- Decameron Libero
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Christiane Guidoni, malgré l’éloignement, l’enfermement et les années d’écart écrit une lettre à Emily son amie en littérature…
Lettre à Emily D.
Une lettre est une joie d’Ici-bas_
Les Dieux ne s’écrivent pas_
Emily,
On l’appelle confinement la mort qui se met à rôder on cherche des masques pour lui échapper on a peur de respirer mais vivre c’est respirer. On a peur. On a des gestes barrières pour ne pas se toucher. Tous les soirs la télévision nous livre le compte des morts les nouvelles sont mauvaises tous les soirs la liste s’allonge.
Je t’écris aux confins bleus d’un port au bord de la Méditerranée.
La mer est interdite des barrières de fer entourent les plages et la police surveille.
Dans mon jardin petit et sans roseraie j’attends je rêve aux jours d’après.
Je cherche un réconfort dans les livres que j’ai chez moi librairies et bibliothèques sont fermées les livres ne sont pas des biens de première nécessité. Les romans me tombent des mains je ne comprends plus rien aux essais. Reste la poésie.
Et c’est la tienne qui s’impose en un vers et cela suffit _le cerveau est plus vaste que le Ciel_.
Tu n’aurais pas besoin d’attestation de déplacement dérogatoire tu refusais de sortir.
Je bois un thé vert Montagne de Jade et je t’écris. Une lettre tissée de tes mots en italique pour te faire signe en miroir. Je t’écris petite sœur inconsolée pour la petite fille que tu fus et qui vit en moi.
J’aurais pu écrire à une prisonnière une vraie une qui a pas tué qui a pas volé mais qui a pas cru sa mère pas choisi les quartiers de femmes et n’aurait pas voulu apprendre la vie à l’école de Fleury ou à l’université de Rebibbia mais je ne peux pas tricher et m’inventer la douleur et la colère d’une oubliée d’une qui s’est trompée une qui parle rude ou parle pas cogne la rage d’être là une sœur de très loin.
Tandis que toi l’effrayée dans ton grand parc. À regarder la mort en face à perte de vue. Tu connais l’Apocalypse par cœur mais des images d’effroi tu ne retiens pas les fléaux sous le fracas des trompettes tu attends le dévoilement. Tu ignores la Nouvelle-Angleterre en guerre de Sécession. Sans même lire les nouvelles du front sudiste dans un journal abandonné par ton père sur la table d’un salon. Indifférente à l’esclavage. Si bien protégée sans jamais quitter ton habit blanc pour une blouse d’infirmière. Tu n’es pas l’héroïne d’aujourd’hui applaudie sur nos balcons. Une vie passée à transir et brûler dans la tradition romantique. À chercher l’espoir dans une boule de plumes d’oisillon. Te risquant à franchir la frontière d’une allée de roses trémières pour aller voir l’Aimée de la porte à côté. Et pour les enfants pauvres un pain d’épice dans une corbeille blanche et nœud de satin pâle. Tu aimais les enfants mais où sont les enfants.
À ne pas bouger pour être ailleurs. À chercher la page qui n’est pas écrite. Toute une vie occupée à mourir I am dying I am dying. Avec ta peur d’être enfermée dans la prose.
J’ai envie de crier l’araignée a fini par t’étouffer t’avaler bien fait pour toi pauvre petite fille riche servie par une troupe de domestiques et tu m’agaces et je te déteste assez.
Mais je te choisis. Je ne suis ni le Monde ni sa réponse. Je n’aurais jamais osé te rencontrer. De timide à timide l’audace s’annule. Gouffres de silence et salves de lave. Je n’irai pas sur ta tombe je ne ferai pas la visite guidée de ta maison musée. Je veux t’écrire.
Je t’appelle Emily D . Et aussitôt surgit Emily L. l’héroïne anglaise l’étrangère du roman de Duras. Emily L. qui n’écrit qu’une seule lettre à un jeune gardien de l’île de Wight une lettre qui n’arrivera jamais à son destinataire. Des lettres tu en écrivis des milliers remises en main propre. Femmes de Lettres et du ravissement.
Et elles sont toutes là nos sœurs les parleuses les internées les enfollées les suicidées les sorcières. Tu as ouvert le gaz Sylvia tu as ouvert la fenêtre Amelia tu as rempli tes poches de cailloux Virginia on t’a brulée en place de Grève Marguerite. Vous êtes la voix de mon nom.
Tu quittes le jardin pour la maison et dans la maison la chambre et dans la chambre les fenêtres. Tu as trouvé la chambre à soi tu l’as fermée à clé tu caches tes poèmes par cahiers de vingt cousus main. Vie obtuse sans mode d’emploi Se Répéter à Soi-Même. La petite fille est restée le nez collé à la vitre. Personne n’est venu te chercher.
Je pars. Je ne peux pas rester dans la chambre aux quatre fenêtres librairie de verre. Main Street m’appelle. Les cris dans la ville. C’est le mois de mai qui arrive. Tu ne connais pas le temps des cerises et du merle moqueur. Le vent se lève l’émeute capitale emporte tout. Tu ne connais pas le Je qui devient Nous et les regards qui brillent. Elle s’appelle Louise Michel bâtarde elle a hissé un vieux jupon noir sur un manche à balai et c’est le drapeau noir de la vierge rouge. « J’ignore où se livrera le combat entre le vieux monde et le nouveau, mais peu importe, j’y serai. Que ce soit à Rome, à Berlin, à Moscou, je n’en sais rien, j’irai et sans doute bien d’autres aussi. Et quelque part que ce soit, l’étincelle gagnera le monde ; les foules seront partout debout, prêtes à secouer les vermines de leurs crinières de lion. » Je la suis. Je te quitte Emily. Les retraites aux flambeaux embrasent les rues. Il est temps de dresser les barricades. Je t’oublie.
