Yves Rebouillat - Désamour et bonne fortune

À quelque chose malheur est bon… et perdre en amour n’est pas insurmontable. Une nouvelle « grise » – ni vraiment noire ni totalement blanche – d’Yves Rebouillat.

  

  

Désamour et bonne fortune

Elle nous a laissés en plan. Brutalement, sournoisement. Sans un mot d’explication ou d’excuse. Elle avait réussi sa fuite, provoqué un effet de souffle ravageur. Bien joué !

Elle avait des motifs à déclarer notre famille en cessation d’activités normales pour cause de faillite amoureuse... J’en partageais sans doute, de nombreux. Mais nous abandonner de cette manière, c’était violent, indigne, minable.

La passion et la tendresse avait déserté la grande maison que nous habitions tous les quatre depuis neuf ans, s’y étaient substituées une sorte de mélancolie, d’attachement faute de mieux et des habitudes tenaces. Je savais qu’il fallait en sortir. Mais j’étais velléitaire.

Il y eut des signes avant-coureurs qu’un mauvais coup se préparait. Elle faisait preuve de retenue dans ses propos à mon égard, me parlait moins, plus précautionneusement, s’efforçait de faire bonne figure, c’était nouveau. Parfois, venait me visiter l’illusion fugace qu’elle réalisait que, sans changement d’attitudes de notre part, nous nous saborderions avec certitude, mais avec probablement des regrets et de la peine à la clef.

Adepte du gradualisme, avec une tendance à l’indifférence clémente, je n’aimais pas les ruptures, n’agissais jamais à l’emporte-pièce. Et puis je croyais aux rebonds, les vrais.

J’allais changer. Je devais être plus "fort", plus... décidé, tranchant, sincère.

Elle avait fait ses "emplettes" sans vergogne, enlevé notre jeune fils, emporté trois ou quatre jolis meubles, des objets rares. Des tableaux m’appartenant en propre et même mes manuscrits inachevés rangés dans trois cartons à bouteilles de vin (crut-elle, en dépit de la différence de poids, qu’ils en contenaient encore ?). Elle avait raflé tous les tapis persans, les jolies vaisselles, l’équipement TV-Hi-Fi, tous mes disques qui n’étaient pas de Jazz. Et m’avait laissé ses nombreux livres à la con sur le "développement personnel" – elle croyait que c’était de la philosophie – au sujet desquels je me suis longtemps demandé s’ils lui avaient été profitables. Ce n’était ni un geste visant à m’aider dans ma nouvelle vie, ni de l’humour – elle n’en avait jamais manifesté aucun, ni ne l’avait bien compris sous ses différentes variantes. Elle avait dû les oublier dans sa précipitation à décamper. Elle m’avait dérobé sept ou huit mètres linéaires de livres de la NRF Gallimard, tous imprimés entre 1920 et 1962, dont certains conservaient des pages non encore coupées. Des livres des auteurs chéris de mes années de lycée et de fac, découverts et achetés après vifs marchandages, sur les quais de Seine et au cœur du Quartier Latin, sous le règne aujourd’hui révolu des libraires et des bouquinistes, d’avant celui des clans de la fripe, de la godasse, des restaurants du monde, des bijouteries de pacotille et des coiffeurs sous franchise.

La Mercedes bleu électrique était en révision chez son concessionnaire, elle n’avait pas pu fuir avec. La Vespa crème également. Son banc sophistiqué de musculation était resté. Elle n’avait pas si parfaitement choisi son moment, ni embarqué Léa. Ma fille, pas la sienne. Quelle chance j’eus de la trouver à la maison, le soir en rentrant ! Elle ne m’évita pas la sensation extrêmement désagréable des effets du parfait enchaînement "uppercut à la mâchoire, direct à la tempe et crochet au foie", qui ne me laissa, étrangement, que faiblement groggy et larmoyant, mais Léa m’offrit ses bras, des mots et des silences réconfortants et un verre de vin blanc généreusement servi et bienvenu.

Tout n’était pas perdu.

