Le figuier de Casalta - Sylvia Cagninacci

Le figuier de la maison recèle d’intimes secrets, il faut l’écouter parler… une nouvelle de Sylvia Cagninacci.

  

  

Le figuier de Casalta

 

Ah ! Lesia ! Lesia ! Tu vas bientôt te réveiller… Tu vas ouvrir ta fenêtre et me découvrir dans cette horrible posture : couché par terre, les racines à l’air comme une vieille femme impudique ! Moi, le figuier de Casalta, le plus haut de la vallée, qui a offert aux trois générations de femmes qui ont habité cette maison les plus beaux paniers de fruits !

Tu penses déjà à vendre Casalta, à inventer ton avenir ailleurs, bien loin du secret honteux que ta mère t’a révélé sur tes origines, avant de mourir…

Me voir ainsi, moi qui ai été le complice de tes jeux d’enfants, de tes flirts d’adolescente et de tes siestes estivales, va te faire monter les larmes aux yeux. Et tu ne manqueras pas, j’en suis sûr, d’interpréter ma chute comme un signe favorable à ton départ.

Ne pars pas, Lesia ! Par désespoir, j’ai laissé cette nuit le vent m’abattre, mais il me reste assez de vie pour te murmurer cette histoire qui, je l’espère, t’apportera la paix et la volonté nécessaires pour te faire changer d’avis. Sans les largesses ombreuses de mon feuillage, Casalta est une maison bien austère, je le sais. J’en suis l’âme ! Elle a ses exigences, ses règles et ses lois. Il est temps pour toi de les connaître et de les perpétuer.

 

Toutes celles qui t’ont précédé ont déployé des trésors de séduction pour convaincre les hommes de venir jusqu’ici les ensemencer, ta mère comprise ! J’ai seulement aider celle qui ne pouvait obtenir d’enfant de son mari. Pardonne-moi. Je n’ai aucune morale. Sais-tu que c’est avec mes feuilles qu’Adam et Eve ont couvert leur nudité lorsqu’ils ont fui paradis ? J’ai toujours eu un faible pour le péché. Cela fait partie de ma nature profonde.

À la table qu’elle avait dressée sous ma riche et large tonnelle en cette belle soirée du 15 août qui précède ta naissance, les invités soupesaient mes petites bourses bien mûres et chacun y allait de sa blague. A fica ! Oui, l’enveloppe ridée et la consistance molle de mes fruits ont toujours excité vos imaginations, tandis que la couleur, la saveur et l’onctuosité de mes chairs délicatement violacées vous suggèrent d’infinis plaisirs à échanger !

Sous ma sensuelle influence, mêlée à celles de la chaleur et du vin, le décolleté de ta mère s’est élargi devant le charme sauvage du bel Antò. Une fois les invités partis et son mari endormi en proie à une ivresse heureuse, il l’a attiré sous la bienveillance de mon ombre qui les protégeait de la clarté des étoiles. Elle lui a ouvert la voie vers son intimité la plus profonde tout en goûtant les plaisirs ailés de ses caresses linguales. Ah, la garce, diras-tu ! Oui, elle en a bien profité, c’est vrai. Tu es l’enfant du plaisir. Ainsi es-tu née, Lesia ! Fille fleur d’un délicieux égarement. Je suis si fière d’avoir été complice de cette procréation !

Le dormeur n’en a jamais rien su et ta mère a fait à Casalta le cadeau que je lui réclamais. Une fille !

 

Je n’ai pour les mâles qu’une faible estime. J’aime les hommes de loin. Tu vas en comprendre les raisons.

Les tailles souvent irrespectueuses, opérées par tous ceux qui ont habité Casalta m’ont contraint à d’immondes contorsions. Adopter l’allure d’un vieillard, quelle horreur ! Mais, alors que j’aimais dans mon enfance me disperser en de multiples rejets, leurs coups de hache m’ont guidé vers la maturité et ont canalisé la puissance de la subtile fragrance à laquelle je dois mon exceptionnelle fécondité. Oui, de cela, c’est vrai, je leur suis redevable !

