Yves Rebouillat - Personne n’aime jouer dans un flipper / Chap.2 - Résilience

   

Où l'on se rend compte que les premières années de la vie de Thomas ne furent ni simples ni roses. Que le destin d'un boule de flipper est de glisser vers le bas inexorablement... que son espoir est pourtant de rebondir un jour. (Suite du roman)

  

Personne n’aime jouer dans un flipper

  

Chapitre II - Résilience

  

Thomas

La vie de Thomas avait plutôt bien commencé. Bébé bien né, sans souci de santé, à la croissance ordonnée. Éveillé comme les nourrissons de son âge, évoluant comme eux, faisant les mêmes sourires, les mêmes grimaces, plus tard, victime des mêmes maladies infantiles, bon enfant à la crèche, puis dans les petites classes. Agréable plus tard.

Il n’avait pas sept ans à l’instant où son existence dorée connut un sévère et douloureux tournant quand ses parents chutèrent dans le massif du Mont-Blanc Unis par les liens du mariage et la corde qui les assurait, ils se retrouvèrent un été, tous les deux morts, au pied de la pointe Walker dans les Grandes Jorasses, versant italien. Ce pour quoi, très longtemps, il considéra l’Italie comme un pays diabolique et se promit de ne jamais s’y aventurer. De ne jamais pratiquer l’alpinisme non plus.

Ses parents étaient sa seule famille, alors il fut placé dans une autre famille et y fut accueilli comme un enfant de la maisonnée. Il n’aurait pas pu mieux tomber (façon non allusive d'écrire). Il était le seul héritier de la fortune de mère et père, laquelle devait lui permettre de vivre de ses rentes de sa majorité jusqu’à une mort tardive si, par fantaisie, la vie l’emmenait jusque-là.

Il y fit connaissance de deux sœurs jumelles, elles aussi placées. Y vécut, ainsi qu’elles-mêmes, jusqu’à leur triple départ pour les Universités. Entre-temps, les trois jeunes gens s’étaient entendus et aimés au-delà de ce que l’on observe dans les fratries répandues, tourmentées par les rivalités, minées par les intérêts divergents, empoisonnées par le sentiment de chacun de leurs membres qu’il n’est pas traité avec une stricte impartialité, et donc, convaincu que ses parents éprouvaient des préférences choquantes.

Pendant des mois, il pleura par longues séquences, muet, inapte à prononcer les mots qui auraient pu dire quels fantômes, quelles idées noires, lui déchiraient l’âme et le cœur (mais on se doutait bien). Il était inconsolable. Ne parvenait pas à accepter, ni à comprendre qu’il ne reverrait plus jamais ses parents, ne les embrasserait plus, ne recevrait plus de baisers ni de câlins de leur part, ne découvrirait plus rien par leur entremise, à la lumière et à la chaleur de leur amour réciproque, des beautés du monde et de la vie.

Il se rappelait son père, qui, lors de leurs balades n'oubliait jamais son couteau plus ou moins suisse, et fabriquait, chemin faisant, d'éphémères jouets taillés dans des branches de noisetiers : arcs et flèches, sifflets, cannes, petits bateaux,… et sa mère qui veillait à ce qu’il se désaltérât et mangeât les tartines de beurre recouvertes de fromage et de jambon et d’autres garnies de chocolat qu'elle lui avait préparées.

Ils consacraient tous les trois, une partie de leurs journées de liberté, si le temps le permettait, à de jolies promenades et à des jeux de plein air, à d'autres activités, bien sûr, d'intérieur, quand le temps était à la pluie ou à l'orage. Dans ses souvenirs d'étés, il faisait presque toujours plein soleil. Parfois lorsque la chaleur l'assommait alors qu’ils marchaient le long de petites routes récemment goudronnées et recouvertes de gravillons qui collaient aux chaussures il demandait à son père de le porter sur ses épaules. Lequel n'obtempérait pas toujours ce qui déclenchait sa mauvaise humeur.

