Jacques Péronne - Algérie

  

Après plus de 60 ans, Jacques Péronne, appelé insouciant du contingent en Algérie, fait le récit de son séjour militaire. Difficile d’oublier l’Algérie…

 

  

Algérie

À ceux qui sont partis

À ceux qui sont restés

À ceux qui sont perdus

Aux vivants 

Aux morts

 

La traversée avait été éprouvante. La mer était forte. Ça vomissait dans tous les coins. Nous étions entassés dans les cales du Ville d’Alger, nous, ceux du contingent, appelés pour un maintien de l’ordre qui n’osait pas s’appeler la Guerre d’Algérie. Parmi la foule de conscrits débarqués sur le port d’Alger, quelques uns rejoignaient l’École des officiers de réserve de Cherchell. J’en étais.

C’était le matin du 13 septembre 1959. J’avais vingt-deux ans.

Cherchell est une petite ville sur le littoral, à une heure de voiture et à l’ouest d’Alger. Les Romains y avaient installé un comptoir, comme dans sa voisine Tipasa. De magnifiques vestiges témoignent. À cet endroit, le massif du Chénoua plonge dans la Méditerranée. Et prolonge l’Estérel…

  

J’arrivais du camp Gallieni, à Fréjus. Trois mois de classes et trois mois de préparation aux EOR (École d’Officiers de Réserve) qui me permettraient de finir mon service en tant qu’officier. La tradition familiale m’avait formaté pour que j’enfile ces bottes. Mon père avait commandé une compagnie pendant la dernière guerre. À vrai dire, une guerre paisible dans les Alpes, face à des Italiens démoralisés. Pour preuve, la seule perte à déplorer dans l’effectif de la compagnie avait été un mulet tombé dans un ravin.

Tout m’avait conduit à ce choix. Mon milieu social, l’habitude du confort – la chambre plutôt que la chambrée – le goût du grand air issu du scoutisme, celui de l’aventure, mon aspiration au titre de chef de bande et, surtout, l’ignorance de la situation en Algérie liée à une grave immaturité politique. La Patrie m’appelait ! Je venais défendre l’Alsace et la Lorraine costumées en fatmas.

 

De mes camarades de Fréjus, seul Ratsi-le-Malgache m’accompagnait sur ce bateau. Nous avions perdu Biancarelli-le-Corse en route.

Notre trio avait été inséparable. Il s’était constitué dès notre arrivée dans la chambrée où, la nuit venue, seules trois lampes de poche s’éclairaient sur des lectures. Signes distinctifs : taille plafonnée à 1,65m et même envie d’en découdre avec l’ennui. Période joyeuse de camaraderie, baignée dans une nature superbe, où les murs du camp n’étaient pas assez hauts pour nous empêcher d’aller draguer à Saint-Raphaël, danser et boire, et rentrer à la caserne juste avant que le clairon ne sonne le réveil. Notre allégresse était cependant ombrée par les perspectives du conflit algérien qui nous convoquait. Des échos inquiétants nous parvenaient, soigneusement filtrés par l’Autorité. L’Algérie était l’unique destination des appelés qui transitaient massivement par les camps de l’Infanterie de Marine (ex-coloniale) de Fréjus. Tout à côté de notre cantonnement, dormait un cimetière de soldats, combattants d’Indochine où d’avant, aux noms asiatiques, maghrébins ou africains gravés sur des stèles blanches alignées sous le drapeau tricolore.

Quelques heures avant notre départ de Fréjus, alors que nous faisions notre paquetage, la Police militaire s’était présentée dans la chambrée, avait appelé Jacky Biancarelli, lui avait ordonné de faire son paquetage et l’avait emmené. Il eut le temps de nous informer que son exclusion était conforme aux décisions gouvernementales : il était secrétaire des jeunesses communistes en Corse et ne pouvait prétendre à la distinction d’officier. La politique du Parti était alors d’infiltrer des responsables dans les rangs de l’Armée mobilisée en Algérie.

