La maison du poète - Alexia Angeli

Alexia Angeli rend visite au poète, en sa maison, où il demeure même s’il n’est plus…

  

  

La maison du poète

 

On accède à Antibes par la mer, en prenant le large sur une petite route bordée de remparts. Des touristes s’émerveillent, appareil photo au cou, casquette à la visière allongée, toujours plus désireuse de toucher l’horizon. L’air marin s’engouffre par ma vitre entrouverte. Un parfum d’iode et de tiaré annonce un nouvel été. Une fourmilière de gens se dessine. Ils avancent lentement, sûrement, un peu désorientés face à ce camaïeu de bleu. Des maisonnettes aux rideaux de dentelle et à la façade grignotée par le sel contrastent avec la ville. Des restaurants désuets proposent une cuisine familiale. On y sublime le goût marin jusque dans l’assiette. Après une côte dans laquelle les personnes se regroupent parmi les voitures, on arrive dans une impasse. Terminus de curiosités, d’espoirs et de quêtes. On abandonne le véhicule en prenant soin de récupérer son bagage. La valise roule d’elle-même. Elle sait précisément où aller. Moi, je ne sais pas. Une odeur de cierges brulés me parvient. Il est 18h, les cloches retentissent. Le musée Picasso n’est pas loin. Il suffit de monter quelques marches. Je n’ai pas cette force. Je cherche seulement à poser ma valise. Des groupes de personnes subjugués, redescendent ces mêmes escaliers. Le peintre a semé ses couleurs dans leurs yeux. Ils frôlent, indifférents, un saltimbanque qui joue de la mandoline. Son étui ouvert récolte les pièces. J’en dépose une. Il me remercie d’un regard. « Y’a pas de quoi », lui dit mon âme.

La ruelle est annoncée : rue du Saint-Esprit. Une joie intense, presque douloureuse inonde mon cœur. En raison de l’étroitesse du lieu, le soleil ne passe pas. Des pétales de papier roses et blancs poétisent les pavés. Des jeunes mariés viennent d’effectuer leur cortège. Ici, ils ont laissé la trace de leur passion… Je parcours cette rue ornée de cyclamens aux balcons et de vieux autocollants aux vitres. Le lierre a pris possession des pierres. Tout au bout, un atelier d’artiste est annoncé par un nuancier perpendiculaire à sa porte. Une simple inscription : l’Atelier. Je m’en approche. Il est fermé. Mes yeux butent sur un rideau de fer articulé en forme de losanges. Le courrier s’entasse sous la porte. Quelques esquisses poussiéreuses demeurent à même le plancher. Elles semblent pleurer leur créateur. Où est-il ? Je n’en sais rien. Ce doute est terrifiant. Un artiste qui ferme le rideau reste un artiste. Il n’est plus là, mais je sens sa peinture, l’odeur de la gouache, de l’aquarelle, de l’acrylique, de l’eau diluée et des solvants. Il n’y a plus rien, mais ce rien, l’artiste ne le connait pas. Jour et nuit, son cerveau est en perpétuelle effervescence. C’est une lutte permanente pour trahir ce rien. Je devine certains de ses pinceaux qu’il a omis de rincer et d’autres imbibés de peinture. Je vois ses mains, son visage joyeux lacéré de couleurs vives et le gris de sa peau face à sa toile blanche. Je l’imagine le matin, le soir, sous une lampe, accroupi au sol, faisant corps avec son tableau. Ses yeux sont fatigués, son cœur est heureux. Son esprit doute sans cesse. De ses couleurs, de sa peinture, des autres, de lui-même. Il n’est plus là, mais je le vois. Je l’imagine dans sa toile, courir de dos sur une plage. J’imagine que je l’accompagne. Où allons-nous ? Dans notre royaume. Celui de l’ailleurs.

À proximité de cet atelier, une porte en bois. Pour entrer, on doit effectuer un code. Je me laisse prendre au jeu. La porte grince et s’ouvre sur des escaliers anarchiques. On perçoit une fragrance d’humidité et de rance presque réconfortante. La conciergerie est fermée. Il n’y a personne. Pas d’ascenseur. J’emprunte les escaliers. La valise me parait légère, elle est pourtant lourde. J’arrive au troisième étage. Le palier est étriqué, le plafond bas. C’est ici : appartement Hermès. Je pense au couturier… je pense à un carré de soie léger, aérien. J’ouvre et je pénètre dans une pièce baignée de lumière. La décoration date des années 70. Des couleurs orangées pétillent un peu partout dans le salon. Une petite table m’attend avec deux chaises près de la fenêtre. Je m’assieds sur l’une des deux, l’autre est vide, mais il est là. Il se fait appeler Jacques, Jacques Audiberti. Il a laissé ici ses vers : « Myriade d’étés, substance des matins, mer à boire qui donne soif d’une réponse, pierres à double tour gardiennes des destins que votre joue enfin livre ce qu’il annonce ! » Il m’invite dans sa chambre, celle où il a vu le jour. La fenêtre protégée par des barreaux donne sur l’arrière-cour. Sur son rebord, deux bouquets de lavandes séchées : lui et moi comme pétrifiés par les mots. Je sens son parfum. Le plancher grince, ma valise restée à l’entrée roule une dernière fois. Il n’est plus là, mais j’entends ses chuchotements… toujours. J’ouvre mon bagage pour en sortir quelques affaires personnelles, un cahier et un stylo. C’est ici que je me pose.

   

    

Pour lire d'autres textes de l'auteur : 

Alexia Angeli et Jean-Pierre Santini, À la croisée des non-lieux

Alexia Angeli, Le mur

  

  

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