La Trilogie des Confinés [ #2 - Souvenirs d’hier et demain] (suite) - Charlie Galibert

Souvenirs d’hier et de demain, deuxième fil des confinés (suite)… Charlie Galibert poursuit son exploration des confins.

   

Charlie GALIBERT

 

La Trilogie des Confinés

 

« Je suis ermite depuis 70 années.
Je n’ai jamais vu aucun génie, ou un ange.
J’ignore la recette de la drogue d’immortalité.
Je ne possède aucune formule magique.
Je goûte parfois la vague saveur d’une sagesse inexprimable.
Je vais bien. »
(Henri Gougaud, Le livre des chemins, Albin Michel, 2009, 328)

 

Je crois au livre tout-puissant,
Créateur d’un autre ciel et d’une autre terre,
D’un univers visible et invisible,
Accessible sans traduction,
Qui ferait,
Véritablement,
Trembler le cerveau. 

Qui habiterait avec les éléments intérieurs de l’Être,
Partagerait la Grande Aventure des Petites Choses,
Les bleuissant voisinages aimés des crépuscules.

 

 

II– Souvenirs d’hier et demain (suite)

 

Jour d’ailleurs
Campo dell’Oro

Tout s'était bien passé jusque-là.
L'enregistrement des bagages, le passage du sas de sécurité, le personnel avait été charmant avec la vieille dame, empressé voire.
Cela arriva soudain quand elle fut installée dans son siège, ceinture attachée, près du hublot qu'elle avait réclamé, et qu’elle avait jeté un regard sur le paysage rond autour de Campo Dell’ Oro (« Aéroport Napoléon Bonaparte » : pffffttt !!!) que découpait l'ouverture.
Elle eut soudain la conscience aiguë qu'elle partait pour la toute dernière fois, qu'elle ne reverrait jamais l'île. Son île.
Tous ses souvenirs, enfance, jeunesse, amour, deuil, paysages, voyages, êtres aimés, maisons, jardins, bêtes, choses inexplicables lui revinrent en mémoire, ainsi qu'un spectacle de cirque divin instantané.

 Une bouffée d'angoisse et de souffrance la submergea, lui broyant le cœur.

 En panique, elle détacha la ceinture, se leva et se précipita dans l'allée centrale en criant qu'elle voulait descendre.
L'avion était presque vide, le décollage imminent.

Le jeune stewart l'arrêta, la prit aux épaules, lui parla.
Elle le regarda un instant, toute perdue, puis se blottit dans ses bras comme une petite fille, une femme, une vieille dame, dans ses bras éclatants en sanglots.
Il la consola avec des mots que personne d'autre que la vieille dame n'entendit, lui caressant les cheveux, une joue.
Elle pleura sans bruit, elle n'avait plus de larmes depuis longtemps.

Il la raccompagna à son siège, lui offrit un verre d'eau.

 Elle appuya son front contre le hublot.

Dehors, depuis le Gozzi et le village, à travers le maquis, les champs, le fleuve, une petite fille courut vers elle, de l'amour plein les bras.
Derrière elle, le bouquet se défaisait, les pétales s'envolaient dans le ciel.
Elle descendait la dernière stretta avec un sourire infiniment gentil, doux, apaisant.
« Viens », dit la vieille dame tendant les bras. 

Ses mains heurtèrent le hublot.

Déjà, elle était morte.
Je refais le cheminement intiminuscule qui nous mène de nos lits à nos salles de bains, qui nous guide même dans l’obscurité complète de la nuit, le discret sentier creusé dans les cuisines et les salons, les points de vue sur l’extérieur qu’offrent les fenêtres de nos vies, l’intransmissible science de la douceur des lits avant l’endormissement, les prises de lumière des volets et leurs rais de poussière dansant dans l’or bleu, l’éternité inquiète des recoins et des tiroirs, la douce transhumance des chemins qui, partant de nos seuils chéris, nous promènent jusqu’à l’extrémité fragile de nos mondes personnels, nos micro-frontières nous servant de cordes à sauter, le collier de perles de nos années oubliées dont le joug nous courbe vers le sol, le triomphant soleil pétaradant des trompettes de bonheur de nos enfances, ignoreuses du mal et du pire, le sentier glougloutant des ruisseaux qui coulent de nos cœurs par nos yeux, le babil discret de notre salive amoureuse des bêtes, des arbres, des pierres, la bâche du ciel bleu cousu des nuages blancs des bonnes fées, gris des streghe, noir des carabossantes névralgies automnales au ventre aussi doux qu’une fourrure, les wigwams abandonnés dans la neige de janvier, l’incendie du vert au printemps, et toutes ces sensations aiguës, terribles, intenses, pour lesquelles nous n’avons pas de mots, pas même de main pour les saisir, et qui fuient de nous à peine survenues, et les larmes qui nous viennent quand tout s’en va, tout s’en est allé - car tout s’en va, tout s’en est allé.