Notre trio était sorti en tête du peloton, Jacky au premier rang.

J’attendrai plus de dix ans avant de le retrouver dans son maquis corse, attablé à une table de chasseurs. Il était directeur de l’École élémentaire de Porto-Vecchio. Marie-Claire lui avait fait beaucoup d’enfants. Il nous racontera qu’en quittant Fréjus, il s’était retrouvé à la frontière tunisienne. Ça n’avait pas été facile.

 

Le matin d’été où j’ai enfin abouti chez lui, Marie-Claire qui m’a ouvert la porte m’a dit en riant :

« Oh Jacques ! Jacky parlait de toi, hier ! »

Dans l’entrée, la photo de son mari, chapeau de brousse et treillis, m’accueillit.

Durant une demi-année, il nous avait confié ses convictions. Son engagement vis à vis de l’Algérie m’avait ébranlé. Pas suffisamment.

 

De mon long séjour à Fréjus, je retirais les enseignements qui m’avaient fait défaut jusque-là. Le service militaire pouvait-il être considéré comme un liant social ? Doit-on regretter sa suppression ?

Au camp, l’hébergement des soldats était constitué d’un alignement de bâtiments, sortes de hangars rudimentaires. Dans chacun d’eux, une chambrée de trente lits. Je découvrais une large palette de la société. En ces années 50 finissantes, la majorité des appelés était d’origine agricole ou ouvrière. La ferme ou l’usine, le foin ou le cambouis. De rares techniciens, employés de bureau, fonctionnaires. Peu d’artisans. Faible proportion d’intellectuels. Quelques enseignants. 

Dès les premières heures d’installation, alors que nous prenions possession de notre espace personnel réduit à un lit et un placard, je vis des hommes se regrouper en « pays ». Bretons, savoyards, corses… Dans certains groupes, on utilisait des langues et dialectes impénétrables. L’instinct grégaire.

Le niveau scolaire le plus commun était le certificat d’études. Sans être anthropologue, je m’intéressais à la spécificité de mes collègues par obligation, et me liais à certains. Ils me faisaient connaître des mondes inconnus de mon milieu d’origine.

Appelés sous les drapeaux, ils paraissaient totalement indifférents à l’appel patriotique ! Ils étaient les fils des débandés de Juin 1940 que la Résistance n’avait pas réussi à réhabiliter. Tous partageaient l’angoisse d’un devenir incertain et se demandaient ce qu’ils allaient foutre si loin et si près, de l’autre côté de la Méditerranée. Et s’ils en reviendraient. Leur soucis, leur cœur, se cantonnaient naturellement dans leur ville, leur village, leur maison, leur famille, leur fiancée, leur travail. Chez les paysans, je percevais l’attachement viscéral à la terre.

Alors, vitales, les préoccupations quotidiennes prenaient tout leur sens. Dormir. Se nourrir le mieux possible. Bonjour les morfales ! Éviter les corvées les pires. Montrer une neutralité prudente envers les gradés : ni fayotage, ni insolence. Pas de vague ! 

Seule et unique espérance : la quille, bordel !

Moment sacré : le courrier distribué par le vaguemestre. Et les colis ! Je repérai des troufions solitaires privés de toute correspondance… Ceux-là, ils n’avaient rien ! Pire, ils semblaient n’avoir personne !

Moi, j’avais ma réserve de tendresse. Qui me semblait inépuisable. Mon père continuait à me démontrer un intérêt affectueux. Et ma mère me témoignait une affection croissante. Elle m’écrivait régulièrement. Peut-être le basculement familial de 1950, conséquence du naufrage professionnel de son mari lui avait ouvert les yeux. Peut-être mon départ, celui du premier des fils qui désertait l’appartement de la Plaine et ses quatre chambres avec vue jusqu’à la mer.

Mon ami de toujours ne cessait de m’écrire. J’envoyais des cartes postales aux copains et copines. On me répondait des gentillesses à l’encre bleue.

J’avais trop de fiancées pour correspondre avec une seule.