Le lendemain, après avoir fait l’inventaire complet des soustractions matérielles infligées à mon confort et à mon patrimoine, je trouvai, dans le dressing camouflé par des valises vides m’appartenant, un carton, à vins aussi, bourré de billets de banque judicieusement rangés, qui, me doutai-je, devait provenir de ses trafics coutumiers en brocantes. Comment avait-elle pu l’oublier ? Sans doute dans la précipitation puis, sitôt la mémoire revenue, la difficulté de reparaître et de reconnaître des turpitudes tombant sous le coup de la loi... délicat après une Blitzkrieg qui avait vu l’ennemie victorieuse prendre la fuite avec succès (!?). Avait-elle confondu avec mes manuscrits ? Et sous cette hypothèse, pourquoi les trois colis ? Restait-il encore deux cartons de moyennes coupures ? S’ils existaient, je les trouverais.

Je ne pus même pas puiser dans cette manne inattendue pour régler les honoraires de mon avocate. J’eus le tort de m’offusquer quand celle-ci me déclara préférer un règlement par chèque, croyant qu’elle instruisait contre moi, un procès en argent sale quand il ne s’agissait que de respecter la réglementation en vigueur ; qu’elle éprouvât des soupçons se comprenait.

Elle avait profité de ce que je travaillais dur à mon nouveau roman – attablé des heures durant, buvant lentement des express délicieux accompagnés de pépites de chocolat, dans une brasserie à la mode d’un quartier couru de la capitale –, pour envahir avec des complices impudents et imbéciles, notre espace familial – qui n’avait connu, je m’empresse de le dire, que douceur, puis tiédeur et enfin froideur, et qu’aucune colère ni séance pugilistique n’avaient jamais troublé – et faire sa razzia.

Elle emportait aussi ce qui ne voyait pas : des lambeaux de ma vie, de cœur, d’âme, de peau, de chair. Et me laissait, généreuse, toute l’administration du bordel ambiant (factures, relances, expertises, taxes foncières et locatives, mises en vente, abonnements, crédits immobiliers, dettes courtes,...) et toutes ces heures dont je n’avais plus besoin pour dormir puisque dorénavant je ne dormirai plus (ou presque).

Le désamour n’est pas le contraire de l’amour qui serait indifférence, irritation, détestation, rejet, ne plus aimer... Je me le représente comme l’espace de temps qui commencerait à l’instant incertain où l’on s’aime moins et s’achèverait juste avant de ne s’aimer plus. Graphiquement : la descente sans charme d’une courbe après un pic euphorisant. Topographiquement : le retour lent et pénible d’un ciel des prodiges amoureux. C’est l’amour en train de se fissurer en étoile, sûrement. Le désamour reste encore puissamment ancré dans l’amour auquel il ressemble. Je me le figure toujours "amour," celui qui souffre de ne plus être à la hauteur de ce qu’il a été, de ce qu’il s’était imaginé qu’il serait et qui, par dépit, inconsciemment, subrepticement, tournerait vinaigre. Le désamour ne se ressent pas comme la fin d’une histoire – ce pour quoi il y croit encore et en quoi il se méprend ou se fourvoie –, il est l’expérience d’un "chemin de croix" habitée par le dangereux désir que rien ne change (à défaut que tout revienne), la mort au bout. En attendant, il se vit comme un inassouvissement, un désordre douloureux, une colère rampante contre l’autre rendu responsable de ce qui dysfonctionne.

Je n’eus enfin de ses nouvelles que par l’entremise de l’avocat barrésien plutôt que rabelaisien, obtus, brutal, bavard de la barbare Barbara qu’elle avait mandaté pour me demander le versement d’une pension alimentaire d’un montant exagérément faramineux, pour "l’entretien" de mon fils Raphaël que je n’avais pas l’intention d’abandonner à sa mère, le pauvre et que je n’avais pas revu pendant les six semaines qui suivirent son enlèvement et précédèrent ce maudit courrier si peu digne d’être recommandé. Quelle outrecuidance quand on sait, tandis qu’elle était mieux payée que moi pour travailler peu, dans un bureau confortable (elle l’avait reconnu et dit) de cet étrange et secret ministère des Affaires étrangères au sein duquel j’ignorais à quoi elle œuvrait. À ce propos, l’argent, j’espère qu’il ne vient pas de fonds secrets de l’État, je ne veux pas de nouveaux ennuis et là, possiblement, de plus gros encore. À voir.

Elle pouvait partir. Ce n’était pas illégitime. Il fallait bien que quelqu’un prît un jour une initiative forte. Elle le fit la première. Mais fuir de la sorte, aussi malproprement, quel essaim de mouches l’avait-il donc piquée ?