 

 

Autre jour

Le précieux absolu, le coffret, l’étui de vieille peau ciré et parfumé, la boîte aux multiples tiroirs, chinoise, pour le musc, les opales, les palimpsestes sacrés, les cétoines dorées, et les capricornes, les mots uniques, les cartes d’ailleurs, les hauts lieux d’utopies intimes, les cadastres exquis, les encyclopédies d’univers éteints ou à naitre et,

parmi la petite lumière noire des jours d’huis,

le cahier de poussière des éternels étés, le carreau froid des hivers, au plafond de l’âme, les mosaïques bleues et blanches, lustrées, merveilleuses, gustatives,

 les fontaines nues écrivant de leur front dans la nuit de l’eau, et, la vie, la bague d’or du premier matin au bec.

 - Tu m’attendras, dis, tu m’attendras ?

 

Jour Renyon

J’ai besoin d’images comme cela : le jogger qui, au carrefour du Mouffia, jeta les mains en l’air, en me souriant pour de vrai, l’iris du jardin de Bagatelle semblant un petit léopard aux yeux mauves buvant à une fontaine de marbre, l’ivrogne titubant à six heures du matin avec un T-shirt de Superman, le pam-pam cul-cul des tambours, le gamin sur le boulevard marchant dans le soleil emmitouflé dans un imperméable rose dix fois trop grand pour lui, traînant à terre, et pendant de ses mains, de cette fille de treize ans, merveilleuse de beauté, jetant un regard d’anéantissement me renvoyant à la petite âme mobile chargée de ma basse survie. 

Perdure la magie du tambour malbar, noir et sang et sueur, le plus beau du monde.

Âme, dedans, qui rugit.

Dehors qui gémit, pleure.

Bon Dieu, Seigneur, que me reste-t-il de toutes ces années, de tant de pensées et de douleur, de tant d’errance et de mélancolie.

Rien, rien, rien. 

Appel du muezzin, vendredi soir, Saint-Denis.

Palmier à la tête dans les nuages, échevelé, poilu, secouant le briard de sa lumière déclinante. 

Soir couchant, ciel pommelée de nuages, blanc sur bleu, comme autant de points d’interrogation dans la hauteur, de questions amoureuses de la verticalité. 

Qu’il serait bon de dormir là-haut, en son faîte, à trente ou quarante mètres, déjà dans les nuages et le ciel, des dieux la barbe bleue.

Dormir dans un nid de tisserins, là-haut tout là-haut, seul et digne, loin des filles aux cuisses de poisson et aux bras de pieuvre, des concepts multhydrocéphales, des paradis artisuperficiels, et des larmes plein les mains et des larmes plein les mains.

  

 

Mes jours sont des nuits

Décalcomélancolie

Qu’elles sont loin les combes au sourire d’enfant où je courrai nu parmi les herbes hautes et les clochettes roses m’étaient des mollets. 

Escargots à la maison de siècles, grands chiens morts debout dedans le ciel, êtres aimés trop tôt en allés, pleurez sur moi.

Voilà les petits bois à la main délicate et les champs endormis dessous les soleils d’août, voilà les vendanges et le raisin en neige, et je ne suis plus là pour les endimancher.

Cloches vieilles à la langue de bronze, pourquoi résonnez-vous là, derrière ma tête, et toi, mon amour en allé, pourquoi m’habite-tu depuis toujours comme une flèche d’or. 

Pour toi, sais-tu, j’arrêterai de respirer, de mentir, d’en aimer d’autres, et, doucement, je descendrai dans la terre pour m’allonger à tes côtés.

Attends-moi, demain est aujourd’hui, et le monde est si vieux, les vagues de la mer sont les marches pour te rejoindre.
Assis dans le salon, ou debout sous la varangue, il me semblait que j’étais à la proue du navire du passé fendant terres et océans, que je filais à travers champs de cannes, champs de vignes, ainsi qu’à travers mes propres épaves englouties - Gros Vent-Loup qui mort, avec de grandes dents, une grande queue, de grandes mains, endimanché pour se rendre au mariage des neuf filles du diable - vers là-bas, quelque part, mon passé, mon enfance.

