, et ce serait terrifiant de tomber là-dedans, même en sachant nager, mais ce n’est pas du tout la question de savoir nager, même Johnny Weissmuller il se noierait.

 

Reste la nudité, l’absolu de l’altérité. Nous ne fréquentons que le nu partiel offert du visage, des mains. Le don d’un corps nu est apparition, découverte, émerveillement. Le seul absolu qu’il nous reste est l’amour. Alors que ne nous est offert que le pornographique.

 

 

***

 

 

Un instant, çà scintille, ça palpite, de réaliser que ma mère – ta mère, les mères – n’est pas ne sont pas vraiment morte, pas pour de vrai, elle ne va pas bien pour autant, non, mais elle est là, quelque part, sur un arbre, dans l’air, partout, et mon père aussi, et mon chien roux si tendrement idiot, il est là aussi, cette feuille qui roule dans le vent de l’automne, c’est lui, oui Tobby, allez, cherche, cherche ; cherche ma mère et mon père, cherche mon chien même, que je ne sois pas obligée de vous pleurer, cherche les bleus de mon âme, cherche l’os de mon cœur, le bureau des pleurs dont le Grand chambellan de la nostalgie a la clé. Je sais cela d’exacte science et certitude, comme le pigeon sait exactement où se poser, la feuille où tomber, la vague où shhhh shhhh chanter, l’ange où bien pincer la cuisse de la fille qu’il veut rendre raide dingue de désir, dieu sait où bien poser sa main sur la tête de l’homme pour la lui faire pencher, un peu comme le singe de l’héroïne qui dévore le cerveau en gélatine du toxico, le dessin sait bien descendre de la grande main sans âge du peintre, le désir se dresser depuis la racine du ventre, comme si l’œuvre de ma vie, allons, soyons modeste, l’affaire, le travail de ma vie, c’était d’être cette fille-là que je suis, cette femme-ci que je suis là, moins l’énigme de mon inappétence des autres, de mon agitation futile dans le cercueil de ma survie, infoutue d’entendre le rossignol qui chante pour moi, et même qui ne chante pas pour moi, de mon plaisir facile à ouvrir le lys entre mes cuisses, à l’offrir comme l’ombre d’une fleur qui tremble un peu au lever du clair de lune, quand le pêcheur lance son filet à femmes-poissons-glissent-cuisses et se nourrit du reflux dans leur regard, je suis, je suis, cette femme-là à la brume.

 

  

*** 

 

 

 

La chatte dort sur mes pieds. Je ne peux pas bouger. Ses oreilles réagissent au moindre bruit, même à ce que je n’entends pas. Ses flancs se soulèvent doucement, régulièrement. Je ne dois pas bouger. La respiration, le repos, le bonheur de cette bête sont, en cet instant, plus importants que mon inconfort, même que l’inconfort du monde. Bientôt, je le sais, j’aurai des fourmis dans les mollets. Que n’ai-je plutôt un tamanoir ou un fourmilier domestique couché sur les pieds. Le soir tombe. Un autre soir. Il tombe sur le carrelage, le même que celui de mon enfance. Il tombe sur le tas de tous les autres soirs. J’essaie de fouiller dans le tas, au plus profond, jusqu’à la première couche, originelle, soleil brûlant de retour d’école, neige dans la forêt, pluie sur mon landau un instant laissé devant la porte, fille suivie dans sa chambre, mort de Mamie, envol de chauve-souris, incendie des champs de cannes, incendie du Gozzi, moissonneuse rouge arrêtée, brûlante, fumante, auréolé de poussière, dans le début de nuit d’été, devant la maison, vendanges, soir de bonheur des 24 décembre, de douleur déjà du 25, soir entrechoquant les verres de bourbon, soir où il m’a dit qu’il m’aimait, soir de cancer, y a-t-il une mère des soirs, un grand-père à bretelles de tous les soirs traversant le temps et les souvenirs pour pérorer devant la flambée dans la cheminée, un verre de whisky à la main, une miette de chips dans la moustache ? Il me semble parfois n’être qu’une chauve-souris nichant parmi toute sa colonie derrière le volet du salon de la maison du 278, je passe le nez au bas du volet et je sens le jour tomber, la nuit qui se lève, légère, et j’ai une furieuse envie de partir. J’ai faim. Mais Maman me retient par une aile et me dit « Hop hop hop ! Tu ne t’es pas lavé les pattes avant de passer à table ».

 

  

***

 

 

À quoi pouvait bien lui servir désormais sa science des arbres sous les météores, sa classification inachevée des tilleuls, figuiers, chênes et châtaigniers, suivant leur musique sous la pluie ou le vent ?

 

Santu s'approcha de l'endroit du jardin où avait été planté un arbre le jour de sa naissance :

 

- Frêne, petit frêne de mon enfance, que reste-t-il de ces cris, ces joies, ces pleurs, dessous tes branches, y a-t-il déjà si longtemps ?

 

Frêne, grand frêne adulte, que reste-t-il des moissons et vendanges, des mariages et baptêmes, dans le grand soleil d’août et le froid de décembre ?

 

Frêne, vieux frêne, qu’as-tu gardé en tes branches de souvenirs, d'enfants morts et de vieux parents. En la gorge douce des oiseaux que tu abritais, pleurant les étés enfuis et les automnes mouillés, les chemins à la poussière d'or, le ventre blanc des hirondelles, les chiens et les chats de la maison, les vignes vertes et notre vieux cheval ?

