Jean-Louis Ozsvath - L’enfant et le vieillard

 

Le tableau est un confident muet… Il suffira peut-être d’un rien pour qu’il se mette à parler à son tour. Un récit de Jean-Louis Ozsvath.

 

 

L’enfant et le vieillard

 

Cela ne prend jamais plus de deux minutes. Devant moi, les lèvres commencent à s’entre-ouvrir. Elles cèdent, après une douce résistance. Puis, sans le moindre son, les phrases s’enchaînent, bientôt accélérées. Un peu affolés, les yeux cherchent mon regard. S’assurent de ma complicité. De mon écoute.

Depuis tant d’années que je suis simplement là. C’est l’inclinaison de ma propre tête, cette fragilité qui attire les visiteurs. Je sais bien que les plis sur mon front, profonds et tendres, leur inspirent confiance. Oui, je les écoute. Toutes, oui, toutes ces confessions d’hommes et de femmes blessés. 

Et puis, ils le savent, ma barbe est celle d’un muet. 

Je vois ce jeune enfant qui s’avance vers moi, encombré par ses crayons, sa trousse et son carnet. Ses parents lui ont mis dans les mains ce dépliant bien compliqué, remplis d’énigmes. Lui, il n’a pas envie de cocher des cases ni de colorier. Ce qu’il veut, c’est parler avec ces visages, tous ceux qui sont tout autour de lui accrochés dans la galerie. Il sait bien que nous ne sommes pas que des images peintes. Nous existons, « pour de vrai », me souffle-t-il, car nous avons tous vécu avant qu’un jour, un artiste ne nous fige sur une toile. 

En s’approchant plus encore de moi, je perçois son trouble. La lumière de la foi qui m’illumine depuis si longtemps le frôle, le caresse. Ses traits se détendent. Il me sourit maintenant. Oui, cela restera notre secret à nous. Soudain, des pas agacés martèlent le parquet. Le grondement de ses parents. Une main le tire loin de moi. Il reviendra, je le sais.

Je m’autorise une pause. Je pense à cet homme, venu pour la première fois il n’y a pas si longtemps. Dès sa première visite, il m’avait fixé intensément. Puis il est revenu. De nombreuses fois. Nous avons pris l’habitude d’échanger nos silences. Presque deux cents ans à être là, accroché au mur, et c’est cet homme, chauve maintenant, aux épais sourcils blancs, qui est devenu mon compagnon le plus fidèle. Il est écrivain m’a-t-il confié. Célèbre oui, un peu. Il aime me parler de sa naissance, les embruns du Havre, un port si loin d’ici, façonné par le froid. Il me parle du square Saint-Roch, au milieu de sa ville. C’est là qu’il a laissé sa bicyclette et tous rêves d’enfant. Il me parle de son âme alors, de ses doutes. Peu à peu, il se tait. C’est à mon tour de dire. 

 

[Nicolas Tournier – Apôtre – Musée Fesch]

 

 

Ce texte fait partie du compagnonnage mis en place entre Le Nouveau Décaméron 2022 et l’atelier d’écriture Racines de Ciel, animé par l’écrivaine Isabelle Miller, dans le cadre des activités littéraires du festival Racines de Ciel

Le thème choisi cette année était « Le musée imaginaire » articulé autour de plusieurs propositions successives.

La deuxième proposition à laquelle le présent texte souscrit était : 

« Le témoin. Les auteurs font parler en monologue intérieur un personnage d'un tableau de leur choix »

  

 

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