  

Ce dernier été, à Fréjus, mon moral avait été au plus haut. Je ne regardais pas plus loin que le parcours du combattant et la plage de Saint-Raphaël ! Un vrai modèle d’insouciance sous le calot de marsoin (ex-fantassin colonial).

Tout le monde s’acquittait sérieusement de son devoir de soldat, se préparant à une guerre improbable envers laquelle il ne se sentait pas concerné.

La situation n’empêchait pas les camarades de se réjouir joyeusement de temps en temps, le picrate et la bibine aidant.

Me revenait le souvenir de l’un d’eux, François Brun, de La Souterraine dans la Creuse. Famille de paysans. Il partageait ses colis pantagruéliques, n’excluant du festin que ceux qu’il avait classés parmi les fayots ou les faux-culs. Jugement définitif ! Fromages, charcuterie, pain de campagne, pinard, cigarettes, finissaient sur la table commune. À l’achèvement de chaque mois, Brun marquait le manche de son Opinel d’une entaille. Il devrait en tailler vingt-huit, sauf embuscade ou accident à l’instar de milliers de malheureux appelés. 

Un dimanche, il m’avait demandé de corriger le brouillon d’une lettre qu’il écrivait à une amie. Je l’ai envoyé à Jacky, le maître d’école.

Je l’ai recherché via Internet voilà peu de temps. En vain. Il est vrai que les compagnons du camp Galliéni, à Fréjus en 1959, ont largement dépassé les 80 ans et que beaucoup doivent bénéficier d’une permission définitive.

Je ne peux passer sous silence deux questions :

1 - Sait-on quelle était la pire épreuve pour les compagnons de chambrée ?

Et bien voilà : au retour de manœuvres, c’était l’exposition sur les traverses des lits des trente paires de chaussettes fraîchement ôtées des pieds douloureux des marcheurs. Cette guerre olfactive, je l’ai subie.

2 - Connaît-on la pire sanction disciplinaire infligée aux soldats, à cette époque et dans ce lieu ?

Les feuillets du camp étaient constitués d’un ponton surmonté d’un banc percé d’une dizaine de trous et abrités par un toit en tôle. Sous chaque trou, un baril métallique avec deux anses. Lorsque le réservoir était rempli – il fallait un certain nombre de matins – deux soldats étaient désignés pour aller le vider dans un fossé, à 150m de là, dans un champ. 

Les deux préposés devaient passer un demi-madrier entre les deux anses et, comme les coolies d’Extrême-Orient, transporter l’immonde cargaison jusqu’à bon port. Un essaim de mouches vertes les escortaient.

 La perversité des supérieurs était de réduire la longueur du bois de telle façon que les porteurs se trouvent le nez dans le bidon. Et, vu le relief irrégulier du champ, le chargement ne se privait pas de gicler !

Cette brimade, je l’ai vécue !

  

 La promiscuité et la merde ! Accompagnateurs inévitables de tout rassemblement militaire.

 

***

 

Trois longs coups de sirène : on arrivait à Alger.

Du bastingage, j’avais admiré la ville blanche. Et perçu la concordance avec sa sœur phocéenne. Sur le quai, l’accueil était de couleur kaki. Des files de camions GMC encadrés de gradés attendaient les colonnes de bidasses nauséeux qui descendaient du navire par les échelles de coupée, sac marin sur l’épaule et moral en berne. Une organisation efficace nous conduisit Ratsi et moi vers un camion bâches relevées.

En route ! Pas d’inquiétude. Seulement l’excitation. Connaître. Participer. Malgré les leçons d’humanité de Jacky, l’identité française de ces régions restait incontestable à mes yeux. L’Algérie n’était-elle pas composée de départements français ? J’étais là de mon plein gré. Je posais mes rangers sur la terre d’un continent inconnu que l’Armée me permettait de parcourir. Les gens ? On verra. Ma connaissance de l’Histoire était rudimentaire. Celle de l’Algérie nulle. Nous serions là pour « pacifier », étouffer les prétentions d’indépendance.

