Niellu Leca - Quinte Flush

 

Descente aux enfers pour le musicien vagabond. Du coup de poker au coup de Jarnac, une nouvelle américaine de Niellu Leca.

 

  

Quinte Flush

  

 

          Si grand que soit le désert, on porte toujours en soi ses propres frontières. Ces mots squattaient son esprit comme s’il les lisait sur le bout de ses santiags poussiéreuses qu’il fixait depuis de longues minutes, assis au bord de la route. Une pause avant le prochain camion qui voudrait bien l’emmener jusqu’à un motel semblable à tous ceux qui l’avaient précédé. De honky-tonks enfumés en filles à vingt dollars, jusqu’au bout de son blues de loser où l’accent trainant du Sud collait à ses souvenirs, poisseux comme la mélasse bon marché de son enfance. Voyageur immobile. Le monde ne serait jamais assez grand pour lui permettre de se fuir. Évasion illusoire quand on est sa propre prison.

 

Tout connu. Tout perdu. Elle, elle entre autres. Plus belle que la fille sur les pubs de Lucky Strike. Plus chaude que les nuits au bord du Rio Grande. Plus douce et plus tendre que les fleurs de coton qui blanchissent le Sud brûlant. Plus caressante que la brise du soir sur les champs de colza. Au temps où il était beau, fort, indestructible malgré les nuits où il livrait à l’alcool un combat corps à corps dont il sortait chaque fois vainqueur et se croyant plus fort encore.  Il avait tout connu, tout rêvé aussi. Mais aujourd’hui, il ne rêvait plus. Alors, d’autres horizons, d’autres décors pour se fabriquer des rêves tout neufs pour ses nuits sans sommeil ; d’autres routes dont il feignait d’ignorer qu’elles ne menaient qu’à lui.

 

De l’autre côté de la route, près d’un hangar dont les tôles finissaient de rouiller, le soleil de juin se reflétait dans la dernière vitre encore intacte d’une Cadillac modèle 56 qu’un Elvis local avait abandonnée là. Stèle sans commémoration d’un âge d’or sans héritier. Objet de culte figé entre le souvenir d’une paire de blue suede shoes et d’une Martin D35 sacrifiée sur l’autel barbare de divinités de pacotille édictant leurs préceptes de faux rebelles, grimaçant de conviction factice et androgyne.

De loin en loin, entre deux rafales chargées de poussière et de buissons virevoltants d’herbe sèche, le vent du sud pleurait les gammes mineures d’un harmonica lointain. Elles jaillissaient, ruisselaient, s’étiraient paresseusement avant de s’évaporer. Certaines, plus violentes, se succédaient en cascades et de hoquets en sanglots, de plaintes en halètements, le flot du blues collait à la moiteur de l’air ambiant.

Machinalement, du bout des doigts, il marquait le tempo sur l’étui de sa guitare posé près de lui. Sa guitare, une Gibson J200, The Queen of Guitars comme on l’appelait du côté de Nashville, sa compagne fidèle ; c’était à peu près tout ce qu’il lui restait de ses années de rêves. Il avait peu à peu tout laissé sur les chemins de ses errances où même ceux qui l’aimaient s’étaient épuisés à le suivre avant de le perdre tout à fait. Il se demandait souvent qui il avait le plus trahi : les autres ou lui-même ? Remords ou regrets ? Il ne trouverait sans doute jamais la réponse. Parfois, il espérait qu’elle s’imposerait d’elle-même, qu’elle l’attendait quelque part au bout de la route, incontestable, définitive, soulagement apaisant de certitude, tels ces ordres si péremptoires qu’ils vous déculpabilisent quels que soient les actes que vous avez commis en leur nom. En fait de réponse, au bout de chaque route, il n’avait trouvé que des carrefours et avait pris le parti – mais en était-ce vraiment un ? – de suivre la direction du vent. À quelques tourbillons près c’était, somme toute, reposant. Et puis, Bob lui-même l’avait dit : the answer is blowin’ in the wind… mais il n’avait pas dit lequel. Et, après tout, pouvait-on blâmer celui qui, porté par le vent, s’y fie, s’y abandonne ?

