Marion Torregano-Silvani

Les mots perdus

 

Fiona apprend à parler très tôt. Elsa, émerveillée par les sons que produit sa sœur, la suit partout. Elle se rend vite compte que pour chaque mot prononcé par sa jumelle, deux ou trois autres tombent par terre. Sans trop savoir ce qu’elle fait, Elsa ramasse les mots égarés, les donne à sa sœur qui les avale et continue son babillage. En grandissant, les sœurs jumelles deviennent l’attraction du village. Fiona pérore à tue-tête. Lorsque les mots s’échappent, elle se tourne calmement vers Elsa. Elsa est toujours juste derrière elle, les bras débordant de mots perdus qu’elle lui verse un à un dans la bouche.

 

Un jour, Elsa en a assez de suivre sa sœur. Elle s’enfuit.

 

Elle marche des jours et des jours dans les bois sans croiser aucune âme. Elle découvre la solitude. Et l’apprécie pendant un temps. Ses pas suivent son regard et non plus le dos de sa sœur. Ses yeux s’attardent sur les fleurs, les cimes des arbres, les insectes rampant sans y chercher de mots perdus. La forêt ne regarde qu’elle. Elle goûte le silence d’une vie qui lui appartient.

 

Après avoir marché pendant des jours, elle rencontre enfin des bûcherons. Elle est soulagée de ne plus être seule. Au moment de s’adresser à eux, elle découvre qu’elle ne sait pas parler. Trop occupée à nourrir Fiona, elle n’a jamais pris le temps de faire grandir ses propres phrases. Les hommes attendent un mot de sa part, la pressent de questions. Elle ne comprend pas ces voix graves et rauques. Ils sont grands, forts, noirs de barbes et de regards. Elle réalise qu’à n'écouter que sa sœur, elle ne comprend aucune autre voix.

 

Écrasée par sa petitesse, elle découvre en un instant l’exil et la solitude irréparable.

 

 

***

 

Fiona est confusément heureuse. Elle a des enfants qui ne lui demandent rien, un mari qui lui donne tout et de l’admiration en pagaille. Les rides creusées par les larmes et les éclats de rire s’accordent avec les cheveux gris qui égrènent sa chevelure autrefois blonde. Elle s’exprime dans un charabia mélodieux. Personne ne récupère les mots perdus, elle-même ne les voit pas s’échapper d’elle. Ses phrases sont pleines de vides et de mystères.  Ses pensées prennent la direction de ses mots, tout se mélange dans sa tête. Pourtant, le village continue de consulter l’oracle Fiona. Les anciens passent des semaines à essayer d’extraire la sagesse prémonitoire de ses phrases incohérentes. 

 

Une idée lancinante et invisible flotte autour d’elle. Une idée que tout le monde ignore. Même Fiona. Cette idée s’envole toujours avant d’être prononcée. Et l’oracle se tourne parfois à la recherche de quelqu’un dont elle ne se rappelle pas.

 

***

 

Lorsqu’Elsa pénètre dans le village, elle voit partout son nom accroché aux fenêtres, presque effacé dans les hautes herbes, ensablé dans le lit de la rivière. Cela fait 50 ans qu’Elsa a disparu du village et des mémoires. Personne ne la reconnaît. La timide muette, ramasse son prénom perdu, dans un geste mécanique qu’elle croyait oublié. Elle sait où vit sa sœur grâce aux montagnes de mots perdus qui envahissent le jardin. Des mots que personne ne voit, que personne ne ramasse. Elle arrive devant la porte de sa sœur, les bras chargés, prête à reprendre un rôle qui lui a manqué toute sa vie.

 

***

 

Fiona ouvre la porte sur une vieille dame maigrelette qui lui rappelle vaguement quelqu’un. L’étrangère familière essaye de lui fourrer quelque chose dans la bouche. Fiona se débat et repousse Elsa qui tombe par terre. Elsa se tape la poitrine en mettant toute sa volonté dans ce geste. Des larmes plein les yeux, elle implore l’oracle de la reconnaître. Fiona lui claque la porte au nez. Les larmes fuient les yeux de l’oubliée pour s’écraser sur les mots éparpillés. 

 

Prise d’une impulsion, elle ramasse un mot et l’avale. “Elsa”. Pour la première fois de sa vie, elle entend sa voix. “Elsa”. Elsa se lève d’un bond. Elsa. Elle rit. ELSA. Son prénom résonne de plus en plus fort. ELSA. La porte s’ouvre de nouveau sur Fiona. ELSA. Le village tend l’oreille. ELSA. Fiona regarde effrayée sa sœur. ELSA. Les gens affluent pour assister au spectacle.  ELSA. Fiona est terrifiée, elle se souvient. ELSA. Elsa jubile et ne voit pas la tétanie envahir sa jumelle. ELSA. ELSA. ELSA. Elle a avalé tous ses prénoms perdus, la voilà à court de mots.

 

Fiona n’a toujours rien dit, ses yeux lancent des éclairs et les mots suivent la même direction. Elsa les attrape au vol et les mange goulûment. Pourquoi es-tu revenue? Je n'ai pas besoin de toi. Tu vas tout changer ! Ne me vole pas ma vie ! Toute à la joie d’entendre sa voix retentir, Elsa n'a pas conscience de ce qu'elle hurle. Les villageois, voyant leur oracle menacée, s’effraient de voir l’étrangère gesticuler furieusement. Ils se jettent sur Elsa et la piétinent avec leurs pieds, leur peur, leur loyauté.

 

***

 

Fiona ne bouge pas. Fiona ne parle pas. Elle regarde son autre soi trépasser sur le sol. La culpabilité tombe sur le village. Fiona se fixe sa propre sentence. Dorénavant dépourvue de mots, elle enjambe le corps et se dirige vers le bois. Elle s’enfonce à son tour dans un exil solitaire et silencieux. Remontant les années, elle suit le chemin des mots que sa sœur n’a jamais prononcés.

 

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