Seashell Rafini -  Au loin le chant des vagues

Elle a cherché partout le jeune homme disparu… Aujourd’hui, elle se repose : elle s’est peut-être trouvée au détour du chemin. Loin de tous… Un récit de Seashell Rafini

 

 

Au loin le chant des vagues

 

 

 

Une petite bière, pas trop fraîche, ce n’est pas encore l’été. Une cigarette. Une musique sans paroles mais passionnée, le Köln concert de Keith Jarrett, parfait. Au loin, le chant des vagues.

Mais aucun humain en dehors de moi.

Les humains, je les ai abandonnés. À leur triste sort peut-être. À leur sort, quel qu’il soit.

Les humains m’ont dégoûtée de nous.

J’ai beaucoup hésité, j’ai fait plusieurs tentatives avant de tout lâcher. Des petits départs, des petites fugues, et de nombreux tristes retours.

J’ai essayé d’y croire, de me convaincre qu’un autre monde pouvait co-exister avec celui du 20h, du harcèlement scolaire et des tueries aux USA. J’ai essayé les compromis. La vie au Québec et un peu au Sénégal, entre la ville occidentale et la savane africaine. La vie en avion, beaucoup. Pour ma sœur, surtout.

C’était important pour elle. Elle en avait déjà tellement bavé avec son fils.

Alors je suis restée pour elle. En partie restée, et en partie pour elle.

Je ne pouvais pas partir complètement, la laisser. Elle passait son temps à pleurer. Son fils chéri, sa raison de vivre, disparu dans les airs. Enfin, disparu à Dakar. Elle l’a porté toute sa vie, elle a littéralement vécu pour lui. S’il n’avait pas été là, ça fait longtemps qu’elle nous aurait quittés.

Aujourd’hui, je me dis que toutes ses conneries, c’est peut-être bien pour la maintenir en vie qu’il les a faites. Mais sur le coup, il m’énervait. J’avais envie qu’il la laisse vivre en paix, qu’il lui fasse moins de soucis.

Peut-être qu’un jour je finirai par le remercier.

 

Il lui a mené la vie dure pourtant. Elle a mis toute son énergie et sa force d’espérance à le repêcher sans arrêt, et elle a réussi. Elle l’a mené là où elle voulait qu’il aille : la réussite sociale, la reconnaissance. Il a fait sa fierté.

Tu l’aurais vue, la première fois qu’il est apparu en uniforme, un sourire jusqu’aux oreilles, les yeux pleins de larmes et de paillettes mélangées. Gorgée de bonheur, ma petite sœur.

Et lui, c’était son cadeau, son « merci » pour les nuits sans sommeil, les plaidoiries au collège, au lycée, au commissariat ou au supermarché, les larmes et les cheveux blancs trop jeune.

Il l’aimait bien finalement, sa « vieille ». Il avait quand même fini par réaliser tout ce qu’elle avait fait pour lui, et tout ce qu’elle n’avait pas fait pour elle. Ma sœur n’est pas sortie, n’a pas dansé ni fait la fête, n’a pas rencontré d’amoureux, n’a pas pris de cours de ceci-cela. Elle a enfanté et elle a vécu pour son enfant.

Un jour cet enfant est devenu un adulte, et il a disparu de la circulation.

Et elle, ça l’a démolie.

Moi je n’en menais pas beaucoup plus large. Je suis la dernière à l’avoir vu, alors forcément j’ai eu droit à mille questions : « Il était comment ? », « Mais t’es sûre qu’il t’a rien dit ? » « Il a pas laissé un mot, t’as regardé partout ? » « Et les plantes, il a rien mis dans le spots ? Dans les soucoupes ? » « Et pourquoi t’étais au téléphone ? Tu aurais dû être avec lui ! ».

 

Je ne sais pas pourquoi il a disparu. Il ne m’a rien dit.

Elle, elle a perdu pied et la raison avec. Moi, je me suis mise à faire des allers-retours entre chez elle et Dakar pour retrouver son fils. Et chaque retour était plus pénible que le précédent. Et chacune de ses questions, plus lourde.

J’ai commencé à comprendre quand je n’ai plus eu envie de chercher, ni de le retrouver. Quand je suis arrivée à saturation des portiques métalliques et des contrôles en tout genre.

Le contraste est trop violent. Le métro, le froid, la vie aseptisée, la bien-pensance, les évaluations de tout et de tout le monde, tout le temps. Je n’en pouvais plus. Et puis de toutes façons, elle ne comprenait plus rien à ce que je lui racontais, elle ne m’attendait même plus.

Alors je ne suis plus rentrée. J’ai continué à le chercher vaguement, mais ce n’était plus pour elle. C’était pour moi, pour avoir un but, pour me faire croire que ce n’était pas un vrai départ.

Mais j’ai fini par ne plus supporter Dakar non plus. J’ai pris des bus et des taxis, et j’ai atterri ici, dans ce petit bout de pays d’où je t’écris aujourd’hui. Je ne cherche plus personne, je ne retrouverai pas Maxime, et sa mère ne nous espère plus.

Je vis mes dernières années en paix, loin de ce que les livres d’histoire appellent « la civilisation ». J’ai ma musique, de quoi manger et de quoi boire un peu. Je n’ai besoin de rien d’autre.

De temps en temps, un touriste vient se perdre dans mon paradis. On discute souvent, je les intrigue. Mais je sens toujours une pointe d’admiration. On est nombreux à avoir envie de quitter ce monde, je crois.

C’est pourtant pas si compliqué, il faut oser se mentir.

Voilà ma belle, pourquoi les gens disparaissent dans cette famille.

C’est parce que l’herbe est vraiment plus verte ailleurs.

 

 

Nathalie

 

 Ce texte répond à l’une des propositions de l’atelier d’écriture de Racines de Ciel. Le thème de l’édition 2023 était « les réécritures », soulignant le lien entre lecture et écriture.  Les propositions s’appuyaient sur des textes de Sheila Watt-Cloutier (Le droit au froid), Albert Cohen (Le Livre de ma mère), Antoine Ciosi (Peut-être qu’un jour), Baudelaire (La Chevelure).

 

 

 

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