Ces "êtres de toute beauté" - son père et sa mère, -, "omniscients" (les plus beaux et plus savants parents du monde, forcément) lui avaient prodigué une attention de tous les instants, appris à marcher dans la pré-montagne, à reconnaître quelques fleurs, certains fruits comestibles et des oiseaux, à regarder, à tenir une herbe entre ses doigts pour la faire chanter en soufflant dessus, à confectionner de petits radeaux et à les lâcher dans un ruisseau, à entasser des pierres de barrage dans le cours d’une rivière pour y former une "profonde piscine", et enseigné à lire et à dessiner mieux que ses instituteurs ne le faisaient.

Ses parents disparus, lâché seul dans le flipper de la vie (il apprendra bien assez tôt ce qu’était un billard électronique et ne s’y intéressa, plus tard, qu’en tant qu’abstraction allégorique qui disait, la violence, le hasard, les coups, la chance, les mauvaises lumières, la frénésie, les addictions, les jouets débiles, le bruit, les fracas, les disparitions, les concurrences, le poison de l’argent et les troquets minables dans lesquels les malheureux viennent noyer leur chagrin ou leur mélancolie dans l’alcool et ne sont plus en état de "faire un flip", proches de "faire tilt").

Il eut le "redémarrage vital" douloureux, lent et infiniment triste.

Ses "parents" d’accueil essayèrent de le consoler. Dirent parfois, pour le rassurer, de jolies et intelligentes phrases. L’invitant à garder dans son cœur et ses souvenirs, ses vrais parents et tentant de le persuader que l’avenir serait radieux. Mais en dépit de leurs affection, de leur empathie, ils éprouvèrent de nombreuses difficultés à le convaincre. Leurs références hasardeuses à une vie après la vie, l’évocation de ses parents défunts qui le "verraient depuis là-haut", "l’accompagneraient", toutes ses gentilles et invraisemblables niaiseries avaient sur lui un effet contraire à celui recherché. Ses pleurs redoublaient à la moindre formulation de l'invraisemblable scénario selon lequel ses parents, devenus invisibles, auraient pu prendre soin de lui. Pour Thomas, l’amour, l’affection, n’étaient pas des notions abstraites mais devaient obligatoirement s’incarner dans la chair et les paroles des personnes, de "maman et papa".

Élisa et Lisa, témoins de telles scènes, le rejoignaient, impuissantes, dans son tourment. Mais se mettaient-elles aussi à pleurer, qu’immédiatement, son désespoir semblait disparaître et ses propres larmes s’arrêtaient de couler. Seule la douleur réelle ou supposée de ses sœurs avait raison de la sienne. C’est dire combien il les aimait, il avait commencé dès les premières heures passées avec elles.

Il manifesta très tôt une grande curiosité sur le fonctionnement des sociétés - à commencer par sa micro-région grand-savoyarde - avant de s’interroger sur l’organisation générale des pays qui, cahin-caha, mais avec une certaine efficacité, permettait aux gens de travailler, de fabriquer des produits utiles, de gagner de l’argent avec lequel ils les achetaient, de manger, de s’instruire, de voyager. Alors, après avoir hésité entre "sociologie" pour comprendre les sociétés et les groupes humains qui les composaient et "économie" parce qu’il était doué en mathématiques, il opta pour la faculté de sciences économiques et, parallèlement, pour le plaisir, étudia la philosophie.

 

Élisa et Lisa

Les deux sœurs jumelles qui avaient été accueillies par Marie et Joseph Battistini, deux avant Thomas, avaient aussi perdu leurs parents. Lors d’un accident de la route. Elles n’étaient pas présentes, ce jour-là dans l’automobile qui dégringola, après Roccapina en direction de Bonifacio, depuis la corniche jusqu'aux rochers en contrebas, presque au niveau de la mer, mais loin encore des petites criques et des plages baignant dans des eaux de jade, d'émeraude ou turquoises, selon que le ciel était gris ou bleu, après avoir évité une camionnette blanche qui sortit trop vite d’un virage serré sur l’autre voie que celle sur laquelle elle aurait dû rester. Les témoins avaient été formels, le chauffard ne se serait pas arrêté et aurait disparu. Les mêmes n’auraient pas fait attention à la plaque d’immatriculation de l’auto responsable, "tout s’était tellement vite passé".