Peu de trafic sur la route. Des convois militaires. Des hommes en djellaba. Des ânes bâtés. Des enfants qui jouaient. Des maisons blanchies à la chaux ou crépies de terre crue, couvertes en terrasse ou en tuiles de Marseille. Sècheresse. Poussière. Premiers palmiers. Enfin l’exotisme ! J’avais entendu parler d’orientalisme, cher aux peintres du XIXe. En mémoire, quelques romans ou bandes dessinées. Pierre Benoit et son Atlantide. Flaubert et sa Salammbô. Hergé avec son Crabe aux pinces d’or. Quelques films : Jean Gabin dans Pépé-le-Moco… 

Les paysages se consumaient sous le soleil de l’été finissant. Parfois, le bleu ardent de la mer brillait à l’horizon. Sidi-Ferruch, Bou-Ismaël, Tipasa. Les panneaux indicateurs en caractères romains défilaient.

Cherchell, enfin.

Les camions attaquèrent une montée. La petite ville s’étage entre montagne et mer. Souvenir d’une belle unité architecturale. Maisons basses et ruelles. 

Voilà la caserne. Ça ressemblerait à un grand lycée en Métropole. Bientôt on dira en France. Un portail, deux sentinelles au calot bleu-gris. La cour. Les appelés sautaient des camions. Les sous-officiers les rassemblaient. On nous divisait par groupe. On faisait l’appel. On formait les sections. On nous dirigea vers nos casernements. À midi, ce sera la cantine. Nous étions 300 par promotion. Une promotion d’officiers sortait tous les deux mois. Six mois d’instruction, de manœuvres, de tir, de formation au commandement, d’embrigadement, de bourrage de crâne, avant de mériter une barrette dorée sur l’épaule, à la sortie. Avec les avantages féodaux de la distinction… Parmi ceux-ci, l’attribution d’un ordonnance, sorte de domestique dévoué corps et âme aux officiers, et dont je bénéficierai du service plus tard, en Afrique. Vestige colonial.

  

Le jour de notre arrivée, le colonel commandant l’École avait réuni la promotion dans la cour d’honneur. Il conclut ainsi son discours de bienvenue, avant le salut aux couleurs : « Ne vous méprenez pas ! Vous êtes là pour mettre des fels au tapis ! » (lire: « pour éradiquer les terroristes ».)

  

Nous étions quatre élèves par chambre. Dans la nôtre : Tolstoï, de Bibikoff, Bosqui et moi. Le premier se disait descendre du grand Léon. Vérification faite, c’était vrai. Son projet professionnel était flou. Bibikoff venait d’une famille d’aristocrates de la Russie blanche. Il sortait d’une École supérieure de commerce. Nous ne savions rien du discret Bosqui, sans trop nous intéresser à lui ! J’avais interrompu mon projet de devenir architecte après trois ans d’études dans un atelier de dessinateur d’architecte, aux Beaux-arts, à Marseille. Le besoin d’aventure m’avait emporté. 

Sur les quatre occupants de la chambre, seul Bosqui ne sortira pas sous-lieutenant, mais sergent. Il sera tué en opération...

Je reverrai Tolstoï après notre libération. Il tenait une boutique de pêche, à proximité de l’Étoile, à Paris. Ensuite, je restais cinquante ans sans nouvelles ! Jusqu’au jour où une coïncidence stupéfiante, comme le hasard sait nous en réserver, le fit sortir du chapeau de l’oubli. Laura, ma petite-fille, travaillait dans un restaurant de Rio-de-Janeiro pour le fils de… Sacha Tolstoï ! Elle se souvenait du nom illustre de mon camarade de service militaire. Elle fit le lien. Contact pris ! Séjour de Sacha à la maison. Joueur ruiné, anciennement organisateur de pêche aux gros pour milliardaires, il s’invitait chez ses riches relations parisiennes et dans leurs yachts, sans jamais perdre de sa superbe désargentée. Une comtesse l’abritait dans le pavillon de concierge de son château. À quel prix ? Sacha restait bel homme. Sa mission du jour était l’organisation d’une cousinade Tolstoï dans la propriété de l’auteur de Guerre et Paix. À la sortie de l’École, il avait choisi la Légion étrangère dont la légende était propice à son romantisme slave.

