À la croisée des non-lieux - Alexia Angeli et Jean-Pierre Santini

Alexia Angeli et Jean-Pierre Santini réinventent une polyphonie littéraire autour de l’importance, justement, de la littérature pour les blessures de l’âme.

  

  

À LA CROISEE DES NON-LIEUX

Texte à deux voix
Alexia Angeli (ALICE) - Jean-Pierre Santini (EVA)

 

ALICE

Alice avait fait la connaissance d’Eva sur une étagère poussiéreuse quelques jours avant sa rencontre avec Edmond.  Elle avait envisagé de mieux le connaitre en engageant une conversation à propos de ses livres. Dans la librairie, elle avait été comme happée par ce dernier exemplaire d’Eva. Pourquoi ce titre malgré les multiples ouvrages du même auteur ? Quelque chose… une attirance inexplicable s’était produite à ce moment-là. Eva l’attendait.

Le titre l’avait interpellée, mais aussi l’illustration : une jeune femme cheveux au vent, était représentée de dos sur la couverture. Sa crinière sauvage reflétait les nuances dorées du soleil d’Imiza. Elle portait une robe blanche à fleurs rouges. La passion qu’évoquent ces couleurs était tempérée par le fond bleu, énigmatique, d’une mer infinie. La jeune femme tendait une main en arrière comme pour attirer à elle un personnage imaginaire.

 

EVA

L’auteur en question avait nommé « Eva », un personnage de femme. Eva explorerait l'espace. L'intrigue se nouerait au fur et à mesure. Personne, pas même l'auteur, ne devait connaître la suite des évènements.

Au commencement, Eva est insérée au fil des premiers mots dans un labyrinthe végétal où elle dépose la trace subtile de ses pas. Elle va sans savoir où, car rien ne lui est indiqué. Par endroits, des cistes calcinés entravent son chemin, accrochent le tissu de sa robe, égratignent ses bras.

 Les horizons se sont perdus, absorbés par une plaie béante d'où s'évade la lumière.

A-t-elle le choix ?

 

ALICE

Alice aimait le mystère qui planait autour de cette femme. Eva habitait le hameau d’Imiza déserté et perché à trois cents mètres d’altitude sur un promontoire de schiste. Quelques maisons s’y dressent.  Sur leurs façades altérées par le sel poussent des herbes folles.

Eva errait, fantomatique, à la recherche de son amour, un homme muré dans le silence de ses luttes inabouties. Elle cheminait dans un non-lieu où disparaissait la culture d’un peuple condamné à l’oubli.

 

EVA

L’auteur en question imagine sa souffrance. Il la voit courir comme une folle et soliloquer dans un silence vaste qui l'envahit lui-même.

Eva s'égare dans des déserts glacés.  Elle décèle de délicates reptations sous l'herbe rare, sensible comme un épiderme. Des faunes minuscules y résistent par endroits, cheminent sur la roche dissoute et soulèvent d’imperceptibles poussières qui retombent en dansant dans les clartés du jour. 

Prendre tel chemin où tel autre, quelle importance puisque le temps s’est arrêté, qu’elle ne sait plus rien, qu'elle porte en elle une pensée sans objet.

 

ALICE

 Interrompant sa course, Eva s’asseyait à même le sol, en position fœtale, la tête posée sur les genoux. Elle écoutait le vent s’engouffrer dans les cavités de la roche. On eut dit la complainte des pleureuses qui, autrefois, versaient leurs larmes au chevet des morts. Des hauteurs d’Imiza où les immortelles imprègnent l’atmosphère du parfum enivrant de l’absence on découvre une vue époustouflante sur le golfe de Saint-Florent, les Agriate et la Balagne.

Une part d’Edmond était morte avec Eva : « Mort, j’avais des rêves encore. J’imaginais Eva à mes côtés, fantomatique, pour s’évader avec moi dans la nuit claire et attendre l’aube avant de regagner le mutisme de notre tombe commune. »

Edmond attendrait toujours qu’Eva dissipe les ténèbres auxquelles il était condamné. Il aurait fait d’elle sa compagne dans le cortège funeste de la vie. Ils auraient tiré ensemble le linceul de leur littérature dans les nuits froides où quelques mots gravés sur les pierres tombales éternisent le nom des absents.

 

EVA

L'auteur en question imagine qu'elle éprouve l’impérieux besoin d’aller, de se déplacer incessamment, d’imprimer au sol la trace éphémère de ses pas comme une écriture blanche promise à disparaître à l'aube d'une autre page. 

Tout n’est plus que cendres désormais. Une auréole figure un soleil livide dans le ciel obscurci. Le temps s'évade. Le pays est plongé dans une pénombre légère, accompagnée de crépuscules brefs, de nuits lourdes et vivantes comme des corps enceints. Il n'y a guère que les mots pour naître encore de ce monde.

 

ALICE

En perte de vitalité depuis quelque temps, Edmond se résignait à bâtir sa propre tombe. Il n’avait pas trouvé la chaleur des relations humaines dans l’abstraction des   mots.  Il avait choisi la littérature pour essayer de comprendre, défricher et déchiffrer le monde mais, faute d’un amour qui le médiatise, le monde s’absentait. Il avait imaginé le personnage d’Eva pour inscrire dans la fiction son rêve impossible d’une femme sublimée. Alors, tous les matins, de sa citadelle de pierre, il contemplait longuement les Agriate et la Balagne bercées aux mouvances de l’eau pour ne pas oublier la beauté qui s’éveille dans les trésors de l’aube.    

 

   

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