Elles avaient pu "accepter", "vivre avec ça", plus facilement et rapidement que Thomas parce qu’à deux enfants d’une même fratrie, on peut échanger, se remonter le moral, se raconter des souvenirs communs (tandis qu'être seul dépositaire de la mémoire des disparus prive de l’appartenance à la communauté bienveillante, chaleureuse et rassurante des survivants). Comme si elles pouvaient, en partageant leur fardeau, en alléger leur part respective (on sait pourtant, que le deuil n'est pas une quantité, mais un état de privation, de manque, un faix de souffrances personnelles, intimes, en quoi il n’est pas divisible ; on remarque cependant, qu’un deuil, quand il est commun, l’occasion de complicités, d’échanges de paroles, d’étreintes, voit, et à ces moments là seulement - la solitude est alors possiblement un calvaire -, baisser l’intensité de la douleur dont il est la cause... c’est compliqué le deuil).

Thomas, fils unique pouvait difficilement recourir à des outils d’auto-thérapie. Mais savoir que ses deux sœurs partageaient l'expérience de l’effroyable, de la disparition d’un père et d’une mère, l’aidait à se sentir moins seul et l'encourageait à suivre leur exemple d’enfants pacifiés dont la douleur avait fini par refluer. Ces malheurs les inclinaient également à penser que le monde était broyeur de femmes, d’hommes et d’enfants. De tels tristes sorts rapprochaient les trois enfants comme peu d’événements et de circonstances auraient pu le faire.

Lorsque qu'elles parvenaient à ne pas joindre leurs larmes aux pleurs de Thomas qui entrait dans une phase de grand abattement, et à garder la maîtrise de leur élocution, elles lui parlaient doucement et faisaient baisser l’intensité de son chagrin et de son angoisse.

- Tom', on est là, avec toi,

- Oui, c’est vrai qu’on t’aime

- Ne pleure plus, ça mouille ta chemise

- Et ça met du rouge dans tes yeux

- Comme les lapins blancs de Ma et Jo

- On ira se baigner dans la rivière

- On essaiera d’attraper des poissons

- Comment, on fera ? Avec les mains ?

- Oui, on essaiera.

- On y va maintenant ?

En peu de phrases, elles parvenaient à le débrancher de sa peine infinie, jusqu’ aux prochains assauts du chagrin toujours tapis dans le quotidien de sa nouvelle vie et susceptible d'éclater sous tous les prétextes.

Les filles l’entraînaient hors de la maison et ils partaient tenter, l’eau jusqu’aux genoux, d’attraper des truites qu’il ne virent jamais s’aventurer à proximité de leurs jambes. Après avoir été pincés par des écrevisses, ils évitaient celles-ci qui étaient pourtant plus faciles à pêcher.

La communauté de destin avec leur "petit frère" - c’est comme cela qu’ils s’appelaient, "frères et sœurs" et il était plus jeune d’une année - expliquait toute l'attention d'Élisa et de Lisa à l’égard de Thomas.

Elles s’entendaient bien entre elles, étaient gracieuses, bonnes élèves et bonnes copines avec de nombreux enfants de l’école et du voisinage. Elles avaient tant d’amies que Thomas ne les fréquentait, ni ne les connaissait toutes. Ils avaient chacun leur propres réseaux de camarades.

Leur parcours scolaire était sans raté.

 

 

La famille Battistini

La cinquantaine au moment des "adoptions", éleveurs et agriculteurs, les Battistini étaient affables et aimants. Ils disaient que leur nom était présent en Haute-Savoie depuis au moins deux siècles, que les Alpes étant poreuses, les flux migratoires opéraient des deux côtés mais plus souvent en provenance d'Italie. Et qu’ils avaient de lointains cousins de l’autre côté des Alpes, en vallée d’Aoste où leur nom était plus répandu qu’ici. Il riaient et faisaient sourire quand ils ajoutaient qu’une station du métro de Rome portait ce nom, "Battistini", et qu’elle était le terminus de l’une de ses trois lignes - dans la ville la plus belle du monde après Paris -, comme le canton de Bonneville fut à leurs aïeuls, un terminus migratoire.

