- Le Nouveau Décaméron
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Yves Rebouillat replonge… Il reprend la chronique des jours passés – confinement et déconfinement compris – et promet de garder le cap désormais : « Attention, ralentir ! » (et en profiter pour vivre…).
Permission de sortie... à tout petits pas
I - Ambiances
La pandémie faisait rage et des ravages parmi les femmes et les hommes. Nous n’en étions qu’au commencement quand une interdiction m’enjoignit de me confiner là où j’étais.
Bon début, j’étais chez moi, j’avais de la place. Dedans et autour.
Je n’étais pas le seul visé. Dans le monde, quasiment tous les États édictèrent sensiblement les mêmes mesures. Nous consentions à brider nos élans, notre nature, nos pouvoirs d’achat et d’acheter et nous nous doutions que la suspension des libertés d’aller, de venir et de faire, serait, un jour ou l’autre, rapportée, possiblement, rapidement.
Il y eut des expérimentateurs autoproclamés éclairés, des imbéciles, des fachos et des fous furieux (distinguer ces deux dernières variétés ne présentant d’intérêt que pour la police vraiment républicaine, la justice et la psychiatrie légale).
Les premiers estimèrent qu’une contagion massive devait stopper la contagion (cela, je le savais, quand tout le monde est testé positif au coronavirus, personne n’est plus négatif, voire, quand tout le monde est mort, personne ne meurt plus ; fallait me demander de confirmer, j’aurais objecté qu’il ne faut pas jouer avec la vie des autres, mais comme cette prescription était connue, cela n’aurait servi à rien), d’autres, contre l’avis de la communauté scientifique mondiale, crurent détenir un remède efficace et se louaient de tant d’intelligence en eux-mêmes.
Les seconds évoquèrent béatement, la justice céleste et le courroux divin tout en transmettant hardiment la saloperie, le virus étant plus performant que leur prosélytisme. Parlera-t-on bientôt des martyrs de la bonne cause ?
Les troisièmes estimèrent crânement, que seuls mouraient d’une "grippette" ceux qui étaient trop faibles pour continuer de survivre, qu’ils pouvaient disparaître, surtout des bidonvilles tropicaux et surpeuplés, si vilains vus depuis les plages et accrochés à des terrains où construire, sur leurs emplacements remis à nu au bulldozer, des immeubles d’architectes à la mode, rapporterait beaucoup d’argent.
Les quatrièmes, en bandes minoritaires, soudés-sans-peur, les uns aux autres, armés de fusils à pompe, éructèrent mille fois ou plus, « la liberté, fuck,... c’est la liberté, fuck ! », drapés dans un drapeau complètement barré et sévèrement étoilé dans une case, tout comme eux-mêmes.
Un peu de tout fait le monde dont on ne peut exfiltrer personne. Ce pour quoi l’humanité a grand besoin de beaucoup de temps pour progresser encore. Et l’humanité, c’est... l’humanité, na !
II - Entraînement
Déjà six semaines depuis la proclamation de la levée du confinement dans ses modalités les plus contraignantes.
Le 11 mai en France ou l’un des quarante jours suivants, tout le monde se précipita-t-il dehors comme un seul homme ou une seule femme ? Non ! Les États peuvent exiger le confinement mais obliger leur citoyens à sortir doit être, presque partout, anticonstitutionnel. Ce serait comme obliger les peuples à être heureux. Ou tout faire pour qu’ils le soient... ce serait dingue, non ? D’ailleurs, pour que la décision ne provoque pas d’effets trop indésirables, il fallait sortir doucettement.
Les esprits analytiques les plus brillants et les plus littéraires évoquèrent l’édiction d’une sorte de "permission de sortie". L’expression est appropriée et sonne agréablement. Est permis ce qui n’est pas interdit. Je peux librement rester confiné si je le souhaite. S’agissant d’une permission, elle peut aussi être retirée par l’autorité publique qui a fixé les contraintes initiales. Liberté provisoire du coup. Bien sûr, puisque le virus menace toujours alentour et pourrait faire un bout de chemin à l’envers.