 

Frêne, pauvre frêne abattu, ô Tintu, me prêteras-tu quelque fourche pour agrandir l’ultime couffin, désormais trop étroit pour ma trop grande douleur, où se sont engloutis les combes, les frères et les sœurs, mon Père et ma Mère, les abeilles dorées bruissant sous le ciel bleu, et la maison buveuse de nuits tièdes ? Ô mort, quel chemin me reste-t-il à présent que, le passé enfui, je me retrouve seul et nu devant la vie trop grande ? Où trouver le repos et qu'est le repos ? Où trouver l'oubli et la paix et que sont l’oubli et la paix ? Derrière mes yeux usés et mes gestes alentis, mes espoirs éteints et mes joies dérisoires, je suis la noyade en ses propres larmes d’un enfant vieilli et ridé qui regarde toujours vers la surface.

 

Adieu, combes aimées, vignes vibrant sous le soleil, belles nuits d’été bercées du ronronnement des machines en moisson. Adieu, midi des dimanches où nous étions tous là, dans les rires, les voix et le vin. Adieu mes cadastres chéris et mes sommeils adolescents dans les herbes habitées de nymphes entreprenantes et de portes ouvrant sous la terre aux trésors. Adieu, longues lectures, livres à la tranche rouge et or, petits soldats et chevaliers de plastique, désormais oubliés dans la poussière grise du passé enfui. Adieu, toi, l'enfant que je fus et qui jamais, oh !  jamais, ne reviendra.

 

À présent debout sur la maison, l’Ourse semblait la tracter dans le ciel. Et c’était là le Premier Axe, celui qui relie le ciel à la terre. Venaient ensuite L'Île même comme axe de la mer, puis Le Cinto comme axe de L'Île. Varmorese, La Punta, Le Col, constituaient autant d'axes de la commune. Et le cimetière. Sur tout le territoire s'élevaient d'autres axes, petites excroissances ou sommets, pareils à des pompes branchées sur des puits énergétiques connectant les profondeurs de L'Île aux profondeurs du ciel.

D'autres de ces machines énergétiques fonctionnaient au Pouvoir ou au Grand Transformateur du Symbolique. L'église, la mairie, l’école, distillaient le sacré en profane, le collectif en individuel.

 

Une guirlande électrique multicolore avait été disposée par des gamins sur le monument aux morts, faisant de l’expectant poilu de bronze la terminaison explicite de quelque dynamo dont l’histoire – après avoir emmagasiné l’énergie née de la transformation du sang versé en lumière clignotante – transmettait la résurgence magnétique aux jeunes vivants.

 

Enfin, à travers les maisons, les axes alimentaient les petites machines individuelles portatives fonctionnant au quotidien : les hommes et les femmes.

 

Il en existait bien d'autres, encore, de ces sources énergétiques, archétypales comme la verticalité des racines et antennes, ou infinitésimales comme le chant de l’insecte ; fonctionnant à l'imaginaire ou au fantastique ; miniaturisant ou géantifiant le monde, de réticule en réticule, de bassin en bassin. Mais l'ensemble du réseau s'articulait autour de chaque homme et de chaque femme. Faisant de chaque être une île autour de laquelle tournaient la mer, les continents, les étoiles : le reste.

 

  

***

 

  

Debout, bras écartés sur la tombe du Père, Orsu Santu était une croix dans la nuit chaude et bleue. Chaque jour, il avait pris place un peu plus dans la longue lignée des vieux du monde. Il était la croix de chair et d'esprit qui continuait le Père, lui empruntant ses os blanchis et son temps recroquevillés dans la tombe. Et cette machine minimale faisait comme un cœur au Village qui, pulsant dans toute La Vallée, l'irriguait du réseau de son sang.

 

Cela dessinait aussi la figure de proue d'un bateau arrachant la tombe à la terre, à moins que l'étrange vaisseau n'entraînât le monde avec lui dans les profondeurs, selon l'état d'esprit qui habitait Orsu.

 

Lésia, elle, était une partie du pays et le pays une partie d'elle-même. Qu'elle quittât trop longtemps La Vallée et le Fleuve se tarissait. Qu’elle étirât un bras et l'horizon, prenant appui sur la limite du monde, se hissait jusqu'au Village. Qu'elle s’allongeât dans le maquis et, au mouvement qu’arrondissaient ses seins, les lignes de crête doucement amollissaient leur courbe. Sa tête faisait comme un rond sur le « i » du désir des midis de L'Île.

 

Chaque insulaire recèle ainsi l'exclusivité d'une incommunicable richesse, d’un secret, un trésor plus vaste que le monde dont il est l'habitant. Cela va du mot prononcé par le Gozzi au village de lutins néolithiques de La Nucca, de la géomancie magnétique à l'approche de l’animal, de la fréquentation nocturne de la mort à la cosmologie intime personnelle.

 

Et les tores réunis de ces petites sagesses et de ces grands secrets recouvrent L'Ile de chréodes à l’élasticité veloutée.

  

  

  

Pour en lire plus : 

    La trilogie des confinés, Les jours #1

    La trilogie des confinés, Les jours #1 (Suite)

    La trilogie des confinés, Les jours #1 (Fin)

    La trilogie des confinés, Souvenirs d’hier et demain #2

    La trilogie des confinés, Souvenirs d’hier et demain #2 (Suite)

    La trilogie des confinés, L'Indienne #3

    La trilogie des confinés, L'Indienne #3 (Suite)

  

  

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