Ils aimèrent donc les trois enfants comme s’ils en étaient les parents biologiques. Leur offraient la montagne, les verts pâturages et les prairies fleuries au printemps, la neige l’hiver (en général), les forêts, la rivière proche, la cour de la ferme, l’étable, le poulailler, les clapiers. D’incomparables terrains de jeux et des jouets vivants dont les trois enfants profitèrent ensemble, longtemps.

Ils avaient aussi fait l’acquisition de trois ânes, un pour chacun, sous contrepartie qu’ils veillassent à les alimenter en eau, en fourrage et légumes. Les gamins jouaient ensemble, découvraient la nature et les livres, passaient des heures à bavarder. Ils grandirent, diversifièrent leurs loisirs et leurs amis. Firent du sport, elles de l’alpinisme, lui de l’athlétisme. Tous les trois, des randonnées enchanteresses.

À l’adolescence, elles connurent les premiers harcèlements sexuels de la part de jeunes hommes du même âge ou de plus vieux et lui, ses premières bagarres. Au moindre appel de ses sœurs, à la moindre vilenie exercée à leur encontre, il accourait fonçait et frappait avant de discuter. Le harcèlement, même verbal, se payait à coups de poing et de pied. À l’occasion de ces actions kamikazes, il fut aussi rossé, mais jamais découragé.

Avant fin de leur adolescence Élisa et Lisa comprirent qu’elles éprouvaient de concert, pour Thomas, d’autres sentiments qu’un amour (pseudo-)filial. Elles l’aimaient tout court, profondément, et firent le projet de vivre avec lui (toutes les deux et lui, insiste-t-on). N’ayant pas les mêmes parents que lui, elles étaient libres de l’aimer sans encourir l’insultant et public reproche de la commission de l’inceste (elles se fichaient cependant, que tout le monde les sût ou non d’une même fratrie). Tels étaient les propos qu’elle avaient eu l’occasion d’échanger et qui les rassuraient, quand elle acceptèrent de reconnaître qu’à leurs yeux, l’adolescent déjà adoré depuis longtemps, devenu jeune homme, était non seulement le soleil de leur vie mais sexuellement, très désirable.

 

Et puis la fac. "Lettres modernes" et "histoire de l'art" à Grenoble pour elles et "Sciences économiques" à Lyon pour lui, un an plus tard. Ce fut difficile pour les trois. Ils se virent moins, mais se rencontraient quelques jours pendant les vacances. Il y eut aussi quelques allers et retours entre les deux villes quand attendre la fin des cours paraissait insoutenable. Personne ne vit plus heureux jeunes gens quand ces trois-là se retrouvaient et s’étreignaient.

À Grenoble, les sœurs firent la connaissance entre de nombreux autres jeunes gens, d’une jeune femme de leur âge et de mêmes salles de cours et de "TD". Une grande amitié s’en suivit. La dernière arrivée postulait au rang honorifique de "sœur" d’Élisa et Lisa, avec leur acquiescement explicite. Elles passèrent cinq belles années ensemble qui laissèrent peu de secrets entre elles trois. Il y avait, peut-être, chez la troisième quelque chose qui ressemblait à de l’amour pour les jumelles. Elle connaissait aussi des garçons avec lesquels tout se passait bien.

Elle s’appelait Carole, était belle comme un cœur, délicate comme une rose, sensible comme une poupée de cire, "romantique", fidèle et déterminée, karatéka pour ne pas se faire marcher sur les pieds. En amphi, elle n’hésitait pas à intervenir, à porter la contradiction aux enseignants et à engager un débat qui pouvait durer longtemps et prendre des tours vigoureux. Elle possédait l’art de l’éloquence. Et ne rechignait pas à l’emploi de mots et d'expressions authentiquement plébéiens.

