- Decameron Libero
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Quand il s’agit de décider, à la croisée des chemins, on est tout petit. En en sortira grandi… Une nouvelle d’Estelle Peroni.
Petit
Sur le grand port de la ville, des dizaines de caisses en bois. De grands sacs fermement attachés par des cordes épaisses et robustes. Des matelots, des hommes grands et impressionants les attrapent et les chargent sur un bateau. Un immense navire. Le genre à transporter... à peu près tout. Il était complexe de savoir à quoi servait ce navire en réalité. Il aurait réellement pu transporter n'importe quoi.
Un jeune homme était sur le quai. Il n'avait pas vingt ans. Il portait une casquette Gavroche, une chemise débraillée, un pantalon qui lui allait trop large et des bretelles qui le retenaient. Ses chaussures étaient grandes aussi et ses chaussettes tombaient. Il tenait une pièce dans sa main, une pièce argentée. Très belle, très scintillante. Ses gravures la rendait digne d'être dans la bourse d'un homme de haut rang.
Il la tenait, jouait avec elle. Il la faisait passer entre ses doigts. Il marchait doucement avec son autre main dans la poche de son pantalon. Il ne savait pas quoi faire. Là, maintenant. Et puis après, plus tard. Rien ne le faisait vibrer. Rien ne lui avait parlé jusqu'ici. Il ne restait pas chez lui, il n'en voyait pas l'intérêt. Il n'était ni heureux, ni malheureux. Il était. Il s'assit sur un cube de pierre. Il regardait sa pièce.
La nuit tombait. Les lumières se rallumaient sur le quai, à l'entrée des auberges. Les matelots continuaient leur chargement.
« Hey, petit ! »
Le jeune homme leva la tête et vit un homme d'une quarantaine d'années. Immense. Un colosse. Un peu dégarni, un débardeur blanc mais très sale, une chemise à carreaux autour de la taille et un pantalon noir, sale aussi.
« C'est une bien jolie pièce que tu as là. »
Le jeune homme hocha la tête. Il la serra dans sa main. L'homme sourit et laissa échapper un petit rire.
« Ne t'inquiète pas gamin, elle est à toi. Je n'en veux pas. Je n'en ai pas besoin. Mais c'est vrai qu'elle est très belle. »
Il s'approcha de lui et se pencha. Il s'agenouilla près de lui et s'essuya les mains sur son pantalon.
« Où est-ce que tu l'as trouvée ?
- C'est un cadeau.
- Oh. Alors c'est un très beau cadeau. La personne qui t'a donné ça devait beaucoup t'aimer. »
Les yeux du jeune homme s'emplirent de larmes en même temps qu'il sourit.
« Hey, ça va gamin ? »
Il le fit un "oui" de la tête, sans un mot.
« Bon. D'où est-ce qu'elle vient ?
- Je ne sais pas.
- Et tu n'as jamais cherché à savoir ? »
Il fit un "non" de la tête cette fois-ci.
« Et tu n'es pas curieux ? »
Le jeune homme ne réagit pas. Il constata qu'effectivement, il ne l'avait pas été. Il s'était contenté de la pièce. Il ne s'était jamais posé de questions.
« C'est peut-être pas plus mal remarque. Les gens qui pensent trop meurent vite et malheureux. »
Il tourna brusquement la tête vers lui, interloqué par ce qu'il venait d'entendre.
« Les autres meurent vieux, mais pas forcément plus heureux. Enfin, on sait pas. Vu qu'ils ne se posent pas de questions, ils ne doivent pas savoir ce qu'est le bonheur en fait. »
L'homme lui sourit et se releva. Il le regarda puis tourna les talons et repartit pour continuer le chargement.
« Et les autres ? »
L'homme s'arrêta dans sa marche, dos au jeune homme.
« Les autres, les heureux.
- Oui ?
- Eh bien... Comment font-ils ? Combien de temps vivent-ils ? Où sont-ils ? Qui sont-ils ? Qu'est-ce que c'est le bonheur ? »
L'homme sourit.
« Tu n'as pas d'autres questions ? »
Le jeune homme réfléchit. L'homme se retourna et revint vers lui. Il se remit à sa hauteur.
« Tu connais la peur ?
- Je... Je ne crois pas.
- Alors, tu ne peux pas connaître le bonheur. »
Le jeune homme réfléchit brièvement.
« Alors, comment connaître la peur ?
- Est-ce que tu connais l'inconnu, le risque, l'aventure ?
- Non. Je ne les connais pas non plus.
- Alors, il te faut les rencontrer d'abord.
- Où ça ? »
L'homme se releva, il ne restait plus qu'un sac et une caisse sur le quai. Il alla prendre la caisse et partit la donner à un autre matelot qui monta sur le navire avec. Il revint chercher le sac en toile. Et regarda le jeune homme. Celui-ci attendait une réponse quand soudain ses yeux furent attirés par l'horizon. Le soleil déclinait et dans sa course descendante, il embrasait l'horizon. Le spectacle lui coupa pratiquement le souffle et des frissons parcoururent son corps. Les yeux étaient charmés. Il se leva et sans le lâcher des yeux, il avança sur le quai. Il s'arrêta au bout de quelques pas.
« Alors ? »
Le jeune homme regarda le matelot. Il lui adressa un sourire, un vrai sourire. Enjoué. Ses yeux riaient.
« Qu'est-ce que tu décides gamin ?
- Je... je ne sais pas si...
- Non. »
Il le regarda, interdit.
« Bien sûr que non, tu n'es pas prêt. Mais... Il faut te préparer.
- Alors, ça veut dire que...
- Te poses pas trop de questions maintenant. Leçon numéro 1, se les poser quand il faut.
- Et quand est-ce qu'il faut ? »
Le marin rit aux éclats. Il attrapa le sac et alla vers le navire. Le jeune homme regarda sa pièce. Elle luisait tellement au contact des rayons du soleil. L'argent devint presque de l'or.
« Alors petit. »
Il leva la tête.
« Tu viens ? »
Il regarda à nouveau sa pièce, puis l'horizon. Il se tourna et regarda la ville qui commençait à sombrer dans l'obscurité. Il serra sa pièce de toutes ses forces et ferma les yeux. Une larme coula le long de sa joue. Il se tourna vers le matelot et courut vers lui.
L'homme l'attendit et lui montra l'endroit où il devait passer pour monter sur le navire.
Le jeune homme hésita succinctement et posa le pied sur la première marche. Il savoura chaque instant, chaque mouvement. Son sourire se dessina de nouveau, sans qu'il ne puisse rien y faire. Des larmes affluaient sur son visage, il se redressa, il se sentait grand tout à coup. Il bomba le torse et s'engagea...
Dans son épopée.
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