  

Notre voisin de chambre Saint-Marc, au profil d’éternel étudiant, était mal à l’aise dans son treillis trop grand. Il était là sans trop savoir ni pourquoi, ni comment. Certainement pas pour être promu chef de guerre. Il ne cachait pas ses idées progressistes et me passait sous le manteau L’Observateur, l’Express, Le Monde, qu’il recevait dans des colis anodins, chargés de bombes éditoriales. Ainsi, je découvrais les signatures d’Albert Camus, de Jean-Paul Sartre, de Jean-Jacques Servan-Schreiber, de Françoise Giroud, de Jean Daniel et de bien d’autres. Le comblement de mes doutes initié par Jacky Biancarelli se poursuivait à petites pelletées. Chaque jour, le clou s’enfonçait davantage.

Saint-Marc, affecté à l’aviation de l’Armée de Terre, aurait péri dans le crash d’un hélicoptère, m’apprendra-t-on plus tard.

Je supportais le rythme tendu de l’instruction grâce à ma résistance physique et, une fois de plus, aux amis. J’adorais marcher. J’étais servi !

 La vie à l’École était réglée comme du papier à musique militaire. Avec Tolstoï, l’amitié se renforçait. Pourtant, il était l’anti-Biancarelli. Seuls points communs : le plaisir d’exister. Le profit de chaque instant. La bonne humeur. L’humour. 

Nous nous souvenons d’une fameuse nuit de dégagement. Nous faisions le mur grâce à une porte discrète de l’enceinte de l’École. Les mandats parentaux nous permettaient parfois de casser la croûte au caboulot du port de Cherchell tenu par un Français d’Algérie (qui ne s’appelait pas encore pied-noir). Ce soir-là, dans la lumière paisible d’un soleil plongeant, nous avions éclusé un vin délicieux et redoutable en mangeant des sardines grillées. Impossible de me souvenir de la suite. 

Toujours est-il que nous nous sommes couchés une heure avant le réveil par les hauts-parleurs qui diffusaient les rudiments d’arabe que nous étions sensés apprendre. Ce matin, une marche forcée était programmée. Départ à cinq heures. Sacha et moi convenions que, dans notre état de délabrement, il n’était pas raisonnable que nous participions à l’épreuve. Portés malades auprès du lieutenant, nous replongeâmes lâchement dans un sommeil d’ivrogne. Jusqu’au moment où on fit irruption dans la chambre : « À huit heures à l’infirmerie ! Examen du médecin-capitaine ! »

Celui-ci nous reçut dans son bureau.

« Alors ! Qu’est-ce qui vous arrive ? Rectifiez votre tenue et restez au garde-à-vous. »

Tentative de le convaincre que nous avions été empoisonnés à la cantine et que, en conséquence, nous avions passé la nuit dans les chiottes.

« Bon ! Nous allons vérifier ça ! Prenez deux pots de chambre, installez-vous dans l’infirmerie. Nous examinerons vos selles. Vous avez cinq minutes. Exécution ! »

Nos efforts furent vains. Assis face à face sur les récipients émaillés, pliés de rire devant le ridicule de notre situation, nous renonçâmes !

La sanction fut légère : quinze jours d’arrêt ! Cela signifiait que nous étions privés de permissions. En nous libérant, le médecin ne dissimulait pas son amusement.

 

Mal élevé, je n’avais jamais lavé ni repassé mon linge. Une collaboration de circonstances s’était instaurée entre la population et les élèves : Tolstoï et moi avions une lingère. Dans une ruelle, une petite porte débouchait sur un patio. Deux jeunes filles assistaient leur mère. Elles étaient jolies. Nous sympathisions. 