Carole n’avait pas besoin ni d’être grande psychologue ni d’entendre les confidences exhaustives des deux sœurs pour comprendre qu’elles éprouvaient pour leur "frère" une passion absolue et inquiète. Ce sentiment qu’elles n’auraient pas révélé à Thomas devenait envahissant. L’intéressé semblant ne pas se rendre compte de la nature de leur attachement, elle craignaient de le décevoir ou de le heurter, de l’éloigner d’elles en lui faisant part de leur projet de vie à trois.

Carole en conçut un profonde déception personnelle et, pour elles, une compassion sans limite.

- Les filles, il faut vous sortir de ça.

- Et pourquoi chère "madame" ?

- Déconnez pas, elle est toxique cette relation ! Lui vous traite normalement, comme ses vraies sœurs. Et vous voulez coucher avec lui ! Il n’est pas dans ce trip, c’est désespéré, vous allez vous faire du mal.

- Tu ne le connais pas, tu ne sais rien de la manière dont il nous "traite" et on ne veut pas que coucher, on veut vivre d’amour, ensemble.

- Vous êtes belles, vous avez connu de beaux et d'intelligents garçons, vous n’aurez pas de mal à trouver les hommes que vous désirez.

- On n’en a jamais connu d’aussi fantastiques que Thomas

- Vous lui avez parlé, vous envisagez de le faire ?

- Oui, un jour, on passera de l’implicite à l’explicite

- Oui, on passera à l’action, on a toutes nos chances

- Quand vous serez vieilles et aurez laissé passé mille occasions ?

- Laisse tomber tu ne sais ni ne comprends pas. C’est une affaire de famille ! s’exclamèrent-elles à tour de rôle et en riant.

Carole exclue, s’en fut rejoindre son ami Chuck (les parents de celui-ci étaient fans de rock originel et habitaient le Berry) qui l’attendait au bar voisin, les écouteurs vissés dans les oreilles, son smartphone branché sur une sélection de musiques rock des années pionnières et son chapeau porté bas sur le front. Lui, n’avait jamais mis les pieds à l’Université mais connaissait tous les gens et les lieux interlopes des Alpes, dans le triangle formé par Genève, Chambéry et Courmayeur. Et il gagnait déjà de l’argent.

 

De son côté, Thomas une fois dûment diplômé, aurait pu devenir, non pas économiste mais, historien des théories économiques qu‘il aurait pu enseigner si l’appel du sang (une foutaise, mais poursuivons) et son capital qui dormait ne lui avaient pas inspiré une autre voie bien dans le fil des questions du temps de sa prime jeunesse, juste avant l'ouverture des concours ad hoc qui, réussis, lui auraient ouvert la carrière de professeur mal payé d'économie. Au lieu de quoi, il suivit, en accéléré, une formation à la gestion des entreprises dans une école de commerce et ainsi armé, se lança dans une aventure de long cours.

Il racheta l’entreprise de ses parents à l’homme qui l’avait acquise à leur décès, au moment où celui-ci vendait pour profiter de sa retraite et de la vie. Entre-temps, la boîte de restauration du patrimoine bâti s’était consolidée et même développée. Une affaire pour un prix d’ami, le vendeur étant certes un capitaliste et un professionnel efficace mais aussi un grand sentimental qui savait dans quel contexte il avait, lui aussi, jadis, fait une sacrée affaire. Sans descendance à enrichir, ni projet de reprise par ses salariés, il pouvait faire acte de générosité.

Thomas dû s’endetter pour ne pas dilapider une fortune qui devait lui assurer aussi une assurance en cas d’échec.