Je ne me saoulais pas, j’ai l’alcool en horreur et ne le supporte pas – sauf à raison de deux verres de vin blanc en soirée, les samedis, dimanches et jours fériés ; il fallait dorénavant, ajouter les jours de rupture amoureuse -. Je n’ai jamais compris pourquoi au cinéma et en littérature, le dépit amoureux s’accompagne parfois de cuites carabinées qui ajoutent au désespoir beaucoup d’inconfort. Je ne me pendis pas non plus, comme on le constate et comme j’en avais eu, sinon l’intention, au moins l’idée, et puis, Barbara pouvait revenir... Pour me dire, je ne sais pas, "Excuse -moi !", par exemple.

 

Au cours de la procédure de liquidation judiciaire des effets de notre cohabitation, elle connut de gros ennuis au sein "son ministère" – une crise d’angoisse ayant eu pour effet la destruction, partielle mais spectaculaire, du mobilier de son bureau et un début d’incendie dans ses dossiers urgents dont certains depuis fort longtemps -, qui lui valurent d’écoper de la part de son administration bonne fille, une obligation de se soumettre à des examens médicaux au cours desquels furent diagnostiqués des troubles de sa personnalité "ne mettant ni sa vie, ni celle des autres en danger", avis assorti de la recommandation "à surveiller" et d’une obligation de soins. Elle fut interdite d’entrée dans tous les locaux d’archivages de cet Hôtel si particulier, et ne put, dorénavant, recevoir "d’autres personnalités étrangères qu’arctiques" (dans le cadre d’une mission spéciale en rapport avec le changement climatique). Autant dire que cette affaire jeta un froid dans les bureaux voisins et suscita de l’émoi au sein du milieu si spécial et feutré du quai d’Orsay. Barbara n’ayant pas que des amis dans ce cloaque chic, pseudo-aristocratique, et comme rien n’y est plus grisant que le partage des secrets, l’information fuita.

Mon avocate m’avait dit avoir flairé que "quelque chose n’allait pas", et "qu’on n’inflige pas à un homme (comme moi), pareille et inutile punition". Disposant d’un vaste réseau d’accointances, elle entreprit d’enquêter sur Barbara. Il lui fallut peu de temps pour glaner les informations sensibles et très moches qui précèdent et cependant très utiles à notre demande reconventionnelle.

D’abord, je fus heureux de ne pas être à l’origine de ses déboires de santé, on me rassura à ce sujet. Je compris, a posteriori, certains de ses comportements que je m’étais mal ou pas expliqués : dissimulation, mensonges (qui me faisaient parfois, sourire tellement ils étaient gros) , obstination, rigidité, volubilité soudaine, refus de la contradiction, hauts et bas, accès de "je sais tout"... j’en passe et en oublie.

Ensuite, je jubilais d’avoir obtenu la garde de mon fils, le versement d’une pension alimentaire symbolique, le retour de mes livres qu’elle avait en partie abîmés. Nous revendîmes la maison et nous nous réinstallâmes – ma fille, mon fils et moi, sans elle – dans une jolie banlieue qui avait su rester verte, ce pour quoi elle était un peu chère.

L’affaire de ma nouvelle compagne marchait fort. C’est dingue le fric qu’elle brassait rien qu’avec les divorces. Elle cofinança l’achat de notre nouvelle demeure.

Elle s’appelle Zahra, est avocate, et m’a beaucoup aidé à me sortir du guêpier dans lequel Barbara m’avait flanqué.

Je n’étais pas au bout de mes surprises.

Une lettre anonyme au contenu suivie de la visite à notre domicile de deux hommes, jeunes, élancés, à la force légèrement dissimulée sous de très élégants costumes anthracite, nous apprirent, la première, que Zahra ne m’avait pas tout dit, la seconde, que les innombrables billets de banque avaient peu à voir avec les seules brocantes.

J’appris que les deux femmes s’étaient connues à la fac de droit à Nanterre. Qu’elles avaient été amies, s’étaient déchirées à propos d’un homme, avaient renoué, et que Zahra l’avait dressée contre moi pour lui faire du mal. Elle avait inventé des histoires d’infidélités, d’enfants cachés, de plagiats littéraires, d’addiction au poker, de participations à des nuits "Drag-queen" dont je me serais rendu coupable. C’était la première étape de la démolition entreprise.