 

Le biker passa si près de lui, qu’il sentit la chaleur du moteur. Il ne releva même pas la tête. La musique du V-Twin de la Harley Sportster, il pouvait la reconnaitre les yeux fermés. Lucille la lui avait jouée inlassablement tout au long de ses road-trips sans but. Lucille ; c’est le nom qu’il avait donné à sa monture ; un clin d’œil à la guitare de B.B.King, son mentor. Il l’avait même fait peindre en lettres vert émeraude sur les flancs noirs du réservoir de sa machine. Elle aussi, il l’avait perdue, une de ces nuits d’excès où, une fois encore, il s’était rêvé invincible, maître du jeu. Une fois de trop. Il savait que c’était un coup de folie, une bravade, un ultime défi lancé à la chance mais avec un carré de rois en main, il avait cru, un instant, battre facilement son adversaire, jusqu’à ce que celui-ci aligne sur la table une quinte flush. Pour un moment d’orgueil et une poussée d’adrénaline, il avait joué et perdu celle qui l’avait servi fidèlement depuis toujours. Le souvenir de cette trahison, à ses yeux, la plus impardonnable de toutes, le hanterait encore longtemps.

Depuis, il attendait les camions.

 

Le soleil commençait à cogner dur et depuis le passage du biker, la route était restée déserte. Il ne pouvait pas attendre là indéfiniment. Il se résignait à se remettre en route, quand le mufle de ce qui semblait être un Mack se profila à moins d’un mile. Quelques instants plus tard, le camion commença à ralentir puis s’arrêta à quelques pas de lui. C’était bien un Mack. Avec sa remorque, il devait mesurer pas loin de soixante pieds. Des pare-chocs aux cerclages des phares, rétroviseurs et pipes d’échappement, les chromes étincelaient mettant en valeur les chevaux sauvages au galop peints sur la carrosserie. La remorque n’était pas en reste : pointant son légendaire Colt Peacemaker, John Wayne y côtoyait Angie Dickinson et Dean Martin sur fond de saloon au crépuscule. Rio Bravo surgissant au milieu de nulle-part. Le chauffeur lui fit signe de monter.

« Tu vas où ?

- Comme toi. Plus loin, droit devant.

- Tu étais là depuis longtemps ?

- Pas loin de deux heures.

- Par cette chaleur, tu dois avoir soif, non ?

Il acquiesça.

- Il y a de la Bud dans le frigo, derrière. Sers-toi. »

Derrière, le réfrigérateur côtoyait un micro-ondes, une fontaine à eau, un fauteuil, un mini téléviseur et, au-dessus, une couchette. À les voir sans cesse sur les routes, on les croirait sans domicile, presque vagabonds, pensa-t-il. Ils le sont bien moins que moi et partout chez eux : leurs pénates les suivent où qu’ils aillent ; alors que moi…

« Tu es musicien ?... J’ai gratté un peu, moi aussi dans le temps. Des airs de Johnny Cash, surtout. Et toi ?

- Je suis plutôt blues mais il m’arrive parfois de chanter aussi des classiques de country. »

Il n’était pas vraiment d’humeur à bavarder mais voyager gratuitement, ça valait bien un minimum d’efforts. Ils continuèrent donc à échanger des banalités sur les qualités musicales du blues, de la country et de leurs meilleurs interprètes. Les kilomètres défilaient, monotones. Le jour, maintenant, déclinait.

 

« C’est là que je m’arrête, dit le chauffeur, en désignant droit devant l’étoile blanche sur fond rouge, emblématique des stations-services Texaco, j’y ai mes habitudes. En plus du carburant, ils te servent des steaks grands comme ma main accompagnés d’une purée de patates douces pimentée et ils ont même des chambres. Et puis tiens, j’y pense, le patron du snack est un ancien roadie ; il a autrefois tourné avec Buddy Guy, Muddy Waters et même John Lee Hoker et il lui arrive parfois de faire venir un musicien. Il appelle ça “soirée spéciale“ et il en profite pour augmenter ses tarifs. Il se pourrait bien qu’il te demande d’en pousser une ou deux en échange d’un repas et même d’une chambre s’il lui en reste une de libre. Ça te va ? »

Si ça lui allait ? Il n’en espérait pas tant. Il y avait plusieurs jours qu’il n’avait pas fait un vrai repas et dormi dans un bon lit.

 

La salle était plus grande qu’elle ne le paraissait vue de l’extérieur. Il était encore un peu tôt et seules quelques tables étaient occupées. Sur le mur, derrière le comptoir, étaient encadrées des photos de bluesmen célèbres chaque fois accompagnés d’un type qui devait sans doute être le patron des lieux. Il put le vérifier quand son compagnon de route le lui présenta.

« On me dit que tu joues du blues. Tu as tourné avec qui ?

- B.B.King, Lightnin’ Hopkins, entre autres.

Le patron émit un sifflement admiratif.  

- Je t’aurais bien proposé de faire un passage ce soir, mais avec tes références, tu dois être au-dessus de mes moyens. Je te propose quand même un deal : nourri, logé et je demanderai aux clients de mettre la main à la poche si ça leur a plu. Qu’est-ce que tu en dis ?

- ça marche. »

 

Le snack s’était rempli. Plus une table de libre.

