Alice (Boulloud) - Au guichet, un lapin blanc...

 

Au guichet, un lapin blanc…

 

Mon musée imaginaire est comme un jardin secret où serait conservé mes souvenirs : un peu de moi et des autres, pour ce qu’ils m’ont donné de plus beau et pour ce qu’ils m’ont appris de pire. 

Mon musée imaginaire interroge l’héritage, ce qu’on laisse derrière soi. Quand sonnera l’heure du grand départ, j’aimerai que mon musée ouvre ses portes à ceux qui voudrons se souvenir, au plus près de qui j’étais, comme une visite posthume, un hommage à moi-même et à ceux que j’ai croisés sur mon chemin. De ce musée-là, j’aimerai en être le guide pour contempler dans les yeux des autres les souvenirs de moi. 

Messieurs, mesdames entrée libre au musée. Vous qui l’avez connue : Entrez ! Au guichet, un lapin blanc aux boucles d’oreilles imposantes s’empresserait de réunir le groupe. Oh par mes moustaches, nous sommes en retard. Vite, vite, vite c’est parti pour le grand départ ! 

Suivant le lapin dans sa course effrénée, le petit groupe se rappellerait ce dynamisme qui me caractérisait tant. Les visiteurs se laissent conduire dans une première pièce de reconstitution historique tout droit sortie des années 90. Une table à manger, au milieu de la pièce, est le centre de toute l’attention : des statues de cire prennent vie autour du Cochon qui rit. Quatre enfants et leurs parents jouent en riant. C’est le soir et pourtant, sur la table, on peut découvrir les restes d’un petit-déjeuner régalien, souvenir savoureux d’une petite fille endormie. Le vieux buffet en chêne où maman cachait les sucreries est là, à droite de l’entrée. Une grosse clef en fer nous appelle à être tournée. 

En retard, en retard, nous avons rendez-vous quelque part, je n’ai pas le temps, je suis en retard, en retard. C’est très curieux, ce lapin est en retard, pourquoi faire ? Eh madame... 

Mais le lapin blanc saisit la boucle de cette grosse clef en fer et disparait dans le buffet. Le groupe, curieux, le suit à l’intérieur. Ils se faufilent entre des barres de Kinder country géantes, des Balisto de toutes les couleurs, des Napolitains, des sifflets de bonbons et autres denrées du passé. Plus ils avancent et plus la lumière se fait rare. Soudain, des odeurs de cuisine alléchantes excitant leurs papilles et ravivant, pour certains, des souvenirs anciens. Plus ils avancent dans ce couloir exigu et sombre et plus ils arrivent à distinguer un brouhaha oppressant et le bruit de vaisselle qui n’en finit plus. « Chaud ! », « J’envoie », « Les entrées de la 5 », « Assiettes chaudes ». Avançant vers la queue blanche du lapin qu’ils parviennent à peine à rattraper, l’agitation monte en puissance. Ensemble, collés serrés, ils arrivent soudain dans les cuisines du « Bon Accueil » qu’ils traversent quand : « La réservation au nom d’Alice ? C’est par ici suivez-moi messieurs dames ». Une table et sa nappe vert anis les attendent au milieu des pavés d’une terrasse ensoleillée. Une femme, la patronne, et ses jeunes filles leur servent des mets délicieux, fait maison par le chef de cuisine et de famille. Une affaire familiale que les convives ont plaisir à observer : Les bruits d’une salle remplie, l’agitation de la cuisine à proximité́, les odeurs divines et suaves, le spectacle des assiettes et couverts valsant d’une table à une autre, le goût délicat de produits travaillés avec passion et savoir-faire et l’accueil chaleureux... En contrebas de la terrasse, un jardin magnifique dans lequel une légère cascade d’eau vient plonger dans une mare habillée d’une végétation luxuriante, fleurie et riche de couleurs. 

Mais alors que les convives savourent l’instant voici que notre lapin blanc les presse de partir. En retard, en retard, nous avons rendez-vous quelque part. Et, à la file indienne, les voilà tous tomber dans l’eau rafraichissante de la mare au milieu des carpes koïs majestueuses, des poissons rouges et des colverts. 

Soudain, la musique est forte et les lumières artificielles. Les gens rient, bois et fument. De toute part on danse et l’ambiance est folle. Le tempo de la musique, craché par d’énormes enceintes, résonne dans leurs corps jusqu’à ébranler leurs âmes. Entends-tu ton cœur battre ? Sens-tu l’allégresse qui fixe ce sourire béat sur ton visage ? Sens-tu la présence de ces amis précieux à tes côtés et ce sentiment merveilleux non pas de vivre mais d’exister ? Des mains dans les tiennes pour te rappeler que tu n’es pas seule, riche de l’amitié́ sincère de ces personnes qui te ressemblent ou te complètent. 

En retard, en retard, j’ai rendez-vous quelque part ! Et voilà que ce satané lapin nous agrippe de nouveau et nous tire par la main jusqu’à ces toilettes exiguës au fond de la salle bondée. À peine entré que tout s’interrompt. 