Il lui fallait un "bras droit" ; le second de la maison quittait la boite en même temps que son patron. Il avait besoin d’un technicien visionnaire et sympathique, pas question d’un financier ou d’un commercial dans les ciels desquels règnent peu d’aigles. Il recruta un homme devenu son ami, rencontré lors d’une fête. Luc. Il l’avait remarqué parce qu’il parlait haut, avec passion, compétence et gourmandise - toujours entouré d’un petit auditoire (une cour ?) - de restauration de bâtiments historiques. Tailleur de pierre, maçon, charpentier, couvreur, terrassier, cycliste (il vénérait son vélo qui lui avait coûté bonbon et "dormait" dans le séjour quand il n’était pas chevauché par son maître sur les routes alpines avec cols), à la tête d’une petite entreprise générale de bâtiment , bon père de famille, sentimental (pas romantique, on lui avait expliqué les différences), fort comme un bœuf (un cheval, un éléphant). Il calculait mentalement avec une rapidité déconcertante, conduisait vite,  avec assurance (et permis de conduire), connaissait les lois de la physique (des solides, des liquides, pas seulement la force de gravité qui faisait qu'il portait des chaussures de sécurité) et de la géométrie (en des aspects plus ardus que la verticalité et l'horizontalité attestées par le fil à plomb et la bulle d'air) applicables à ses métiers. Il faisait des plans, rédigeait des devis. Résolvait des problèmes difficiles dans l'urgence : empêcher un mur bâti au XIIIe ou au XIVe siècle, un toit, une voûte, une cave, un clocher, édifiés aux mêmes siècles ou aux décennies voisines, de s'effondrer, retrouver des fondations enfouies et les consolider (plutôt, les [re]faire), redresser un mur de pierres multi-centenaire qui fait ventre et menace. Il étayait, élevait, surélevait, déplaçait, abattait, reconstruisait à l'identique (mais en mieux), creusait, passait par un "trou d’épingle", un boyau, construisait un chemin de ronde en lieu et place d'un talus disgracieux et malsain. Crépissait quand il n’y avait pas d’autre solution, jointoyait, remplaçait une grosse pierre d’appui, une clef de voûte, reconstruisait arrêtes, chaîne d'angles, linteaux, appuis, joues, seuils. Plaçait et déplaçait ancres et tirants. Édifiait des échafaudages complexes, maniait la sableuse… Prenait des risques. Il connut des drames personnels qui en firent un homme dur au mal : perte d’un frère qui ne voulait plus vivre, fils inconsolable d’on ne savait quoi, instable, épouse fugueuse multi-récidiviste, chiens de chasse disparus, voisins imbéciles, chevreuils dévorant ses jeunes arbres, renards dans le poulailler... Il avait largement eu sa part d’ennuis.

 

Retour chez les Battistini

Avant une longue fin de semaine de mai, Thomas avertit les Battistini qu’il viendrait passer quatre jours à la maison, avec, s’ils en étaient d’accord, une amie. Ils acceptèrent, le cœur léger, d’autant plus facilement qu’ils n’étaient pas les derniers à s’interroger sur les relations entre leurs trois enfants. Voilà, se dirent-ils, qui était de nature à clarifier les choses.

Les jumelles réagirent mal. Cette femme qui arrivait avec leur frère, leur homme, leur amour de toujours, cassait le bel ordonnancement de leur petite société. Fit sauter (encore rien d’allusif) en même temps que leur cœur, un verrou dans l’esprit des jumelles.

L’annonce selon laquelle Mélissa et lui, habitaient ensemble un petit appartement de la périphérie jolie de Grenoble fit tout déraper. Elles tinrent bonne figure pendant une heure, mais leurs regards infiniment tristes annonçaient l’imminence d’une catastrophe. Elles perdirent pied. Et quittèrent sans ménagement ni rien dire le salon où tout le monde était réuni autour d’un apéritif, ce vendredi soir, abandonnant leur verre plein et les mines déconfites qui se tournaient dans leur direction.

À vingt quatre ans, en se jetant d’une falaise peu éloignée de la maison, elles mirent fin à leur vie.

Une enquête de gendarmes ayant appris qu’elles étaient férues d’alpinisme depuis longtemps conclut à un "suicide collectif, volontaire et sans violence", vraisemblablement pour exprimer que personne ne semblait les avoir poussées (le sens des mots n’avait pas gagné toutes les brigades, on avait encore, à cette fin lointaine, un ou deux millénaires devant soi, toutes choses égales par ailleurs, peut-être plus ; ou moins, si la langue continuait de se déliter au profit d'images, de bruits et de simples signes).

On ne trouva aucun mot d’explication de ce double geste, épouvantable et inattendu. On comprenait sans.