Il se percha sur le tabouret de bar, derrière le micro que le patron avait installé. Personne ne semblait remarquer sa présence. Il égrena quelques notes qui se noyèrent dans le brouhaha. Il allait lui falloir s’imposer. Il plaqua un accord rageur et attaqua : “Come on, come on, Baby don’t you wanna go…", les premières mesures de Sweet home Chicago. Des visages se tournèrent alors vers lui et le vacarme baissa d’un cran. Dès la fin du morceau, il enchaina avec Baby what you want me to do, martelant le tempo. La température grimpa progressivement au rythme des morceaux qui se succédaient. Puis, des mains frappèrent en cadence. Certains clients avaient abandonné leur assiette et leur table pour esquisser des pas de danse. Pendant plus d’une heure, porté par l’enthousiasme croissant de son public, il aligna les standards et c’est avec un Further up on the road de près de dix minutes qu’il acheva son tour, laissant la salle sonnée mais en redemandant.

Il avait gagné la partie et comme il l’avait espéré, les clients avaient généreusement mis la main à la poche. Il les avait conquis, tous. Tous et elle. Seule à une table, un peu en retrait des autres, elle ne l’avait pas quitté des yeux.

 

La salle s’était vidée peu à peu. Il alla s’installer au comptoir pour dîner en bavardant avec le patron.

« La fille là-bas dans le coin, c’est une habituée ?

- Non. Jamais vue avant ce soir. Elle est arrivée seule un peu après toi et m’a juste dit qu’elle voulait une chambre pour cette nuit. »

Son repas terminé, il s’attabla dans la salle devant un verre de Four Roses, non sans noter qu’elle n’avait pas quitté sa table et il profita de l’instant où elle tourna son regard vers lui, pour hocher la tête en souriant, ce qu’elle ne manqua pas de prendre comme l’invite qu’elle semblait avoir attendue. Il la regarda se lever et venir vers lui. Il en ressentit un trouble étrange où se mêlaient le désir et une inexplicable envie de fuir. Son jean et son T-shirt semblaient avoir été taillés sur mesure pour mettre en valeur chaque courbe de son corps élancé ; ses cheveux noirs, tombant sur ses épaules, encadraient un visage où brillaient deux yeux verts en amande. Le désir acheva de l’emporter quand elle demanda, désignant la chaise vide en face de lui : “Je peux ? “ Comment aurait-il pu refuser ?

« Vous prenez quelque chose ?

- Oui, merci. Comme vous. »

Il fit signe au patron qui leur apporta deux whiskeys.

Ils regardaient maintenant leurs verres, chacun attendant sans doute que l’autre commence à parler.

C’est elle qui s’y décida, le complimentant sur sa prestation. Il l’en remercia. Elle lui posa des questions sur le choix de ses chansons. Il évoqua les auteurs qui l’avaient inspiré. Elle dit en apprécier certains, évoqua ses goûts…. Ils échangèrent ainsi un moment sur un ton qui se voulait détaché alors qu’ils savaient que l’un comme l’autre n’avait en tête que la suite de cette soirée. C’est le patron qui l’amena en disant qu’il allait devoir fermer.

« Vous pourrez terminer vos verres sous la véranda, il y fait même meilleur qu’ici.

- Je crois qu’il nous envoie nous coucher », dit-il.

Penchant la tête sur le côté, elle releva un sourcil en esquissant un sourire furtif. Il feignit de ne pas l’avoir remarqué mais sentit tout son corps parcouru d’un frémissement prometteur.

Ils sortirent, leurs verres à la main.

Dehors, la nuit était claire et il faisait bon mais ils ne s’attardèrent pas longtemps sous la véranda et empruntèrent sans se presser la longue allée qui menait aux chambres de plain-pied. En chemin, les propos échangés, devenaient plus intimes, plus complices, les rapprochant un peu plus l’un de l’autre. Devant la porte de sa chambre, il marqua un bref temps d’arrêt, puis, se ravisant, il lui proposa de l’accompagner jusqu’à la sienne.

« Vous repartez demain ?

- Je ne sais pas encore, répondit-elle, évasive.

- Alors, à demain, peut-être. Sinon, bonne route. »

Il regagna sa chambre, perplexe, se demandant s’il ne s’était pas fait des idées un peu trop vite. Bah, c’est peut-être aussi bien ainsi, pensa-t-il.

 

Il entrouvrit la fenêtre, alluma une cigarette, éteignit la lumière et s’allongea sur le lit. Il n’avait pas vraiment sommeil et puis, surtout, il continuait à se poser des questions sur les instants qui venaient de s’écouler, quand il entendit frapper discrètement à sa porte. Il alla ouvrir.