 

 

Apprendre à sourire au Temps

Je me souviens qu’il y avait parfois, perché sur les fils à linge de notre maison de Sainte Suzanne, jusqu’à 50 oiseaux Béllier, jaunes à yeux noirs, et autant de cardinaux, entièrement rouges, tous éblouissants de couleurs encore à créer, jetant leurs éclats de lumière et de pépiements en une portée musicale complexe dont j’aurais aimé savoir déchiffrer le solfège pour, avec eux, chanter, jusqu’au sommet du volcan, avec eux, chanter le monde.

  

   

Petit matin d’une exquise délicatesse.

La mer était étale jusqu’à l’horizon, claire, lumineuse, pure, très doucement ridulée, petites mains, petites mains. 

À trente centimètres sous la surface de l’eau, c’était tiède comme une poche utérine.

Sur l’horizon, un ferme duvet transparent, pareil à une méduse translucide, flottait en laissant apercevoir derrière et au-dessus de lui des nuages de chantilly éclairés de l’intérieur par le soleil levant. 

À ma gauche, le relief des montagnes était découpé par la lumière rasante avec la précision exquise d’une miniature.

Derrière moi, le ciel, l’air, la mer, la lumière même étaient noirs. 

Je flottai sans aucun effort dans le ventre marin de lumière, ainsi qu’un amour heureux, dans un instant de charme.

J’ai porté les mains à la bouche d’étonnement, émerveillé, captivé.

L’horizon se faisait les ongles d’une touche de rose. 

J’ai un instant pensé que j’aurais dû nager jusqu’à l’horizon, vers tant de beauté, pour disparaître dans la beauté, mais j’ai été pris par la main par la mer.

Puis le soleil a bondi de derrière les nuages de chantilly, comme un enfant qui brise tout
J’en ai pleuré de dépit, un peu, et j’ai créé le dernier nuage lenticulaire rose du petit matin du bout de mes yeux au bout de mes doigts.

Quelqu’un, dans le ciel, m’a souri.

  

   

Jour un jour

Impression qu’un jour, un matin, je trouverai, où me sera donné, le sens de cette répétition de Saint-Jean, le même point de vue, le roulement ou le calme de la mer, le soleil rasant puis debout, tout cela présent depuis des siècles et des siècles, millénaires et millénaires, et jusqu’à la fin du temps, et moi, là, devant, en spectateur émerveillé, incompréhensif, stupéfait et endormi, tellement petit dans le temps et l’espace, avec sa traduction en mots, son silence plein de langage - son imaginaire tête de lecture.

En fait son exclusion de l’Être.

Gentil le silence, Gentil.

Alors, je mangerai dans la main de la mer, la main du ciel - les deux mains ouvertes du Temps.

 

Quand viendra-t-il le temps de décrire l’amour, au premier essai de le chanter juste ?

L’après-midi s’étire dans l’azur et le vert avant de glisser dans le soir.
Le chevalier mélancolique est tombé de sa monture.
Navré, il tente de reprendre ses esprits en se jetant de l’eau du ruisseau sur le visage. Elle est si fraîche.
Les femmes viennent en retirer les gourdes de vin qu’elles y ont glissés depuis le matin, pour les porter aux moissonneurs trempés de sueur.
Même les faux, les faucilles, les râteaux transpirent.
Le champ de blé est tout juste en face du chevalier, de l’autre côté du ruisseau, au-delà de la rangée de peupliers haletant dans les ris rares du vent de fin d’après-midi.
Ses habits multicolores flottent dans l’air autour de lui, rouge, jaune, bleu, vert, son heaume représentant un chat vigilant assis sur son séant a roulé à quelques pas, faisant peur au cheval qui a fait quelques sauts de côté. La bête est grande et lourde, la tête haute et fière, le caparaçon aux couleurs du chevalier descend jusqu’à terre, laissant voir néanmoins les franges blanches et ocres au-dessus de ses sabots.
C’est un serpent vert et jaune, une jeune couleuvre qui l’a effrayé.
Elle s’est enfuie dans le ruisseau, vivement, ondulant sans effort au fil de l’eau.
Revenant à lui, le chevalier songe que la couleuvre aurait toute sa place sur son blason de gueule sur sable, entre les pattes de la chatte trônant sur le heaume.
Ne sont-elles pas faites pour s’entendre ?
Pour composer en quelque sorte une image, une métaphore vivante de cela même qui est divers dans l’amour, étrange, improbable ?
Ce qui, de l’impossible, advient.
Cette composition ferait un beau cadeau pour sa Belle, un tableau dans une gemme, une miniature sous une bulle-cloche transparente, dedans laquelle il neigerait des instants magiques, des caresses, mais jamais au grand jamais les flocons noirs des regrets.
C’est entendu.