Elles aimaient toutes deux Thomas, sans rivalités ni jalousie entre elles deux. Elles avaient fait l’expérience d’autres garçons qui les avaient déçues, inaptes à les détourner de leur adonis. Thomas était aussi, "vraiment", leur frère. Elles avaient expérimenté ce que cela signifiait. Elle ne virent jamais la possibilité d’une incongruité dans leur projet collectif. Aurait-il été celui d’une seule, bien malin celui ou celle qui aurait deviné à quoi un projet amputé aurait conduit.

De quoi était fait cet accablement à ce degré insurmontable, qui les précipita de si haut vers le néant ? Du déchirement certain du cocon familial ? Fallait-il qu'elles vécussent avec Thomas pour perpétuer le cercle intime qui avait contribué à leur construction et à l’intérieur duquel elles vécurent heureuses, arrachées à l’enfer des jours d’après le décès de leurs parents ? Avaient-elles cru pouvoir garder la cellule de leur deuxième chance dans sa pureté d’origine, en étant fidèles à leur enfance recommencée à cinq ans et qu’elles ne voulaient pas voir s’enfuir ? Avaient-elle besoin que leurs repères demeurassent inchangés ? Craignaient-elles que l’explosion de ce biotope entraînât leur propre dérèglement ? Elles aimaient d’amour Thomas. Que cette passion ne fût pas réciproque et, pis encore, que leur homme éprouvât de l’amour pour une autre, les détruisirent.

Que peut-on leur reprocher ? Rien, sinon d'avoir privé le monde de leurs personnes rayonnantes et rares, d'avoir fait du mal à ceux qui avaient eu la chance de croiser leur route. À quoi le couple Battistini aurait-il dû s’employer ? Il ne se pouvait pas qu'il n’ait rien vu. Et Thomas, était t-il frappé de cécité, d'indifférence, de sécheresse du cœur, d’inintelligence des choses de l'âme, de lâcheté, de complaisance (tout à coup, on s'effraie de trouver Thomas moins sympathique) ? Carole, elle, avait fait ce qu’elle avait pu, la seule à avoir pressenti qu’Élisa et Lisa filaient un mauvais coton.

Thomas connut le deuxième gigantesque drame de sa vie. On l’hospitalisa d’urgence, le mit sous toutes sorte de drogues pour calmer son extrême détresse, faire taire sa douleur, mettre fin à ses lamentations déchirantes, préserver Mélissa qui n'y était pour rien et s’épouvanta, vrillée par le regard empli de haine que son homme devenu fou de chagrin lui infligea. Il dormit, assommé, trois jours durant et émergea. Déterminé.

Il allait révolutionner sa vie. Apprivoiser la mort. Ne jamais plus pleurer.

Cela faisait beaucoup d’immenses émotions pour Thomas. Il quitta Mélissa, profondément meurtrie, renoua avec la pratique parentale de l’alpinisme, s’y employa durement, s’entraîna sans relâche, des mois durant. Devint excellent grimpeur et partit un jour, accompagné d'un guide de haute montagne, attaquer une course dans les Grandes Jorasses : la Pointe Walker, versant Sud. Il voulait en finir avec ses fantômes, ses inhibitions, ses lâchetés, une part honteuse de son passé. Il était heureux d’en trouver la force et les moyens. Il impressionna son guide.

Il se sentait fort.

Peu après sa courte hospitalisation, Thomas s'était installé, seul, dans une grande maison à la campagne avec parc et piscine, à proximité de l'entreprise. Il ne quittait pas le territoire de son enfance.

Puis, il y eut cette quadruple crise, sanitaire, économique, morale et politique...

Il s'occupa. Il pouvait exercer son métier. Il avait le temps, de l'espace et une grande quantité de sujets à traiter.

 

à suivre...

...dans un troisième épisode au Chapitre III - Défiance

  

Lire ici le chapitre I - Tendances à l’oubli

  

   

Retrouvez d'autres textes de l'auteur :

Permission de sortie... à tout petits pas

Mortel oubli ?

  

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