Elle ne portait pour tout vêtement qu’une tenue légère, diaphane, d’une impudeur subtile et dont la lumière de la lune, dans son dos, accentuait la transparence. Le jean et le T-shirt n’avaient pas menti.

Il l’attira contre lui puis sur le lit. Ils s’unirent sans un mot pour mieux laisser leurs corps nus se parler, longuement, n’excluant aucun sujet, laissant libre cours à tous leurs fantasmes pour se livrer à des joutes dont ils sortirent tous deux vainqueurs à chaque étreinte.

 

Il fut tiré du sommeil par les coups de klaxon que des camionneurs faisaient retentir en quittant le parking pour se saluer les uns les autres avant de reprendre la route. Elle dormait encore ; allongée sur le dos, comme offerte sur le lit défait. Il eut brusquement une furieuse envie d’elle. Il ne comprenait pas ce qu’il lui arrivait. Il venait de la rencontrer, elle l’avait rendu accro en une seule nuit et il éprouvait pourtant l’inexplicable sentiment de l’avoir toujours connue.

Il alla prendre une douche pour tenter de recouvrer ses esprits.

Pendant que l’eau ruisselant sur son corps achevait de le réveiller, il se dit que la chance était peut-être enfin en train de tourner en sa faveur : il venait de passer la nuit avec celle dont n’importe quel homme ne pourrait jamais rêver que dans ses délires les plus improbables et il avait en poche plus d’argent qu’il n’en avait eu depuis longtemps. Il se sentit un homme neuf. Il était tombé si souvent que comme ces rodeo men sur le retour, il pensait ne jamais pouvoir se relever mais depuis cette nuit, il était remonté en selle.

 

Quand il revint dans la chambre, le lit était vide. Elle ne devait pas être bien loin ; sans doute était-elle allée chercher de quoi se changer : elle ne pouvait évidemment pas déjeuner dans sa tenue d’hier soir, pensa-t-il en souriant à l’idée de l’émeute que ça ne manquerait pas de provoquer parmi les quelques camionneurs encore attablés. Il patienta quelques minutes puis décida d’aller voir si elle n’était pas allée l’attendre au snack. Elle n’y était pas.

« Tu l’as vue ? demanda-t-il au patron.

- Hé ! tu pourrais dire bonjour ! et vu qui ?

- Qui ? Elle bien sûr.

- Non et il me semble que tu devrais être mieux placé que moi pour savoir où elle est, non ? Ce que je regrette bougrement, dit-il avec un clin d’œil appuyé. Des beignets et un grand café ? ajouta-t-il.

- Non, merci, pas faim.

- Oh là ! mais c’est sérieux ! déjà ?... crois-en mon expérience, si on se laisse aller, elles nous ont à l’usure. Allez, mange ! », dit-il en avançant devant lui des beignets, des œufs au lard et un mug de café.

Il avala le tout à contre-cœur et lentement pour meubler l’attente mais elle n’apparaissait toujours pas.

« Tu es allé voir dans sa chambre ?

- Non.

- Tu aurais dû commencer par là : tu sais bien qu’il leur faut toujours un temps fou pour se préparer à épater la galerie. Elles adorent se faire attendre, c’est leur truc pour nous faire craquer.

- Ouais, tu as raison, j’y vais. »

 

Sans grand espoir, il frappa longuement à la porte mais, sans réponse, il se résigna à rejoindre sa propre chambre. Un essaim de questions sans issue bourdonnait dans sa tête. Il arpentait la chambre en tous sens comme s’il espérait y trouver la réponse aux questions qu’il se posait à voix haute. Mais son esprit comme ses déambulations se heurtait à des murs. Et sans cesse le même mot revenait : pourquoi ?…pourquoi ?... L’avait-il déçue cette nuit ? Non, certainement pas : elle s’était donnée, abandonnée passionnément à son plaisir, sans limite. Avait-elle eu peur de s’engager ? Peu probable : ils n’en étaient pas encore là... Le coup d’une nuit ? Peut-être mais pourquoi alors avoir perdu du temps en confidences complices ?... Et si elle avait été victime d’un accident ?... Il passa du doute à la colère, de l’excitation à l’abattement, en boucle, encore et encore. Il tomba enfin sur le lit, abasourdi, l’esprit obscurci par un fatras de pensées embrouillées. Quand il ferma les yeux, un regard d’émeraude le fixa dans le noir.

Des heures s’égrenèrent lentement mais pour lui, le temps s’était arrêté ce matin dans cette chambre vide. Ne plus penser ; ne plus voir la vie qui s’écoulait au-delà de ces quatre murs. C’était là tout ce qu’il avait trouvé pour nier l’absence ; pour espérer un retour sans l’attendre.