La fin du stage approchait. Surprise : les filles nous invitèrent à un couscous.

La nuit était douce. Nous étions installés autour d’un feu, sur des couvertures. Les filles se mirent à parler. Surtout Zohra. La mère était partie. Leurs trois frères étaient dans le djebel. Cela voulait dire qu’ils combattaient contre nous. Elles cachèrent la position du père. Nous restâmes longtemps à discuter et à boire du thé. Les braises palissaient. Les braises…

 

Un dimanche précédant, nous étions allés en permission à Alger, invités par deux Algéroises connues sur la plage de Cherchell. Rendez-vous pris au bar du fameux hôtel Aletti, lieu incontournable de la bonne société. Elles nous ont emmenés au Cercle Nautique. La clientèle était exclusivement d’origine européenne. Les filles à queue de cheval étaient vêtues de jupes juponnées et de chemisiers à fleurs. Les garçons étaient assez arrogants. Nous étions des rivaux. Ils ont abordé la question des évènements. Selon eux, l’unique raison de notre présence ici devait être leur protection contre les fellaghas. Évoquant la population autochtone, ils employèrent des mots très violents. Ils se méfiaient de de Gaulle. 

Dans le car qui nous ramenait à l’École, un sentiment ne me quittait pas. Le divorce entre les deux communautés semblait inéluctable. La séparation risquait d’être cruelle. La haine prospérait.

Pour preuves, la certitude du bon droit chez les officiers qui nous encadraient – comme chez la majorité des élèves – les pratiques de l’Armée qui transpiraient (tortures, exécutions arbitraires, exactions perpétrées par les corps d’élite, parachutistes, commandos de choc, services de renseignements) qui nous parvenaient, le regard des Algériens, leur silence, la violence sanguinaire dans les réponses des indépendantistes mise en exergue par l’Armée, la critique internationale vis-à-vis du comportement répressif de la France, les réactions des intellectuels et des artistes, les déclarations des hommes politiques lors des débats parlementaires (merci Saint-Marc), l’ambiguïté du général-président, mais aussi, plus près de moi, les confidences de Zohra, les jeunes gens de l’Hôtel Aletti, les discussions entre Français d’origine au café ou chez les commerçants. 

Tous ces mauvais vents qui annonçaient la tempête...

Et la peur, jusqu’à la terreur, partagée par les deux communautés. Le terme de pacification devenait obscène. La fracture était actée.

 

Comment oublier la virée au Sphinx, le plus grand bordel d’Afrique-du-Nord. Intermède baroque sur fond de drame. On avait proposé à la section d’aller à Alger se détendre dans ce temple mythique du sexe, dernier vestige d’une prostitution à dimension nationale ! Le ticket d’entrée donnait droit à une consommation au bar et à une consommation au lit, minutée drastiquement. Un comptoir long comme le pont du Ville d’Alger. Perchées sur des tabourets, un échantillon multicolore de femmes peu vêtues. Une ribambelle d’uniformes, toutes armées représentées. Képis blancs, bérets rouges ou verts ou noirs, casquettes d’aviateurs, pompons de marins, calots des appelés. 

  Odeurs de parfums capiteux, de transpiration, de bière, dans des nuages de tabac. Beaucoup de bruit. Éclats de rire. Altercations. À quand les bagarres ? On rechercherait les Cendrars, Kessel, Hemingway… Fellini aurait pu tourner !

Une fille ronde, genre normande, m’entraîna au premier étage en galerie au-dessus de la salle bondée. Comment avait-elle échoué ici ? Un simple rideau isolait le box du couloir.

Deux jours après, nous nous retrouverons nombreux à l’infirmerie de l’Ecole.

