A Favula matta - Ugo Pandolfi

Deux auteures complices et « sorties de nulle part » peuvent-elles prétendre à un prix littéraire insulaire ? Une nouvelle de Ugo Pandolfi.

  

  

A Favula matta

 

Faut lui trouver un nom. Que penses-tu de Calabretti ? Comme l’héroïne de Maupassant. Pour le prénom, à toi de voir. Je sais que tu nous épargneras Colomba !

 

Vanina répondit aussitôt au courriel de sa vieille copine Lucia.

 

Va pour Calabretti. Padivoria me plaît beaucoup. Et ça sonne bien, Padivoria Calabretti. Je nous fabrique son Facebook. Retourne-moi le fichier définitif afin que je puisse enregistrer son dépôt à la Société des gens de lettres. Faudrait pas qu’on nous le pique notre chef-d’œuvre. Ensuite tu pourras le poster. Utilise une enveloppe autocollante : pas question de laisser traîner ton ADN. Je t’embrasse à plein bouche ma belle.  

 

Lycée, fac, chômage, petits boulots, mariages échoués, divorces réussis, depuis vingt-cinq ans qu’elles étaient complices, les deux femmes avaient toujours tout partagé, y compris un mec, assez récemment, qui était loin d’être le plus mauvais de leurs souvenirs communs. Lucia vivait à Paris l’essentiel de l’année. Elle donnait des cours particuliers à des cancres bourrés de tune. Vanina, elle, avait son job à Ajaccio, à la bibliothèque municipale. Les deux amies se retrouvaient régulièrement, chaque fois qu’elles le pouvaient, en Corse le plus souvent, quand Lucia s’offrait des vacances. Parfois Vanina s’échappait à Paris. Elles se téléphonaient au moins deux fois par jour. La nuit, elles échangeaient souvent de longues séries de courriers électroniques. Lucia et Vanina adoraient écrire et s’écrire. Il n’y a que le short message service que les deux inséparables refusaient d’utiliser pour entretenir leur vieille et complice amitié. Les SMS, elles n’aimaient pas. Elles détestaient même, car pour elles l’écriture était un espace de liberté qui ne pouvait guère se contenter des limites imbéciles d’un écran de téléphone mobile, aussi fun, chicos ou ipodé soit-il.

L’écriture était leur passion oxygène, leur soupape libertaire, leur béguin aventurier. Vanina était plutôt contes, petites fables et courtes nouvelles. Lucia qui écrivait souvent en langue corse de longs poèmes, avait un roman dans la tête depuis la chute du mur de Berlin.

L’effondrement du plus absurde symbole de la guerre froide n’y était pour rien. Simplement, dans les bras de Vanina, dans la nuit du 9 novembre 1989, Lucia avait découvert, à 23 ans, qu’elle pouvait être bisexuelle. Depuis, si cette révélation n’avait pas pour autant bouleversé sa vie, toutes les écritures de Lucia étaient empreintes d’une interrogation permanente sur cette attirance complexe. Une brèche s’était ouverte et Lucia avait commencé l’écriture d’un roman qu’elle n’avait toujours pas achevé à quarante-trois ans.

Au fil du temps, le roman fleuve de Lucia était même devenu un sujet de plaisanterie entre les deux femmes.

– Et ton roman, il progresse ?

– Ce n’est pas un roman. C’est autre chose.

– Un livre objet ? Un livre d’artiste ?

– Te moque pas. C’est mon œuvre à moi. Mon truc...

– Va y avoir plusieurs tomes ?

– Oui, jalouse. Plein de volumes, avec des illustrations, des dessins, des photos, des sons, des tissus, des objets. Et je ne serai jamais éditée. Je m’en fous.

– C’est pas un livre. J’ai compris. C’est un tapis d’éveil. Tissé et cousu main par une lesbienne, divorcée et sans enfant. Vachement original, le concept. Pour un éditeur jeunesse, peut-être ?

– Tu fais chier. T’es conne. Tu es bien placée pour savoir qu’on se ressemble beaucoup, vipère.

– Sauf que moi, je ne peux écrire que dans une langue. Je n’ai pas ta chance.

– Je suis bi. C’est ce qui fait mon charme, non ?

– C’est pour ça que je t’aime, ma bilingue.

 

Par jeu et pour le plaisir, Lucia et Vanina mêlèrent leur langue afin d’écrire à quatre mains une nouvelle policière pour laquelle elles avaient imaginé un auteur fictif écrivant en langue corse. Leur texte, destiné à un concours organisé sous le très officiel patronage de la Collectivité Territoriale de Corse, n’était qu’une facétie, un tour qu’elles se jouaient comme l’on s’embrasse avec la langue en public, comme l’on porte une nouvelle robe un peu osée, comme l’on prononce le mot de trop dans une réunion de faux-culs. Mais la farce s’arrêta vite, à la porte d’un succès que dans leur délire Lucia et Vanina n’avaient même pas eu la folie d’envisager.