Le cadre du confinement persiste donc. Mais puisque nous avons participé à la répétition générale sans les outils de protection et de prévention idoines, maintenant, correctement armés, nous saurions bouter hors nos sociétés ce parasite tortionnaire et mortel. Sans re-confinement ? Il se dit que les gens n’en voudraient plus.
III - Traînées
J’évolue – comme d’autres – dans un dénouement lent de restrictions officielles. L’État a desserré la contrainte mais les mises en garde demeurent.
Les avions n’ont pas repris leurs vols qui striaient le ciel de blanches traînées de condensation. La circulation automobile a repris avec de la frénésie chez certains toxicos non soignés ou en rechute, et les foules ne se vautrent ni ne s’alanguissent sur les sièges pressés de les accueillir en terrasses des cafés. Ils tardent à retrouver les petits plaisirs chers d’hier.
Je continue de faire attention aux autres, à leurs comportements, aux objets suspects. Je me méfie. Masque, solution alcoolisée, gel hydro-alcoolique, je me désinfecte les mains en revenant de la ville. Sur un guéridon, l’établi du garage, une étagère, dans les petits coffres d’une automobile, traîne une protection.
Je flâne sur les mêmes petites routes goudronnées, les chemins de terre qu’il y a quelques semaines je foulais et qui serpentent dans les champs, les petits bois, au fond des vals et sur les crêtes des coteaux, aux limites des champs de céréales qu’épousent des rivières jaunes de fol avoine poussé en rangs serrés. Et dont les grains légers et pléthoriques, coiffant ses hautes tiges, clignotent en blanc et ocre sous l’effet du soleil et ondoient sous le vent léger comme des milliers de gouttelettes pâles ou la traîne faramineuse d’une robe de couleur crème, un jour de cérémonie fastueuse.
Ces voies qu’aux jours de limitation de la liberté de tout faire (ou presque), au rythme de deux personnes (ou beaucoup moins) croisées par heure et avec distanciation, je ne pouvais pas emprunter sans me répéter, mentalement : "La maladie est un drame. Les opérations de mises à l’abri sont de salubrité publique. Les incivilités sont un mal social incurable. Le confinement est une double opportunité".
IV - Renaissances
Les abeilles de ruches sont revenues sur les fleurs des arbustes de mes haies. Les noires, les sauvages, les ont désertées. Un couple de chouettes a nidifié sous mon toit. Des pigeons ont chassé les pies sans me consulter, un couple a même fait son nid dans les ramures obscures d’un jeune chêne du jardin. Je l’ai partiellement détruit par mégarde et sans regrets en haubanant l’arbre pour le protéger des assauts des vents d’ouest et de l’autan.
Mes haricots verts, poussent mais leurs feuilles sont dévorées par de minuscules limaces. Tomates, poivrons et aubergines promettent de belles ratatouilles si les insectes et les gastéropodes ne se servent pas les premiers. Le printemps a repris ses droits et s’apprête à céder sa place à l’été.
Je revois du monde, à pas comptés (au moins deux), apéros, dîners, petites rencontres, mais avec toujours les mêmes précautions. Je refuse les poignées de mains et les embrassades généreuses de personnes trop promptes à ne marquer aucune différence de traitement entre leurs très proches et tous les autres, cela bien avant la crise sanitaire.
Je m’entraîne à l’impolitesse pour les temps d’après.
Pour avoir une raison présentable de m’abstenir. De choisir qui j’embrasserai, qui m’embrassera, quelles mains je serrerai. De mettre fin à trente ans d’hypocrisie. Avec un brin de lâcheté.
Je n’ai jamais eu le courage de refuser les marques rituelles, obligatoires de pseudo-acceptation joyeuse de l’autre qui ébrèchent mon intimité, de la part d’inconnus, au possible et opportuniste motif qu’ils sont accompagnés de gens de mon entourage. Maintenant, alors que je tiens un bon prétexte, je ne m’en priverai pas : "Gestes barrières must go on !".
Je fais des courses alimentaires avec le même défaut absolu de plaisir qu’auparavant, affublé d’un masque, les yeux protégés derrière mes lunettes embuées ; toucher les choses le moins possible, respecter la distanciation physique.