La visiteuse n’est pas descendue à l’auberge verte quelles chambres étranges où sont les servantes. Elle sait qu’il est trop tard pour boire le thé de marbre préparé dans les règles de l’art. Tu l’as déjà bu seule et il est encore trop tôt pour la chambre d’albâtre.
Je suis bien celle que tu attendais sur ce banc où tu n’attendais personne mais veillait sur l’été. Je te rejoins à ton heure au soleil couchant sur les marches tièdes le tissu léger de ton habit de lin blanc un peu froissé et même taché poussière de pistils et d’étamines en ce jour d’exception .
J’ai voyagé jusqu’à toi mers et continents mon cheval piaffe il a faim et soif je suis harassée ébouriffée mains déchirées aux ronces la bouche barbouillée du rouge des mûres mauve comme vin. Je t’apporte l’asphodèle la fleur sauvage fiore di machja que tu ne connais pas.
Botaniste au cœur fin qui clouait délicatement les fleurs dans ton herbier tu n’as jamais vu l’asphodèle ni humé son odeur redoutable. Pourtant tu repères aussitôt l’iris à la hampe altière d’un blanc laiteux veiné de gris. La blanche fleur des morts et de la résurrection fleur de Pâques et de Toussaint. Fleur de nuit dont la tige se fait veilleuse pour éclairer les tombes ou épée magique pour combats de sorciers.
Son odeur repoussante trouble les âmes faibles et toi tu étais âme forte prétend la phrase d’hommage avant la dernière pelletée de terre. Phrase de cette autre Emily même goût pour la fratrie et la réclusion mais vagabonde qui hantait la lande. C’était aussi un temps de clusters les Dickinson les Brontë familles danger ou protection qui le sait et quelle maladie.
Cette nuit à la lueur de l’asphodèle tes cheveux bogue de châtaigne. Des mèches flammes embraseront tes sages bandeaux j’en apaiserai l’éclat je me laisserai couler dans ton regard comme la voyante lit dans le marc de café. Je te nomme et j’abolis le siècle de commentaires. Exit « la poétesse un peu fêlée » de l’affreux Maître. Ce n’étaient que fantômes. La dame blanche arrache son linceul la virginité n’est plus de mise ni le châle bleu de laine peignée. Je lis dans ta main. Je te donne mon châle couleur tzigane. Tu t’éloignes un peu tu t’allonges sur le sol tu fermes les yeux et tu prends une poignée de terre. Tu ouvres le flacon et tu gardes la liqueur sur les lèvres. Tu as la réponse à ta question tu sais maintenant que ta poésie vit et respire.
Je connais ton secret ce secret de tisseuse qui empourpre tes joues jusqu’au blanc d’ivoire. Tu voles la nuit tu t’envoles et au-dessus des forêts de sapins statues toi tu voles ses mots à la nuit les mélodies jouées au piano ne sont que ruses pour échapper à l’austère demeure du père quand dort le reste du monde et que personne n’entend. Le ciel s’ouvre grand pour toi seule et tu écris comme volent les oiseaux. Loin des pays et des anges effrayants.
Mon autre présent est la cage volée. Cage vide. Je n’en ai pris qu’une j’ai découpé la fresque un pan de mur entier dans la chambre du Pape du Palais d’Avignon. Les poissons sont restés dans le bassin et les oiseleurs guettent toujours dans la chambre du Cerf. La cage est vide mais le chant des oiseaux absents leur jacassement l’emplit tellement. Pas autant que nos rires Emily et notre ronde. Je glisse ma lettre dans la poche basse de ta jupe et le poème aussi. Pour une autre fois pour toutes les autres fois.
Nous tournoyons petites filles folles de joie de rien. Nous sommes le Monde nous ne parlons pas. Tu n’as jamais su parler la porte s’ouvrait sur le désert. Ton rire maintenant est doux comme miel d’abeille poivrote qui aurait butiné tout un champ d’asphodèles ou de boutons d’or ultime couronne drapeau blanc pour l’éternité. Assez pour faire une prairie.
Tu cours loin devant. Je n’ai pas le souffle pour te rattraper. La mort est un coursier. Tu as laissé la maladie t’emporter. Le noir dedans lac de peur. Bientôt tu entreras seule dans la plus calme nuit.
Rappelée.
Je sais qu’une foule d’insectes a suivi ton cercueil blanc qui traversait les champs et parmi les fleurs plusieurs pleuraient.
Je me nourris de tes mots et je me tiens dans le temps avec toi et c’est l’immense.
Poème pour toi
Qui entend la berceuse ancienne
Entend l’enfant
Entend la voix du temps
Chèvres mouflons et lapins là-haut sur les collines
Ciucciarella tu gambades et tu t’endors
Un pétale tombe
Dans le silence déployé
Un froissement d’aile
Les cris des oiseaux
Dans le jour qui vient appellent
Les fleurs sur les murs
Ombre ensoleillée
Sur les dalles de l’allée
Un frisson lointain
Papillons fanés
Parfums de fleurs oubliés
La beauté demeure
Le même silence
Et l’attente sans recours
Quand la nuit revient
Derrière la fenêtre le rideau
Tu caresses les nuages
Le ciel se retire le monde t’oublie
Le paysage englouti ne t’effraie plus
La mort viendra et elle aura ta voix
Avril 2020
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