D’une chambre voisine, parvenait la voix d’Elvis chantant Heartbreak Hotel.

 

Il était près de midi quand il entendit frapper. Ses pensées se bousculèrent en accéléré, en désordre, des meilleures aux pires. Qu’allait-il trouver derrière cette porte ? Elle ?... Le porteur de cette mauvaise nouvelle qu’il redoutait ?... Ou simplement le patron du snack qui s’inquiétait de ne pas l’avoir vu de la matinée.

Les secondes qui s’écoulèrent lui parurent des heures. Il ouvrit.  

Ils se regardèrent un instant sans un mot. Il se refusait à lui ouvrir les bras ; le sentant, elle n’osait s’y jeter.

« Pourquoi es-tu partie sans prévenir ?... Que s’est-il passé… et puis d’où viens-tu ?... Parle ! Mais parle !

- Je sais, je n’aurais pas dû. Pardonne-moi. Je vais tout t’expliquer. Je… je peux entrer ? »

Il s’effaça pour la laisser passer, claqua la porte derrière lui et s’y adossa, les bras croisés sur la poitrine comme une barrière entre eux deux ; entre son désir de la serrer contre lui et son envie de laisser exploser sa colère. Comme pour lui dire, aussi, qu’elle ne sortirait pas sans avoir répondu à toutes les questions qu’il se posait.

« Hier soir, au snack, quand nous avons commencé à bavarder j’avais bien l’intention de ne rien te cacher des raisons de ma présence ici : j’avais tellement besoin d’en parler à n’importe qui. Mais, très vite, j’ai compris que tu serais pour moi bien plus que ce n’importe qui et j’ai eu peur de tout gâcher, de te faire fuir. Et tout est allé si vite… si bien.

- Me faire fuir ?

- Oui, parce que ce qu’il m’arrive a l’air d’un mauvais film, une série B. Personne de sensé n’aurait envie d’y tenir un rôle.

Elle hésita et lâcha : “ Je me suis enfuie. “

- Enfuie… d’où ?

- De là où j’étais en danger. Je vivais avec quelqu’un depuis quelques mois, pas très loin d’ici. Au début, tout allait bien et puis peu à peu, ça s’est dégradé. Il s’est mis à me faire des scènes pour tout et pour rien. Un soir, pour un verre renversé sur son sacré magazine de base-ball, il m’a frappée et quand il a eu fini de cogner, il m’a dit : “ À partir de maintenant, tu as intérêt à filer doux si tu ne veux pas que ça recommence “. J’ai vécu ces dernières semaines sur le qui-vive, dans la peur de ses réactions à mes moindres gestes, mes moindres mots et lui semblait prendre plaisir à cette situation. C’était devenu invivable, je n’en pouvais plus. Hier, alors qu’il s’apprêtait à sortir, je lui ai dit que si rien ne changeait, j’allais le quitter. Il s’est arrêté sur le seuil, s’est retourné, m’a regardé et m’a dit froidement : “ Si tu me quittes, je te tue“. Et puis il est sorti et je l’ai entendu verrouiller la porte. Il pensait sans doute que cela suffirait à me dissuader. Mais dès que j’ai entendu le 4x4 démarrer, j’ai jeté dans un sac les affaires qui me tombaient sous la main, je suis sortie par une fenêtre et je suis venue me réfugier ici. La suite, tu la connais.

- Pas vraiment. Tout ça ne me dit pas où tu étais ce matin et pourquoi, plutôt que de disparaitre, tu ne m’as pas raconté ce que tu viens de me dire.

- Tu as raison. En me réveillant, après notre nuit, je me suis aperçue que dans mon affolement, j’avais oublié d’emporter la sacoche qui contient tout ce que je possède : une importante somme d’argent, mes papiers et quelques souvenirs auxquels je tiens. Je ne savais toujours pas si je devais te raconter mon histoire : malgré ce que nous venions de vivre, je redoutais encore ta réaction. Alors je suis retournée là-bas et, cachée, j’ai guetté le moment où j’espérais qu’il partirait. Je comptais tout te raconter en rentrant ou plus tard, quand tout ça serait fini, quand j’aurais été sûre de nous deux. Mais l’heure tournait et il ne partait pas et je ne cessais de penser à toi qui devais t’imaginer tout et n’importe quoi, qui peut-être aurais quitté le motel en me maudissant, alors je suis revenue. »

Sa colère était tombée laissant la place à l’effarement : cette histoire l’emmenait bien au-delà de tout ce qu’il avait pu imaginer ces dernières heures et il dut faire un effort pour se ressaisir et faire coller à la réalité le scénario invraisemblable qu’elle venait de lui dévoiler.