En somme, je prends mes distances. Et ce n’est pas fini.
V - Retombées
Le confinement avait des airs d’École du Discernement. Et même d’école tout court.
Il fallut apprendre à repérer dans les informations celles qui étaient fiables, à ne pas s’emballer après une annonce espérée ou redoutée.
Réapprendre à réfléchir, à penser par soi-même, sans jamais baisser la garde ni verser dans la crédulité, la prise au sérieux des polémiques politiques. À débusquer la mauvaise foi, l’inintelligence et les haines qui peinent à se cacher derrière les civilités grimaçantes.
À faire preuve d’esprit critique, au moins de vigilance à l’écoute des débats, des analyses que les radios et télévisions qui nous reliaient au vaste monde, diffusaient à longueur de jours et de nuits.
À essayer de comprendre les chemins de la réflexion et de l’expérimentation scientifiques, de la décision politique.
Et puis, honnêtement, quel sujet sur lequel écrire ! Qui mobilise toutes les sciences humaines et tous les arts...
Tenez, lisez le "Décaméron20/2.0" et "Le nouveau Décaméron", remake(s) méditerranéens "contemporanéisés", sous label "Albiana - Éditeur en Méditerranée". Albiana du nom d’un village du sud de la Corse antique, révélé par Ptolémée (merci à B.B. d’Albiana, pour cette information).
Aussi, le plaisir de retrouver les siens à la sortie.
VI - Santé !
Il était inattendu ce consentement collectif à l’enfermement – assorti de la mise en sourdine, un temps, des plaintes innombrables et lancinantes de tous les mécontents, de tous les faiseurs d’histoires – qui va de pair avec la résistance à la reprise des affaires courantes qui elle, ressortit vraisemblablement, à d’autres motivations... Sauf que, moi, vivant à la campagne, n’ayant été enfermé que lors des jours de pluie et de "travail", passant agréablement mon temps à écrire, raconter (faire aussi ?) des histoires, cuisiner, écouter de la musique, me balader et lire, "n'habit(ant) pas le monde de la même façon", je dois rester... circonspect.
Ne méconnaissant pas le caractère osé de la comparaison, je me sens tout de même un peu comme la planète qui, à la faveur – faveur, le bon mot qui n’enlève rien au caractère absolument tragique des conséquences de la pandémie sur les personnes – de cette assignation à résidence, a profité d’une courte parenthèse pour se débarrasser – très provisoirement – des trop grandes pollutions qui l’empêchaient de respirer, comme les animaux qui sont revenus où les bruits et la fureur les avaient délogés.
Cela ne durera pas, je le sais.
J’ai repris avec plaisir en revanche, certains achats : fleurs à cultiver, en pots, en jardinières et en pleine terre, livres, ces choses inutiles absolument indispensables.
Je jardine un peu. Dans un élan allégorique, j’ôte les cailloux et les herbes indésirables d’un coin de terre pour y planter bientôt les légumes à rendement tardif et faire joli. En espérant que la récolte sera à la mesure de l’espérance. En cela comme en tout, l’incertitude demeure.
Le confinement devrait être obligatoire. Pendant trois mois tous les deux ans.
Comme une douceur accordée à la planète avec nos excuses les plus sincères pour les blessures qui lui ont été infligées. Ce qui suppose de re-concevoir l’Économie et les politiques publiques.
Comme une invitation autoritaire à penser par soi-même. À tout : notre relation aux autres, la finalité de l’économie, le rôle de l’État. Les ségrégations sociales. Les protections solidaires. Le grand âge. La mort. Les arts. L’amour, la poésie, le romanesque...
L’utilité de la philosophie, de la littérature et du vin blanc.
Pour faire durer un monde d’après et le bien distinguer de celui d’hier, soit le même corrigé, aux lumières de nos rêves des ombres de nos peurs, et qui se souviendrait de ceux qui furent les artisans de notre survie. Et des injustices commises à leur égard.
Reprendriez-vous un peu de confinement ? Volontiers. Santé !
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