 

Padivoria Calabretti dont la nouvelle parvint dans les délais réglementaires au jury chargé de lire les œuvres des auteurs âgés de dix-huit ans et plus, se retrouva sélectionnée parmi les meilleurs auteurs. A Favula matta avait séduit une grande partie des jurés, lesquels, comme dans les cours d’assises spéciales, étaient tous des professionnels. Un consensus semblait se dessiner pour l’attribution du premier prix à la nouvelle de cette Mlle ou Mme Calabretti à ce détail près que personne n’avait jamais entendu parler de cette femme. Elle sortait de nulle part, n’avait jamais fait parler d’elle, n’appartenait à aucun réseau d’influences.

Elle n’était rien. Elle n’existait pas, pour personne. Une inconnue. Pour certains membres du jury, c’était le genre de détail qui posait problème. Ça le faisait pas de ne pas savoir à qui on avait à faire.

 

C’est vrai, avait lancé un membre influent du jury, elle est un peu trop mystérieuse votre Calabretti. Sur sa page dans Facebook, il n’y a rien sauf sa date de naissance invérifiable et une adresse e-mail qui est peut-être bidon. C’est un peu juste. Elle n’a même pas d’amis... C’est délicat pour le premier prix. Vous me comprenez ?

Comme personne ne la connaît, renchérit un deuxième juré, personne ne peut dire si elle parle vraiment le corse. Qui nous dit qu’elle ne triche pas cette Calabretti ? Elle s’est peut-être fait aider par quelqu’un, allez savoir ?

Le doute instillé fit se répandre tous les soupçons.

Peut-être que ce n’est pas une femme, s’exclama même un troisième membre du jury. Qu’est-ce que j’en sais, moi !

 

Les organisateurs du concours, eux-mêmes, furent mis en cause pour leur naïveté pour ne pas avoir envisagé une telle tricherie sur la terre des polyphonies, ni imaginé qu’un auteur puisse être double au point de devenir sournois. La suspicion devint telle à l’égard de l’énigmatique Padivoria Calabretti que le président du jury décida de repousser les délibérations afin de pouvoir solliciter l’avis d’un universitaire, grand spécialiste de la littérature insulaire. Trois semaines et de nombreux bruits de couloir plus tard, le sort de Padivoria Calabretti fut définitivement réglé. L’analyse littéraire au scalpel de sa Favula matta qu’exposa avec un éminent talent l’universitaire sollicité, fournit en effet à tous les membres du jury un argument imparable pour écarter la gêneuse, sans appel.

 

Cette nouvelle ne repose que sur une mise en abyme aporistique, expliqua doctement l’invité des jurés. Comme toutes les métalepses, les mises en abyme ont un double pouvoir étrange, contradictoire. Elles peuvent aussi bien soutenir l’illusion romanesque que la mettre en doute. L’épanalepse dont Padivoria Calabretti fait un abus grossier ne vise qu’à violer les doxas du récit, qu’à transgresser ou pervertir les normes de la narration. La question qu’il vous appartient de trancher, ajouta, en conclusion, le brillant universitaire, est simplement de savoir si, oui ou non, vous voulez devenir complices des infractions narratives de cette auteure ?

 

Le conseiller Verdi, que ses ennemis à l’assemblée territoriale avaient appelé « l’Irrédentiste », autant en raison du passé un peu fasciste de son père durant l’occupation italienne que pour le métier de prothésiste dentaire qu’il avait exercé jusqu’à sa retraite, suggéra alors que l’on écarte purement et simplement Padivoria Calabretti des auteurs sélectionnés Sa proposition, accueillie comme un soulagement par tous les membres du jury, fut adoptée à l’unanimité. Au fond, Padivoria Calabretti n’avait que ce qu’elle méritait : la mise en abyme totale, sa propre disparition dans le trou noir qu’elle avait elle-même creusé.

Sans état d’âme, la conscience tranquille, heureux d’avoir résolu l’affaire sans avoir de cadavre à enterrer, tous les membres du jury s’en allèrent dîner, face à la préfecture, dans l’un des plus anciens établissements de la ville où le pavé de loup était parfaitement cuisiné depuis plusieurs décennies.

 

Ce n’est que quelques semaines plus tard qu’un obscur site lança sur l’Internet une consternante polémique sur les résultats en Corse d’un concours de nouvelles policières. Selon les informations, invérifiables, mises en ligne, l’un des textes adressés au jury avait été arbitrairement écarté. Sans commentaire, le site publiait le synopsis de la nouvelle, victime de cette étonnante et incompréhensible censure.

 

Deux femmes décident de s’associer afin de pouvoir participer à un concours de nouvelles policières en langue corse. L’une rédige l’intrigue en langue française ; l’autre l’écrit en langue corse. Pour ce projet elles inventent un personnage qui n’existe pas : une jeune auteure qu’elles prénomme nt Padivoria. Dans l’intrigue qu’elles imaginent, la mise en abyme qu’elles introduisent va les détruire : chacune des auteures de la fiction, envisage en effet de supprimer sa complice. Avant de s’éliminer l’une l’autre, les deux femmes parviennent à terminer leur nouvelle et à l’adresser aux organisateurs du concours. Padivoria remporte le prix de la Meilleure histoire. Mais pour les auteures qui lui ont donné vie, il est trop tard. Elles ne survivront pas à leur propre piège.

   

  

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