Elle le regardait, maintenant, guettant sa réaction.

« C’est mon plus mauvais trip depuis une certaine partie de poker ; mais celle-ci, j’ai bien l’intention de ne pas la perdre.

- Une partie de poker ?

- Oui, j’y ai perdu, Lucille, ma moto. Je te raconterai, plus tard.

- Si tu ne l’avais pas perdue, tu ne serais pas arrivé ici en stop et nous ne serions certainement pas ensemble en ce moment. C’est ça le plus important, non ?

- Oui, bien sûr. Mais le plus important, dans l’immédiat, c’est de récupérer tes affaires et de partir d’ici. Je vais aller les chercher.

- Tu ne sais pas où c’est.

- Et alors ?... tu vas m’expliquer comment y aller.

-  Oui, mais…

- Mais quoi ?...

- Il doit être furieux et je suis bien placée pour savoir qu’il est dangereux.

- Assurément plus pour toi que pour moi. C’est donc à moi d’y aller, il n’y a pas à discuter.

- Bien, dit-elle en quittant la chambre, je vais chercher les clefs de ma voiture. »

Quand elle revint, elle avait à la main un petit sac en toile brune qu’elle lui tendit.

« Tiens, prends ça, je serai plus tranquille. »

Il prit le sac, regarda à l’intérieur et reconnut un 38 Smith and Wesson à canon court pareil à celui des flics.

« D’où sors-tu ça ? Je n’en veux pas. Et puis, je compte bien tout faire pour ne pas rencontrer ton enragé.

- S’il te plait, prends-le. Il pourrait revenir pendant que tu es là. Je te l’ai dit, il est dangereux et armé. S’il voit que tu l’es aussi, ça le refroidira surement. S’il te plait. »

Pour ne plus perdre de temps en débats inutiles, il glissa l’arme sous sa ceinture.

« Ma sacoche est longtemps restée dans un tiroir de la commode de la chambre mais, dernièrement, après la scène violente que je t’ai racontée, je l’ai rangée précipitamment ailleurs pour qu’il ne puisse pas la trouver et je ne me souviens plus où. C‘est sans doute pour ça que je l’ai oubliée. Je suis désolée, tu vas devoir chercher.

- Encore faut-il qu’il soit sorti.

- Si le 4x4 n’est pas devant la porte, c’est qu’il n’est pas là. Reviens vite. Je t’attends ici. »

 

En cours de route, il se repassa le film de ces deux derniers jours ; ce qui avait commencé comme un road-trip banal tournait maintenant au film noir de série B, comme elle l’avait dit et dont il était le héros malgré lui. Jusqu’à la radio locale qui y ajoutait maintenant une bande originale sur mesure : Crossroads, un titre de Calvin Russell, ce génial bluesman maudit d’Austin dont le refrain disait : “ Je suis à la croisée des chemins, L’un mène au paradis, L’autre à la douleur, L’un au sacrifice, L’autre à la honte, Mais ils se ressemblent tous. “ J’espère que cette fois j’ai pris le bon, pensa-t-il en croisant les doigts. J’espère que c’est mon dernier carrefour.

Il alla garer la voiture à l’arrière de la maison, là où elle lui avait dit qu’une des fenêtres fermait mal. Il l’ouvrit sans difficulté et pénétra dans une resserre encombrée qu’il commença à fouiller minutieusement. Sans résultat. Dans la grande salle suivante faisant office de pièce principale et de cuisine, régnait un désordre sans nom. Il n’y obtint pas plus de succès. À son extrémité, un escalier menait au premier étage. Il l’emprunta. Deux chambres s’ouvraient sur le palier. Il n’eut pas plus de chance dans la première et entra dans l’autre. Elle différait singulièrement du reste de la maison, de son environnement même. Chaque élément, chaque couleur du décor recherché semblaient avoir été là depuis toujours, témoin d’un passé arrêté, hors du temps, quelque part dans sa mémoire. Il en ressentit un vague malaise et une attirance tout à la fois. Il s’apprêtait à ouvrir la grande armoire qui lui faisait face quand il sentit une présence dans son dos. Il se retourna. Un homme était sur le seuil, armé d’un Remington à pompe.

« Putain de rodeur, je vais te régler ton compte ! », dit-il en relevant le canon de son arme, le doigt sur la détente, prêt à tirer. Il n’en eut pas le temps : le Swith and Wesson avait fait feu par deux fois. L’homme s’effondra.

Le bras encore tendu, la main crispée sur le 38, il le regardait, étendu là, sans vraiment comprendre ce qu’il s’était passé. Il avait agi instinctivement sans décider de son geste. Et puis il comprit qu’il venait de tuer un homme.

