Pierre Lieutaud - Terre promise

   

Pour ceux qui sont revenus de l’enfer du génocide puis de l’indifférence, le soleil, les oliviers et les vents du Golan, loin de Varsovie et de Sète, ont des parfums et des allures de paradis. L’exode est aussi le chemin vers celui-ci.

  

  

Terre promise

Maman, petite mère, mon amour,

J’ai survécu. Je quitte l’Europe. Sans toi, en suivant la foule des fantômes perdus entassés dans des trains. Les mêmes que ceux qui nous avaient amenés dans ce camp de coupables d’on ne savait quoi qui méritaient la mort. Sous nos yeux passent des paysages paisibles, des villages fleuris, des forêts éternelles, des enfants dans des cours d’écoles, des amoureux enlacés Avons-nous rêvé, maman ? Tout cela a-t-il existé ? Es-tu vraiment partie ?

Les jours et les nuits n’en finissent pas, de grincements d’essieux, de souvenirs atroces, d’aubes blanches, de soirs silencieux, ton visage me sourit dans le halo des lucarnes, tu es là, tu me tiens la main, tu caresses mes cheveux, tu me chantes les berceuses d’avant, du temps où nous étions heureux… Viens, maman, je t‘emmène avec moi loin de la folie et de la cruauté, loin de l’indifférence, je t’emmène là bas, au bout de la France où nous attend un vieux navire dans un port endormi.

Nous sommes des milliers à gravir ses passerelles, des mères portant leurs nourrissons, des femmes enceintes, des enfants, des hommes, des milliers entassés dans les cales, dans la chaleur étouffante, couchés sur des planches comme dans le camp. À côté de moi, une jeune femme donne le sein à son enfant, un homme se blottit contre l’acier riveté de la coque. Peut être t’ont-ils connue ? Sarah ? Vous savez, cette femme si douce, au regard profond, aux longs cheveux noirs, Sarah, vous savez, celle qui dans le train qui nous amenait au camp donnait à boire aux vieillards, consolait les enfants affolés, rassurait les hommes, Sarah, vous savez, on l’a séparée de nous à l’arrivée, elle a suivi une petite foule, un sol glacé, une procession, je m’en souviens... Vous l’avez vue ? Tous les jours, de coursive en coursive, sur les ponts encombrés de corps serrés, enlacés, je cherche quelqu’un qui se souviendrait de toi.

Le navire a quitté le port, nous faisons route vers le large, l’immensité, la vie, sur les mats flotte le drapeau d’Israël. Tiens-moi la main, maman, nous quittons les terres de malheur, Sur la couchette d’à côté une jeune femme coiffe une fillette aux yeux clairs qui joue avec des débris de bois. Elle s’appelle Esther, elle ne t’a pas connue, mais elle te ressemble.

Il fait une chaleur insupportable, la nuit quelquefois, nous enjambons les corps endormis et nous allons sur le pont regarder les étoiles. Le souffle de l’étrave soulevée par les vagues, c’est ta respiration profonde quand tu dormais avant, là-bas à Varsovie, chez nous... Les jours passent, on dit que les Anglais s’opposent à notre voyage, de temps en temps, leurs navires de guerre, comme des chiens de garde, nous accompagnent, s’approchent, s’en vont, reviennent. Tu te souviens, maman, quand tu me racontais la Palestine, Jérusalem, les collines autour, le soleil, les oliviers. Je n’avais jamais vu d’oliviers avant d’arriver à Sète. Comme ils paraissaient petits, rabougris à côté des tiens, je suis sûr que là-bas où nous allons, ils y sont, les tiens… Et puis, là-bas, je sais que souffle le vent du Golan, du désert, des montagnes du Liban, les grillons chantent la nuit sur une terre qui attend que les charrues profondes la retournent au soleil comme une belle endormie, que l’eau des puits arrose les sillons qui semblent des sentiers parfumés, c’est ça que tu me disais, maman…

Quand je suis triste, Esther me parle de toi. Ce qu’elle sait de toi, c’est peut-être ce que je lui ai dit, je ne sais plus, mais elle te connaît si bien qu’elle me raconte des choses de notre vie que j’avais oubliées. Cette nuit, deux enfants sont nés. Le navire longe une île silencieuse, Chypre, il fait chaud, trop chaud, les navires anglais nous suivent toujours, des dauphins nous accompagnent, des poissons volants sautent hors de l’eau. Des poissons volants, maman, comme dans les légendes, tu les as vus, Esther, ils annoncent la terre où nous allons. Dans la brume de chaleur dorment notre Palestine et ceux qui demain partageront notre vie… Parle-moi d’elle, ne t’arrête pas. Tu entends, maman, tu es loin, tiens-moi la main quand même, on arrive bientôt dans le pays que tu me chantais... Tu es assise près de mon berceau, il pleut à Varsovie, papa est au travail, tu sens bon, ton odeur, ton souffle parfumé, le berceau de bois grince doucement, un rayon de lumière passe au plafond, c’est le soleil de Palestine.

L’eau commence à manquer, les infirmières circulent avec des boites, des bouteilles, des bébés pleurent, des enfants parlent en dormant... Ce qu’on aperçoit au loin, là-bas, cette terre couchée sur l’horizon, c’est la Palestine ? Dis, Esther, c’est la Palestine ? Maman, c’est elle, c’est la terre dont tu parlais, notre terre, viens, maman, serre-moi dans tes bras, et toi aussi Esther, viens…

Tu sais, mon petit, là-bas où nous irons un jour, l’air du matin sent la fleur d’oranger, dans le ciel passent des oiseaux aux ailes bleues, l’eau des ruisseaux est si limpide que les poissons semblent flotter dans le ciel, là-bas vivent nos frères d’avant au rythme lent des caravanes… C’est toi qui parle, Esther ? Non, c’est le vent de la mer…

La brume se lève, le rivage approche. Le bateau a accosté, interdiction de débarquer, chaleur étouffante, des soldats sur les quais, des gens passent sans nous voir…

Au fond des vallées de Palestine passent des ruisseaux endormis, l’air a la pureté des terres vierges, les éboulis de rochers dévalent les pentes des collines, une musique de toujours passe dans le souffle du vent. Elle dit qu’elle nous sommes arrivés, maman… Notre vie recommence. Tu peux dormir…

   

  

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