Plus aucun son. Une timide lumière tamisée au loin et le spectacle d’une intime rencontre entre deux êtres que tout oppose. Une étreinte touchante, prémisse d’un amour naissant, que l’on devine tout juste. Le secret de cette histoire se lit au travers du pêle-mêle photographique recouvrant les murs, le sol, les portes et le plafond. Comme les pièces d’un puzzle dispersées dans toute une pièce, ces images viennent aussi raconter l’histoire d’une femme qui se découvre dans les yeux d’un homme, qui panse ses traumas et se réinvente plus forte. 

Oh par mes moustaches, je suis en retard, en retard, en retard. Et la pièce qui se met à tourner sur elle-même. On ne reconnait plus le plafond du sol ni la gauche de la droite. À l’instar des plus grands manèges de fête foraine, on en vient à fermer les yeux en attendant que tout s’arrête... 

C’est alors que l’on distingue le doux bruit d’un pleur de bébé́ stoppé par le sein de sa mère. En rouvrant les yeux on se découvre à l’entrée d’une chambre d’enfant. Sur un mur, le sticker géant d’un éléphant et une chaleureuse guirlande de boules lumineuses bleu et vert. Ce n’est pas tant ce décor qui éclaire la pièce mais plutôt l’amour que dégage, au milieu de la pièce, la chaise à bascule occupé par cette mère et son fils. Par terre, une boîte transparente où reposent les différents objets chargés de l’histoire d’un adulte en devenir : un bracelet de naissance, un faire-part, des empreintes de pieds, des cadeaux fait main, des ébauches d’œuvres d’art à l’encre de l’enfance... et des cahiers où sommeillent les écrits timides de celle qui n’est plus, à l’intention de ceux qui restent. On y trouve des photos et des émotions couchées sur le papier pour ne pas laisser disparaitre ces souvenirs précieux au gré́ du temps qui passe. Quand les années auront passé, quel trésor que seront ces cahiers ! 

Non, non, non quelqu’un m’attend, vraiment c’est important. Et voilà que le petit lapin blanc fait sortir tous ces gens du couloir en les poussant vers la sortie jusqu’à un ascenseur vitré qui les remonte vers l‘extérieur. Agglutinés là, contre les vitres, ils ont une vue imprenable sur les étages qui défilent. Ils peuvent apercevoir une multitude de portes et de fenêtres. Partout, se succèdent des ouvertures sur les beautés du monde : des paysages enivrants baignés de soleil, une végétation luxuriante, des étendues d’eau, des mers et des océans. Les œuvres de l’artiste peintre La Nature défilent sous leurs yeux : des créatures venues d’ailleurs avec leurs couleurs incroyables, des spectacles majestueux dont l’éclair, la tornade et autre merveille serait le personnage principal. Et puis des endroits magiques où il ne serait pas curieux de croiser des sirènes et des licornes. Et enfin, une pièce noire secrète où serait gravé en lettre d’or « Socu a mo peghja nemica ». À l’intérieur, les souvenirs de temps plus sombre où les blessures, les obstacles, les larmes et les cris sont stockés pour ne pas être oubliés, ces précieux ornements de résilience si chers à qui nous sommes. Les couloirs, partout, sont jonchés de détails qui ne trouveraient sens que pour certains privilégiés : une 106 orange, des diplômes, des livres, de vieux albums CD et même des 2 titres, des cassettes audio et des VHS, un bracelet, une bague, des cartes de vœux et d’anniversaire où les amis, les amours et la famille y ont écrit leur tendresse... 

Non, non, non, non, non, non, quelqu’un nous attend vraiment c’est important. Nous n’avons pas le temps de dire au revoir vraiment. 

Les portes de l’ascenseur s’ouvrent et le groupe prend place autour d’un trou sans fond dans lequel on pourrait apercevoir la petite queue blanche de notre lapin disparaitre en emportant les souvenirs, la musique, l’ambiance... Et ne laisserait derrière lui que le silence. 

À l’instar du vélo qui a besoin de vitesse pour ne pas s’arrêter, certaines mènent leur vie à tout allure pour ne pas sombrer. 

Le silence, le calme, la solitude... Il faut une vie pour apprendre à l’apprécier et peut-être qu’un jour, le lapin blanc viendra déposer dans son musée un peu de cette quiétude qui lui manquait. 

 

 

Ce texte fait partie du nouveau compagnonnage mis en place entre Le Nouveau Décaméron 2022 et l’atelier d’écriture Racines de Ciel, animé par l’écrivaine Isabelle Miller, dans le cadre des activités littéraires du festival Racines de Ciel.

Le thème choisi cette année était « Le musée imaginaire » articulé autour de plusieurs propositions successives.

La quatrième proposition à laquelle le présent texte souscrit était : 

« Mon musée imaginaire. Les auteurs deviennent curateurs ou conservateurs d'une exposition imaginaire ou d'une salle des réserves. »

 

 

Avis aux lecteurs

Un texte vous a plu, il a suscité chez vous de la joie, de l'empathie, de l'intérêt, de la curiosité et vous désirez le dire à l'auteur.e ?

Entamez un dialogue : écrivez-lui à notre adresse nouveaudecameron@albiana.fr, nous lui transmettrons votre message !

Nouveautés
Decameron 2020 - Le livre
Article ajouté à la liste de souhaits