Il dévala l’escalier, se jeta dehors, monta dans la voiture et démarra précipitamment. Il fallait qu’il aille la chercher, qu’ils quittent le motel, qu’ils changent d’État, mieux encore, qu’ils passent la frontière au plus vite. Elle vivait avec ce type depuis plusieurs mois, quand le corps serait découvert, c’est elle que l’on accuserait à coup sûr.

 

Elle n’était pas dans la chambre où elle était censée l’attendre ; dans l’autre non plus. Il courut jusqu’au snack. Il n’y trouva que le patron.

« Où est-elle ?

- ça ne va pas recommencer ! Je t’ai déjà dit ce matin que je ne l’avais pas revue depuis que vous étiez partis ensemble après ton tour.  

- Je sais, mais depuis, elle était revenue.

- Et elle s’est encore volatilisée ? Si tu veux mon avis…

- Non, merci.

- Je vais quand même te le donner : C’est pas clair, votre histoire. Il y a quelque chose qui cloche chez cette fille. À ta place je me méfierais et je cesserais… »

Il s’arrêta net : deux flics, sortis de leur voiture, venaient de pousser la porte du snack, jusque-là, rien que de très banal : ils s’arrêtaient là de temps en temps pour manger un morceau. Ce qui en revanche l’était moins, c’est que deux autres attendaient dehors dans une deuxième voiture.

« À qui appartient le coupé Ford stationné devant ?

- À moi… enfin non ou plutôt…

- Ou plutôt quoi ? Elle est à vous oui ou non ? Les papiers, s’il vous plait.

- Je ne les ai pas. Je vais vous expliquer…

- Vous allez venir avec moi vous expliquer au bureau du shérif. »

 

Ils sortirent et montèrent dans une des voitures qui démarra aussitôt.

L’autre flic était resté là.

« Tu connais ce gars ?

- Comme on connait un client. Il y a un problème ?

- On nous a appelé pour nous signaler des coups de feu pas loin d’ici et nous dire qu’on en trouverait surement l’auteur chez toi. Alors, à tout hasard, on vérifie pendant qu’une patrouille est en train de faire des recherches dans le coin. »

Il s’interrompit, son téléphone venait de sonner. « Où ça ?... oui, on l’a embarqué… pas encore… OK, j’arrive ».

« On a trouvé un macchabée encore chaud dans une maison à quelques miles d’ici et ton gars est dans de sales draps : cet abruti avait un 38 sur lui ».

 

Le shérif était aussi avenant qu’un Staff Terrier mais en moins joueur. Pour lui, l’affaire était d’ores et déjà limpide, bouclée et toute discussion n’était qu’une ennuyeuse perte de temps.

« Je vous rappelle que vous avez le droit de garder le silence ; que tout ce que vous direz pourra être utilisé contre vous au tribunal et que vous pouvez demander l’assistance d’un avocat. Vu ? Alors passons aux choses sérieuses. Il manque deux balles dans ton 38 et je parierais ma solde de l’année qu’on va les retrouver dans le type qui est allongé chez le légiste. Tu as descendu ce type, ça c’est clair. Maintenant va falloir nous dire pourquoi.

- Je n’en avais pas l’intention mais quand j’ai compris qu’il allait me tirer dessus, ça a été un réflexe.

- Et donc, tu étais venu lui rendre une visite de courtoisie avec un 38 en poche. C’est ça ? Il y avait quel business entre vous ?

- Aucun, je ne le connaissais même pas.

- En fait, tu étais là pour voler, il t’a surpris et ça a mal tourné.

- Mais non ! Je devais récupérer quelque chose.

- Quoi ?

- Une sacoche qu’une amie avait oubliée là.

- Une amie ? Très bien, on va vérifier. On la trouve où et comment s’appelle-elle ?

- Je ne sais pas.

- Tu ne sais pas ! Tu te fous de moi ? C’est ton amie mais tu ne connais pas son nom et, qui plus est, elle est introuvable. Si tu avais récupéré cette prétendue sacoche, comment la lui aurais-tu rapportée si tu ne sais pas où elle est ?

- Je devais la retrouver au motel mais elle a disparu.

- Disparu ! Ben voyons. Si c’est tout ce que tu as trouvé pour ta défense, je n’aimerais pas être à la place de ton avocat. Parce que je peux déjà te dire que tu vas décrocher le gros lot. »

Puis s’adressant à son adjoint : « Allez, empreintes, photos et fous-moi ça en cellule ! »

 

Afin de respecter la procédure légale, les enquêteurs interrogèrent tout de même le patron du snack. Oui, il l’avait vu partir le soir après le concert avec une fille mais le lendemain matin, elle avait apparemment disparu pour, aux dires de l’accusé, réapparaitre dans la matinée mais il ne pouvait pas en jurer puisqu’il ne l’avait pas vue. Non, il ne savait rien sur elle : quand elle était arrivée, il préparait le service du soir et n’avait pas pris le temps de lui faire remplir une fiche. Il se rappelait seulement qu’elle avait payé d’avance et en espèces pour la chambre et le repas.

