Le Visage - Marie-Catherine Raffalli

Le désespoir a un visage, il ne peut être oublié… car il est humanité. Une prose poétique de Marie-Catherine Raffalli

  

  

Le Visage

 

Enfant, j’aimais me réveiller dans les bras de mon père. Blottie dans ses bras forts, tenant du sommet de mon crâne au bout de mes orteils dans la hauteur de son buste. Le soleil levant créait une lumière douce tamisée, presque enveloppante. Le chocolat chaud fumait, m’obligeant à le siroter et faisant durer cette bulle de tendresse protectrice.

 

Un matin nous observions la célèbre biche sur le téléviseur. Ses traits sont magnifiques, fins et emplis de féminité. Elle déguste l'herbe verte lorsqu’elle devient subitement rouge. Du plus loin que l’on se souvienne, le délicat pelage n’a jamais pu la protéger. Voilà que la douce, gorge lacérée, compte les gouttes sur l’herbe tomber.

Elle a pourtant entendu un bruit craquant l’air, prévenant la traque du chasseur ; mais ce son l’innocent ne le connaît pas. D’ailleurs si vous regardiez, adultes, de nouveau la biche se régaler de son repas, vous seriez plus attentifs. Un moment infime précède la balle mortelle et sa paupière se soulève : c’est la terreur de la proie qui ne sait qui elle est que trop tard.

 

Plus près de la réalité et trop loin des bras de mon père, je suis adulte désormais. Accoudée à mon balcon donnant sur la cour, la vie est calme et silencieuse.

Soudain je le vois ce visage brut, sans caractère ni histoire : le visage universel du désespoir. Il supplie à l’aide, mon aide et puis la vôtre aussi, n’importe quelle main tendue prête à la lutte – ou même la fuite. Je me demande qui il est, d’où il vient. Face à lui, le temps s’est remonté. Serais-tu moi ?

Son front est si grave, si plissé, il mime la dame ayant longuement vécu comme le nourrisson qui pleure. Sa bouche retournée, presque béante, lâche un cri mais ne dit rien. Elle s’est posée sur ma peau sa vibration pesante, puis m’a frappée.

Je te reconnais.

Tu es les yeux de la détresse, ceux devant qui je l’avoue, je suis parfois passée, feignant l’ignorance. Tu m’es inconnue, alors tout le monde ou bien personne. Puisque inconnue, alors au plus proche de ce que je suis.

 

Je vous disais, il y a ce visage. Et avec lui pour seule arme, elle saisit mes yeux, avant même que je ne puisse choisir sa main. C’est là que je l’ai entendue : elle me décrit l’horreur et puis le supplice de la fenêtre voisine qui se ferme face à la tyrannie. J’ai compris, mon amie, je t’ai entendue. Si ce soir, comme bien d’autres, je décide d’ignorer ma responsabilité face aux agressions de la rue, et si comme tant d’autres je ferme les yeux et m’en trouve de bonnes excuses, dans ton regard je le vois, le monstre c’est moi.

 

Je l’ai fait, s’en souviendra-t-elle ? J’ai accouru. Mes jambes sont fragiles et mes mains tremblent. Arrivée à sa hauteur je déploie le bras et elle les attrape, ces doigts-mêmes qui écrivent ces mots. Ils lui ont suffit je crois, à perdre l’universel et à redessiner son teint familier. Son visage est vivant. Nos humanités n’existent que par le doigt de l’autre qui dessine nos traits.

 

Mais passée la terreur, le calme offre son temps au souvenir. Son corps arraché de sa sombre étreinte a abandonné ses pensées dans l’escalier. Elle songe à ces secondes, infidèles à l’agonie et si longues lorsqu’elles se perdent dans un cri. Je ne le sais que trop bien mon amie, retourner chercher l’esprit c’est retourner dans la cage.  Seulement, n’est-ce pas aussi retrouver l’espoir de la main tendue offrant son aide ?

N’aie crainte. La cage n’est plus qu’objet, lorsque le bourreau, lâchement enfui, ne peut la refermer.

 

Regarde-moi, regarde-les ! Ces femmes maintenant fièrement la marche dans la rue, criant leurs forces méconnues et la beauté de leurs faiblesses. Nous sommes toutes la même personne ! Écris-tu ces lignes ? Ressens-tu comme moi le temps reconquérir son emprise ? Dégagée du poison de l'oppression, les secondes sont de nouveau si délectablement brèves…

  

  

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