 

Nous avons passé Noël I959 à la Ferme Brincourt, une exploitation agricole désaffectée, annexe de l’École, dans la montagne. La section festoya autour de la cheminée alimentée par des fagots de sarments de vigne. Quelqu’un avait improvisé une crèche avec des santons en mie de pain. Noir et épais comme du sang, le mascara, ce vin des montagnes, coulait à flot. Moments d’insouciance et de gaîté. Le 31 décembre suivant, nous partions en mission de protection dans une riche propriété au bord de l’Oued Bellah. On nous posta sur les toits et aux alentours de la grande maison, armes chargées. Il gelait. Les invités affluèrent. Le réveillon se prolongea jusqu’au petit matin. Nous entendions la musique et les rires. Personne ne vint nous offrir un café chaud.

La fin du stage approchait. Je m’étais attaché à cette région qui me rappelait mon Lubéron. Nous avions parcouru les pistes et les sentiers, couru dans la montagne, escaladé les rochers, plongé dans la mer, dormi sous les étoiles. 

 

Nous avons participé à une seule opération d’ampleur. De la crête, nous avons assisté à un feu d’artifice grandiose survolé par les T6 qui larguaient des bombes. Opéra dont je n’assisterai pas au dénouement.

À l’amphi de clôture du stage succédant à la remise des barrettes, chaque promu était appelé selon son rang de sortie pour choisir son affectation. De tradition, les tout premiers s’engageaient dans la prestigieuse Légion étrangère. Ce n’était pas là ma prétention ! Quelques places étaient réservées pour les Territoires d’Outremer. Ces affectations étaient disputées et obligation était faite de sortir dans un bon rang. Le sachant, je travaillais à cet espoir de tranquillité.

Le jour venu, je pus m’inscrire dans la case Zone d’Outremer N°1, c’est à dire l’Afrique Occidentale Française. À un rang près, c’était Tahiti. L’Infanterie de Marine venait tout juste de remplacer l’Infanterie Coloniale. J’étais venu pour participer à un grand jeu patriotique. Je partais pour ne pas jouer de rôle dans une catastrophe annoncée. Et ainsi, ne pas tuer. Ne pas risquer ma peau !

Je me souvenais de la déclaration de Saint-Marc : « Le seul comportement courageux aurait été d’être objecteur de conscience. De refuser de porter une arme. Nous n’avons pas eu ce courage ».

 Je m’enfuyais le plus loin possible. J’enfouissais ma tête d’autruche dans le sable. 

 Je me rattraperai. Peut-être.

 

***

   

23 février 1960. Ville d’Alger. L’aller dans les cales. Le retour en première classe. Ma famille m’attendait sur le quai, à la Joliette, à Marseille, ma ville.

Quinze jours plus tard, un autre navire, le Maréchal Lyautey, me conduira à Dakar. De là, un avion me déposera à Niamey, au Niger. 

Ceci est une autre histoire...

 L’Algérie se rappellera à moi l’année suivante. Des officiers de la garnison de Niamey me proposèrent de me joindre à eux pour rallier l’OAS (Organisation Armée Secrète). Ils frétaient un convoi pour la rallier, en traversant le Sahara. Parmi eux, le célèbre Colonel Chateau-Jobert. Je repoussai l’invitation de ces soldats perdus qui sortaient à peine du désastre indochinois, de l’humiliation de Suez et voyaient leur rêve à nouveau trahi.

 

Les accords d’Evian déclarèrent l’Algérie indépendante le 18 mars 1962.  Le prix : 500 000 victimes et un million de pieds-noirs sur le quai ! Chère, la liberté !

Soixante ans. Et la plaie n’est pas cicatrisée. Dans ma bibliothèque, de nombreux livres sur la guerre d’Algérie, un calot gris, quelques photos. Illusions. Désillusions.

  

Je reviendrai plusieurs fois en Algérie. En touriste. « Que sont mes amis devenus », chante Rutebeuf. Mes camarades élèves-officiers algériens de l’École dont Ahmed qui se marrait sans arrêt ? Les supplétifs que j’ai connus ? Zohra et sa famille ? Le tenancier de la baraque à sardines du port de Cherchell ? Les filles d’Alger aux jupes juponnées ? Tous ces gens ? 

Ces fantômes …

On n’oublie pas l’Algérie. 

  

Mars 2022

  

  

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