Les investigations se poursuivirent jusque dans les environs, sans résultat. Le coupé Ford ne fut pas plus bavard : les empreintes qu’on y trouva ne figuraient pas dans les fichiers de la police et en l’absence de documents, il fut impossible d’en identifier le propriétaire.

Le jour du procès arriva sans que l’on n’ait trouvé quelque trace de la fameuse fille.

L’avocat, commis d’office, fit ce qu’il put avec le peu d’arguments dont il disposait pour plaider la légitime défense qui, bien entendu, fut rejetée mais parvint tout de même à sauver la tête de son client en écartant la préméditation réclamée par l’attorney qui l’avait décrit comme un traine-savate, un musicien obscur vivant de petits boulots, un affabulateur sans morale puisque refusant d’assumer son acte, en résumé, un de ces marginaux indignes de l’honorable american way of life. 

Le verdict tomba : trente ans de réclusion pour meurtre au second degré.

 

Dans la cellule crasseuse du pénitencier fédéral d’Atlanta où il était incarcéré, il passait maintenant ses journées et souvent ses nuits à revivre dans le détail le déroulement des évènements qui l’avaient conduit jusque-là ; depuis cette foutue partie de poker jusqu’à l’image de ce type qu’il avait abattu dans un moment de panique. Et puis ce réquisitoire de l’attorney qui le condamnait plus mortellement que la peine infligée : traine-savate, musicien obscur, marginal. C’était là tout ce qu’il avait réussi à faire de ces rêves. Mais ce qui le torturait plus cruellement encore, c’était cette obsédante question : pourquoi ne s’était-elle pas manifestée pour le tirer de là. Pourquoi avait-elle disparu, définitivement cette fois. Savoir qu’il n’aurait sans doute jamais la réponse et qu’il finirait sa vie, ici, sans comprendre lui rendait le quotidien plus insupportable de jour en jour.

 

Un matin, après la promenade, la porte de sa cellule s’ouvrit bruyamment sur le gardien du bloc C : « Visite ! » Il pensa avoir mal compris ou que le gardien se trompait de cellule : il y avait bien longtemps qu’il n’existait plus pour personne. Mais le gardien insistait : « Hé ! bouge-toi, j’ai pas que ça à faire ! » Qui pouvait bien se souvenir encore de lui ?... Il fut soudain pris d’un vertige si violent qu’il en eut les jambes coupées et ne parvint qu’à grand peine à quitter son bat-flanc. Le sang se mit à cogner à ses tempes. Elle ! Il n’osait y croire, mais qui d’autre ? Il suivit le gardien jusqu’au parloir, le souffle court. Tournant le dos à la porte, le patron du snack l’y attendait. Il lui en voulut alors de n’être que lui mais, se résignant, il s’assit en face de lui. Et puis, peut-être l’avait-il retrouvée. Peut-être allait-il enfin savoir.

« Bonjour. Tu dois penser que j’y ai mis le temps ; c’est vrai, mais tu sais j’ai eu un mal fou à obtenir un permis de visite.

- Non, je ne pense rien. Je ne m’attendais pas à te revoir.

- Moi, j’ai souvent pensé à toi et je me suis dit que ça te ferait peut-être du bien de le savoir. Alors, me voilà.

- Merci.

- Et puis, ton affaire avait fait un sacré bruit dans ce patelin où il ne se passe jamais rien et des tas de curieux ont déboulé chez moi. Il y en a même qui m’ont demandé des autographes. D’autres ont voulu prendre des photos de la table où vous aviez bu un verre, elle et toi et de la chambre où vous aviez passé la nuit, bref, tout ce monde-là m’a laissé pas mal de fric. Je me suis dit que c’était à toi que je le devais et que le moins que je pouvais faire c’était de venir te remercier.

- Tu ne me dois rien mais je te remercie de l’avoir pensé.

- Tu as besoin de quelque chose ?

- Non, ça va.

- Bon, je vais te laisser. Je reviendrai.  Ah ! et puis tu te souviens évidemment des flics qui sont venus te chercher, je les ai revus, on a reparlé de tout ça. Ils m’ont dit que c’était une femme qui leur avait donné l’alerte par téléphone. Ils n’ont jamais pu la retrouver ni savoir qui elle était.

Elle leur avait juste dit son prénom : Lucille. »

 

 

  

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