Pierre Lieutaud - Les âmes en balade

L’âme de Jeanne est de sortie. Elle entraine celles des autres dans une sarabande légère et gaie à faire oublier les misères du corps. Un conte souriant pour « moins jeunes et plus âgés »… par Pierre Lieutaud.

  

  

Les âmes en balade

 

Les voilages sont tirés, la chambre dort… Jeanne aussi, allongée, détendue, paisible… Jeanne est morte… Elle attend qu’on vienne la chercher, l’enlever, la porter… Où ? Elle n’en sait rien… Le corps sera déposé avant crémation dans le funérarium le plus proche du domicile, dit le contrat, ou, si indisponibilité, dans un autre aux prestations équivalentes… Jeanne avait signé… lu et approuvé… Droit de balader ses restes où bon leur semble…

En bas, c’est la messe habituelle, prévue depuis longtemps, calendrier, liturgie, le prêtre en aube blanche chante la vie et la résurrection au milieu des résidents de l’Ehpad, un parking de fauteuils roulants, un essaim de roues, de barrières et de vivants amenés devant l’autel de fortune.

- Bonjour… Entreprise de pompes funèbres agréée, c’est pour le contrat "obsèques" de madame Jeanne… euh… !

L’employé hésite, il a oublié le nom, il ouvre un carnet, tourne une page…

- Ah oui, madame... Bien sûr...

- Où est le corps ?

Il n’a pas bougé le corps, il est là-haut, il attend...

Les chants de messe sont montés par la cage d’escalier, ils ont parcouru les couloirs déserts, les chambres vides… À l’étage, il ne reste que Jeanne et le silence. Elle entend les chants, de loin, de très loin… Elle ne peut pas bouger, son corps refuse... Mais son âme ? Avec cette histoire de mort, elle s’est aperçue qu’elle en avait une, d’âme… Comme un soupir, une bulle légère au-dessus de sa dépouille… Dépouille… comme ce mot est drôle, une peau de lapin retournée… Les mots ne lui font plus peur, elle la regarde, sa dépouille, c’est bien elle, endormie comme pour une longue sieste… Elle la laissera dormir… Elle, elle part en balade, avec âme et bagages… Jeanne a changé, jamais auparavant, elle n’aurait fait de jeu de mots, surtout dans des situations si tragiques.

L’âme de Jeanne se glisse dans le couloir, pas de risque de chute, de fracture… elle vole. Elle croise deux hommes à la mine cérémonieuse et empesée, vêtus de noirs, ils parlent à voix basse, ils cherchent une chambre, un numéro, un corps. C’est le sien, qu’ils y aillent, elle, elle file… La porte du palier, l’escalier. Avant, elle prenait l’ascenseur… c’était avant… Elle glisse sur la rampe. Oh ! Chic, c’est comme quand elle était petite…

Les chants et les voix se rapprochent, une porte ouverte, ils sont tous là, autour du prêtre, au beau milieu des fauteuils roulants, des roues, des barrières enchevêtrés… Pas d’autres âmes en vue, elle fait un tour rapide de la salle, elle les connaît tous, ils ne savent pas qu’elle est morte, personne n’en a parlé, black-out, ça leur ferait peur… Le prêtre lève les bras au ciel, avec au bout une hostie, ronde, blanche, pure, diaphane, comme elle… Qu’est-ce qu’elle va faire ? D’abord, aller parler à l’oreille de tous ses amis… Elle ne dira pas qu’elle est morte, non, elle leur parlera de la douceur d’après, de la liberté de se déplacer, de monter, de descendre, de voler, de la légèreté qu’ils ont perdu depuis si longtemps, et puis aussi du calme intérieur dans la bulle, pas de douleurs, de palpitations, d’étouffement, de vertiges…

Allez, hop ! en avant ! Elle commence par le premier rang, les mêmes mots à l’oreille de chacun, lentement, pour qu’ils comprennent. Et ils comprennent. Les Alzheimer lèvent leur tête embrumée de douleurs, d’oubli, de solitude, ils bougent, tous à la fois, un musée Grévin qui s’anime ; elle est impressionnée, elle a un peu peur, mais dans le fond elle est contente, elle se sent toute guillerette… Hop !.. Deuxième rang, c’est ceux à qui il reste quelques souvenirs, une mémoire mosaïque, des blancs, des oublis, des noirs, des terreurs, des douceurs printanières, des automatismes. L’ambiance a changé, même le prêtre s’en est aperçu ; ils se tournent vers la voix de l’âme de Jeanne qu’ils cherchent devant eux, à droite, à gauche, au plafond… Elle s’approche, elle murmure, ils sont surpris, l’un d’eux pense à un moucheron égaré et tape avec la main sur son oreille…

Ses mots ont réveillé les âmes de tous ces corps figés. Chic, se disent les âmes, du nouveau, du mouvement… Et toutes ensemble, elles s’élèvent vers elle, elles parlent, parlent, parlent. Des pipelettes murées depuis si longtemps dans ces corps abandonnés… Elles ont tant de choses à dire, tant de souvenirs à raconter ! Les vieux amours, les jardins, les rangées de tomates, le cresson sauvage, les sources claires, les guerres, les nuits de Noël… Même des histoires coquines à vous interdire le ciel.