 

À son appel, le grand cheval s’approche, encensant de la tête, frottant ses naseaux humides sur son visage.
Le chevalier remonte en selle, installant l’œuf béni de son histoire d’amour contre son sexe.

L’œuf chante doucement, il chante l’œuf.

Le tableau tremble un instant encore dans la Grande Lumière de l’après-midi des moissons du champ près du ruisseau, Aoussil sans doute, Aoussil encore, Aoussil toujours.

 Le chevalier se met à chanter.
Le cheval à son tour reprend le refrain.
Les moissonneurs et les femmes.
Bientôt ce sera l’azur et le vert.
La couleuvre mouille de sa langue la page à tourner sur laquelle le chansonneur notera les paroles et le rythme.

Le soleil passe à l’Ouest.

Le monde prend feu avant que n’apparaissent les premières étoiles.
Chaque soir le monde s’enfinit. Chaque nuit le monde s’encommence.
Dans le mi-temps de ce balancement, l’amour pousse son lit.
C’est cela que dit ma chanson, au premier essai de le chanter juste.

 

 

Le retour du gentil fiancé

Le gentil fiancé était revenu le jour du début du confinement, la veille même de la grande fatigue qui avait contraint le père à s’aliter, accablé par le poids des ans et des ans.

Vingt ans auparavant il avait interdit à sa fille de fréquenter le jeune homme, la contraignant par des moyens de pression incontournables. Elle avait passé ses vingt années à le haïr en silence, renonçant à tout échange écrit ou parlé.

Lorsqu'il s'était tenu sur le seuil de la porte, gentil fiancé prodigue des merveilles espérées, elle lui avait pris la main et l'avait entraîné dans la chambre du père, faisant l'amour sur la méridienne qu’elle y avait installé à cet effet, encore et encore.

Le vieillard s’était couvert la tête d'oreillers et d'édredon, mais cela n’avait servi à rien.

Il avait fini par se laisser tomber au pied du lit, suppliant sa fille, implorant, en un tas de souffrance sale.

Les ébats des amants s’en étaient trouvés redoublés, et les cris de plaisir et les langueurs interminables.

- J’ai faim, finit-il par réclamer, lorsque la nuit entra dans la grande chambre. 

- C'est un malheur, mon père. Que veux tu que j'y fasse ? Tout a une… fin …sur cette terre. Te voilà vieux tout pareil à l'orme du Pont de Bernac, et tant que le pont lui-même, qu’aurais-tu besoin de manger ? Il faut te faire une raison : repose-toi, plutôt.

De ce premier soir, faisant et refaisant l'amour avec une passion à déplumer les anges, elle ne lui donna plus à manger.

Après qu'elle eut interdit au curé de lui administrer l'extrême-onction et que les employés de l'hôpital soient venus emporter le corps qu'elle avait donné à la médecine, elle brûla les montants de bois, la literie ainsi que tous les effets du vieil homme - sauf son habit de mariage qu’elle offrit à son fiancé pour la cérémonie du lendemain.

   

   

Parques d’attraction 

Qu'ai-je fait des paysages, des regards, des mots, dans ma vie déposés, courants ou enterrés, vigiles ou dormeurs, qui tissent entre eux, désormais, et sur la terre et au-dessous, des entrelacs et des labyrinthes de nostalgie ? 

Le Village, l’Île, le monde, tournent enchevêtrés les uns dans les autres, ainsi que les brins d'une guirlande éternelle, avec tous les vivants et les morts, les bêtes, les pierres, les étoiles, et les eaux comme lumière. 

Ainsi à la bouche de chaque vivant, au corps de chaque vivant, est accolé une file de morts, des familles, tribus et peuples - qui parlent par leur bouche, se taisent par leur bouche, embrassent et mordent le monde, sans cesser de dévorer les vivants.

À ce stade, il faudrait présenter un sac avec de la terre, des odeurs, des morceaux de cahiers d'écoliers, de maquis - et être soi-même les multiples fils qui embobinent et débobinent sa propre pelote, Ô Parques d’attraction.

   

Mode liseuse
--> Pour une lecture optimale, cliquez sur le carré "Full screen" en bas à droite, à côté du logo Albiana.

   

Avis aux lecteurs
Un texte vous a plu, il a suscité chez vous de la joie, de l'empathie, de l'intérêt, de la curiosité et vous désirez le dire à l'auteur.e ?
Entamez un dialogue : écrivez-lui à notre adresse decameron2020@albiana.fr, nous lui transmettrons votre message !
Nouveautés
Decameron 2020 - Le livre
Article ajouté à la liste de souhaits