Le mur - Alexia Angeli

Alexia Angeli, en impressionniste, dresse un tableau résolument vivant : une anti nature morte !

  

  

Le mur

  

J’habite un village, dans une partie intime de l’île, un endroit paisible dont les murs, écritures de pierre, retiennent les silences. Moi j’entends des bruits sourds, comme ceux d’un cœur battant…

J’entends des enfants jouer aux billes ou au ballon, la craie crissant sur le tableau noir de l’école, les brosses savonneuses frictionnant le linge au rebord du lavoir. J’entends la conversation des femmes assises le soir devant leur porte, les coups de fusils, l’aboiement des chiens, le tintement des troupeaux, le camion de l’épicier. J’entends la joie de ceux qui s’attroupent autour des premières voitures empruntant cette route. J’entends l’orage qui foudroie un câble électrique privant les foyers de chaleur et de lumière.

L’accès au village est inchangé, mais il n’y a plus personne. On imagine un cortège de fantômes, un peuple de disparus. On découvre des jardins abandonnés et quelques fruits en putréfaction.

Je fais partie des murs, mais n’abrite que du vide. Nul ne me regarde sauf lui qui a fait des kilomètres pour me trouver. Il donne de l’importance à ce que je lui raconte et entend les battements sourds qui font écho au temps passé.

Il préfère la mer. Il voit en elle une toile inspirante. Il aime peindre les oiseaux, les goélands et contemple chaque matin les mouvances changeantes de l’eau.

Il préfère les gens de dos pour respecter leur part inaccessible. Il entre en catimini dans sa toile et ne se retourne jamais. Les autres le regardent. Il semble faire partie du tableau. Il se perche sur une échelle pour ébaucher les nuances les plus pures du ciel. Sur la palette des saisons, il privilégie le printemps et l’automne. C’est un intervalle entre deux teintes, deux rêves, deux âges. Entre deux mondes.

La peinture est dans ses doigts, ses poignets, entre son pouce et son index. Elle est dans son cœur, son esprit et son âme absentée au monde.

Il m’a choisi moi, un simple mur. Je suis le seul à le voir de face. Grâce à lui s’étire une plage, se pose un toucan ou volent des papillons. Parfois, sur le nuancier de ses songes, apparait une couleur plutôt qu’une autre, une personne plutôt qu’une autre, un endroit plutôt qu’un autre.

Il commence toujours par m’écouter. Je lui fais confiance. Il m’inspire autant que je peux l’inspirer. Je m’abandonne au gré de ses courbes et de ses couleurs. Il me regarde avec insistance. Une sorte de mise à nue provocante qui entraine une désinvolture bouleversante entre lui et moi. Il me transperce, jusque dans ma chair, une chair froide de crépis qu’il recouvre de couleurs chaudes. Il a choisi de faire corps avec moi. J’aime, la caresse de son pinceau, le va-et-vient de sa main, son éjection de peinture. Je perçois son souffle saccadé. Ses yeux me racontent quelque chose que je suis le seul à percevoir.

 

J’habite la ville qu’on empêche de dormir. Devant moi, en permanence, passe une multitude de gens. En face, une boite de nuit, des restaurants, quelques commerces… Sur moi, de vieilles affiches tombent en lambeaux et des tags de slogans révolus s’estompent doucement.

Il m’a libéré des souillures. Il m’a donné une chance de me voir autrement. Pourtant, ici ou ailleurs, je suis le même mur, mais lui a su m’entendre et prendre ma détresse en considération. Je suis le support de ses songes.

Après son passage, on me regarde, émerveillé. Pourtant, j’ai toujours été là. Les gens croient me connaître, me reconnaître. En réalité, ils n’entendent pas ce que lui et moi, nous entendons : les mêmes bruits sourds, comme ceux d’un cœur battant…

Je suis à la fois ce mur et tous les autres, silencieux mais vivants.

   

   

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