Elles tournent, une ronde légère que le souffle de la climatisation fait onduler… Jeanne leur explique que son corps va s’absenter un petit bout d’éternité… Vous l’accompagnerez bien jusqu’au funérarium, mon corps ?… OK, OK, une balade, une balade…. Les âmes n’ont pas peur de la mort, les corps raidis pour toujours, ça les fait rire. En avant ! Couloir, entrée, fauteuils profonds, écrans plats, fleurs artificielles, tête de secrétaire qui attend derrière le comptoir. L’âme de Jeanne se pose dessus… S’il vous plaît, c’est pour une autorisation de sortie, vite, vite, le code, la porte, la sortie, la vie, la mer, le ciel… La tête ne bouge pas, ne cille pas… Elle répète, s’il vous plaît, le code, la porte, la sortie, la vie, la mer le ciel… Rien n’y fait, elle est imperméable aux âmes, dit Jeanne, comme un ciré de marine aux vagues de la mer… Nous nous passerons d’elle… Elles attendent, à la queue-leu-leu que quelqu’un ouvre la porte et hop ! Elles se glissent dehors…

La rue est luisante du soleil du matin, ça sent la montagne, les torrents, la menthe, elles effleurent tout juste les dalles de pierre, personne ne les voit, les gendarmes leur passent à côté, et puis le boulanger, le marchand de fruits et légumes, les enfants de l’école primaire et enfin un corbillard empanaché qui s’en va vers la mer… C’est le mien, dit Jeanne, je suis dedans… Un corbillard sans aucune auto derrière, quelle misère, se disent les gens en faisant le signe de croix... S’ils savaient ! Derrière ondule une sarabande d’âmes délurées, éparpillées, virevoltantes, papillonnantes.

Le corbillard a tourné sur le gravier d’une cour, on a sorti la caisse de Jeanne comme une fournée de pain bien cuit, on l’a posée sur des tréteaux, on a soulevé le couvercle, ça fait partie du contrat, si quelqu’un voulait la voir une dernière fois ? Personne. Jeanne se regarde dormir, les âmes font une couronne au-dessus de son corps.

Bon ! dit l’âme de Jeanne, nous allons maintenant nous quitter… Je vais rejoindre les âmes errantes et vous, vous allez retourner dans vos corps qui vous attendent devant la télé… Une âme errante, c’est le grade au-dessus, pas question de discuter… Elles ont fait à regret le chemin à l’envers. La porte est ouverte pour laisser entrer une ambulance, elles passent devant la secrétaire qui somnole, elles rentrent chez elles, dans leurs corps, mais elles sont si enivrées de grand air, de senteurs des collines, si excitées par cette balade, qu’elles se trompent de corps. Et une fois dedans, elles leur font faire la sarabande. Un vieux tout blanc s’étire de joie en souriant, un autre se tord comme s’il avait pris feu, une vieille toute bouclée compte sur ses doigts le nombre des amants qu’elle a eu, elle compte, recompte, compte encore… Un autre qui semblait dormir, ouvre un œil, regarde autour de lui et glisse son fauteuil roulant près d’une vieille femme qui égrène son chapelet, une autre encore se met à chanter à tue-tête « Les amants de Saint-Jean », et autour d’elle ça reprend le refrain… Les corps tendent leurs muscles desséchés comme des cordages de voiliers… Oh hisse ! et ils se lèvent de leurs fauteuils, les cœurs flasques se crispent comme des poings, quand on s’approche d’eux on entend boum boum boum, les cartilages claquent comme des fouets de cirque et chacun semble s’ouvrir comme un vieux livre… La vie revient dans leurs corps résignés, endormis… La maison de retraite tangue de toutes parts, le personnel ne sait plus où donner de la tête… Vite ! Appelez la directrice, les pompiers, vite, vite…

Ils sont tous là. La directrice de la maison de retraite avec le chignon de travers, les aides-soignantes aux yeux écarquillés, les pompiers alignés comme à la parade. Ils se demandent pourquoi ils sont là, pourquoi on les a réveillés… Devant eux, sous la lumière de la grande salle éclairée à giorno, les vieux dorment sur leurs fauteuils, abandonnés, le sourire aux lèvres. Il y en a qui chantonnent au milieu de leurs rêves, d’autres esquissent un pas de danse, d’autres tendent les bras et caressent le vide, d’autres pleurent en dormant. De joie ou de tristesse, qui peut savoir ? Les âmes se sont calmées, elles ont repris leur place au fond de leurs corps respectifs. Elles s’endorment doucement en rêvant au jour prochain où l’âme d’un résident décédé les emmènera en balade… Une sortie avec ou sans autorisation.

 

  

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