Barbara l’avait crue, elle avait fui en voulant me faire payer ma soi-disant dépravation. Et Zahra était tombée amoureuse de moi, bêtement. Et réciproquement, stupidement.

Je compris alors pourquoi, bien que préparant l’entier dossier seule, elle se faisait représenter par une consœur devant le juge aux affaires matrimoniales et ne signait aucun document de procédure. Pas question de confrontations entre les deux seules véritables adversaires.

Quelle déveine ! J’aimais vraiment Zahra, ma vie avait changé. J’avais même l’impression qu’elle recommençait... Nous avions le projet d’un bébé que Léa nous proposait de prénommer Hana (c’était ainsi, Zahra ne voulait pas d’un fils).

Les "costumes gris" auto-présentés comme "fonctionnaires-enquêteurs d’État", carte bleue-blanc-rouge à l’appui, voulaient savoir si lors des déménagements récents, de grandes quantités d’argent en espèces avait été trouvées et dans la négative si je connaissais par le menu tout ce qui était entreposé chez nous. Ils n’abordèrent étrangement pas, l’hypothèse positive. Ils n’étaient pas officiers de police judiciaire et ne pouvaient procéder à la moindre perquisition, mais je fus soulagé de savoir les cartons stockés, loin de là, chez mes vieux parents à Zonza où il m’étonnerait fort que quiconque, à ses risques et périls, vienne les chercher.

 

Si je déteste qu’on me fasse violence, me démantibule, je n’aime pas non plus, qu’on se serve de moi, qu’on me mente, me manipule, me dissimule des projets me concernant, me bouscule, m’accule. Alors il me fallait envoyer Zahra au diable, commencer à être énergique et résolu.

Prudent, je n’étais pas, dans cette relation, sans protection. Elle non plus. Pour l’achat de la maison nous étions engagés à parts égales, en capital comme en crédit. Nous revendîmes. Mes autres avoirs étaient à l’abri. Les siens également. J’espérais être devenu le plus roué des deux mais ce n’était pas gagné.

Il nous aurait été pénible de quitter la maison de Sceaux. Mon nouveau conseiller juridique et moi, élaborâmes un stratagème pour la conserver. Ce ne fut pas très difficile, on sait le pouvoir de l'argent et les combines gagnantes qu'il permet. Il me paraissait, à raison, improbable que Zahra détînt un tel tas de... liquidités pour financer une opération louche.

***

Léa souvent, s’étrangle de rire en évoquant mon parcours amoureux. Son frère, lui, n’est vraiment pas disposé à plaisanter au sujet de mes mésaventures quand elles concernent simultanément sa mère de laquelle il reçoit, cinq ou six fois l’an, une carte postale (une vraie) des îles "paradisiaques" où elle s’adonne à la plongée et la pêche sous-marines. Elle a toujours aimé cela. Elle lui manque un peu. J’ignore si la réciproque est vraie. Peut-être à l’occasion d’une visite d’un galion coulé au XVIIIe siècle y trouvera-t-elle un coffre empli d’or qui la consolera de l’abandon des billets ? Mais en a-t-elle vraiment besoin ? Son train de vie ne semble pas souffrir du manque d’argent. Cette femme au "développement personnel" inattendu, à bord de sa goélette ou au bord des piscines des villas qu’elle fréquente, me restera longtemps une énigme. Si les nouvelles qu’elle donne à Raphaël sont exactes...

C’est étrange, je ne croyais pas, au sortir de semblables tribulations, redevenir serein et optimiste, et virer calculateur et cynique. La vie se charge de battre les cartes et nous nous adaptons ou nous mourons. Pas seulement symboliquement.

Mais bon, les enfants sont de bonne humeur, les beaux jours sont revenus. L’auto et le scooter pareillement. Si je revois Barbara, je lui rendrai son banc de musculation.

Nous n’avons pas quitté notre maison en bordure du parc de Sceaux.

Finalement, indifféremment à son coup monté, c’est un grand bienfait que Barbara soit partie. Nous serions peut-être, à cette heure, en train de nous faire du mal. Au lieu de cela, dans notre immense jardin, avec des amis et des collaborateurs de ma maison d’édition, nous célébrons la vente du 50 000e exemplaire de mon dernier roman et un nouveau tirage.

Une certaine routine peut maintenant commencer à s’installer...

  

  

  

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