 

Onctueuse et sucrée, elle attire au printemps plusieurs centaines de petites guêpes femelles, écloses dans les figues immangeables que tu as souvent ramassées l’hiver sur le bord des chemins. Ces fruits ne se trompent pas de saison, comme tu as pu le croire. Ce sont ceux des figuiers mâles, les caprifiguiers : aussi durs que les bourses des hommes de vingt ans quand le désir monte le long de leur tige, ils ne sont, (comme les leurs) que pouponnières utiles aux fécondations futures.

Une fois sorties avec effort de leur nid douillet, ces guêpes, aux ailes alourdies du pollen des fleurs de mes homologues masculins, (les mâles dépourvus d’ailes restant prisonniers à l’intérieur des fruits) partent à l’aventure dans le but de trouver un nouvel arbre pour se reproduire. Mais ma vocation, à moi, figuier féminin, n’est pas d’accueillir leurs œufs. Si les cavités odorantes déjà joliment renflées qui abritent mes fleurs les attirent, je suis là pour leur en interdire l’accès. La nature les ayant dotées d’un canal plus long que celui par lequel elles entrent dans les bourses des figuiers mâles, je les laisse seulement badigeonner de leur précieuse substance les bords de mes ostioles tapissées de fleurs femelles. Pollinisées, elles donnent ainsi naissance quelques mois plus tard à ces merveilleuses infrutescences gorgées de sucre et de soleil que tu aimes tant fendre entre tes doigts et savourer à pleine bouche.

 

Cet été, tes mains n’ont déniché sous mes larges feuilles que de rares et pauvres figues. Tu ne manquais pas de t’en plaindre tout haut. « Comme elles sont petites, cette année », disais-tu en attirant mes longues branches jusqu’à la hauteur de tes jeunes bras. J’ai bien vu ta moue désespérée. Ta tristesse m’a d’autant plus bouleversé que je sais une chose : l’année prochaine, tu n’en aurais de toutes façons plus trouvé aucune.

La faute à qui ? Aux hommes ! Aux insecticides qu’ils achètent et qui tuent les guêpes chargées de féconder mes invisibles fleurs ! Pour l’instant, ils rougissent de plaisir devant l’incroyable taille de leurs tomates, les idiots ! Mais ils feraient mieux d’ouvrir leurs oreilles pour écouter le silence dans lequel la vallée sombre progressivement. Les guêpes se raréfient. Les femelles aujourd’hui tombent comme des mouches, à peine sorties à l’air libre.

Cette nuit, je me suis laissé abattre par le vent. Car à quoi bon continuer de vivre, si je ne peux plus remplir avec la générosité qui me caractérise les paniers que tu m’apportes, Lesia ? Disjointe de mes partenaires inconnus, hébergeurs de la guêpe chatouilleuse qui féconde mes filles fleurs, je n’en éprouve plus aucun plaisir.

J’ai toujours veillé à ce que les femmes de cette maison écrivent leur arbre généalogique au féminin, en ne gardant près d’elles que leurs filles. Leurs enfants de sexe masculin ont toujours essaimé ailleurs, heureux de butiner des femelles en des lieux plus souriants et moins venteux pour héberger leur nouvelle progéniture. Le tendre tissu bleu moiré de la mer est tendu devant les fenêtres de vos chambres nuptiales pour donner des ailes à vos garçons, (et parfois même à vos maris) ! Et tu es la dernière…

 

Maintenant que tu sais tout de mes mystérieuses fécondations, essaime mon histoire et garde pour toi celle de ta naissance adultère. Elle ne regarde que nous deux. Dis aux hommes, Lesia, crie-leur s’il le faut, que ce qu’ils sont en train de faire est un crime. Détruire l’abondance de cette vallée les mènera à leur perte. Je compte sur toi.

Dès le printemps prochain, je te le promets, tu verras surgir là où j’ai si longtemps vécu, les premiers rameaux du nouveau figuier de Casalta. À toi de veiller à lui procurer les caresses ailées dont il aura besoin pour t’offrir les riches saveurs de nouveaux fruits que tu partageras, je l’espère, avec l’un de tes amants.

  

  

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