Lucia Arrio - De l’importance de nettoyer son four

  

Les gestes les plus simples sont parfois ignorés. À tort… Une nouvelle noire de Lucia Arrio.

 

 

De l’importance de nettoyer son four

  

En faisant un effort d’imagination, Jim pouvait substituer à l’infâme bouillie grise, épaisse comme du ciment frais, au goût acre et à la déglutition râpeuse, la douce vision des flocons d’avoine de son enfance. Il se voyait assis en pyjama dans la cuisine familiale, le soleil du matin rayant le carrelage et la toile-cirée par les stores entrouverts, sa cuillère s’enfonçant dans un bol de porridge au miel. Sa mère faisait le meilleur porridge qu’il ait jamais mangé. Elle faisait le meilleur tout, d’ailleurs. Si bien que ni son père, ni lui-même n’avaient jamais songé à la cuisine, tant l’idée de l’égaler paraissait ridicule. Il se disait aujourd’hui qu’il avait commis une grave erreur en négligeant l’importance du savoir culinaire.

D’abord, il n’aurait pas épousé Magda. Ah ça ! Elle l’avait bien eu, avec son veau aux olives, son saumon en croûte de sel, son parfait à la noisette et son café aux épices ! 

Ensuite, il aurait su qu’un four se nettoie, autrement les résidus s’accumulent et finissent par brûler.

Magda, elle, en connaissait un rayon sur les fours. À leur emménagement, elle lui en avait fait acheter un hors de prix, assez grand pour faire cuire dix plats à la fois, au chrome brillant, un four professionnel. Lui, n’ayant aucun motif pour le lui refuser et surtout aucune idée du prix ou de l’utilité d’un tel engin, avait obligeamment payé ce que le vendeur en demandait. La cuisine était le territoire de Magda. Mais assez, généreusement, elle lui avait accordé l’entière gérance des extérieurs. Et plus leur mariage s’était dégradé, plus le jardin toscan s’était modernisé : tondeuses automatiques parlantes, jacuzzi aux led arc-en-ciel, arrosage programmé, lampes solaires et nains de jardin avec caméras de surveillance intégrées…

Ah, la Toscane ! Ils y avaient passé deux semaines de lune de miel dans un petit hôtel campagnard, à se gaver de fromage, de tomates, d’olives noires et de Chianti, et à sillonner les petites routes qui zigzaguaient joyeusement entre les champs. Comment ne pas être amoureux dans un tel cadre ?

C’était après que cela s’était compliqué. Lorsque, confrontés à la réalité de la vie d’adultes, ils avaient réalisé, sans pour autant se l’avouer, que l’amour et le fromage ne suffisaient pas à faire tenir un mariage. Le fromage, d’ailleurs, avaient empiré les choses en épaississant la couche de graisse de chacun, ce qui avait occasionné stress, visites médicales, et régimes. Et, sans la cuisine au beurre, Magda s’était retrouvée privée de son point d’entrée vers le cœur de son époux. La passion du début s’étant estompée, et la salade ne suscitant dans l’organisme que peu d’hormones de bonheur, tous deux s’étaient aperçus avec horreur que non seulement ils ne s’aimaient plus mais qu’ils se détestaient en fait tout bonnement. Magda s’était de plus en plus retranchée dans la cuisine, dans laquelle elle avait presque emménagé (elle y avait d’ailleurs installé une télévision et un téléphone).

Jim avait craqué le premier, tout simplement. Ce n’était pas qu’il était jaloux de l’attention que sa femme portait à son four mais lorsqu’elle avait suggéré qu’ils devraient installer une cuisine d’extérieur dans le jardin (était-ce pour pouvoir prendre l’air tout en restant dans un environnement familier ou pour lui voler sa dernière parcelle de liberté ?), il avait mis le holà !

Le problème était qu’il avait mal choisi son moment : Magda, qui venait de passer deux semaines en cure de diététique chez son amie Federica, qui vivait dans une maison très nouveau-riche dans la ville voisine, et dont le mari se plaisait à vanter les équipements dernier cri dont il couvrait le jardin, la piscine chauffée et la cuisine extérieure, n’avait pas eu le temps de faire la pyrolyse et le four était donc encrassé. Jim, qui ignorait cela, et qui ignorait d’ailleurs ce qu’était une pyrolyse, s’était trouvé bien embêté lorsque les pompiers, après quinze minutes de sonnerie stridente de l’alarme incendie, alertés par l’épaisse fumée nauséabonde qui montait de la maison et par les voisins inquiets, avaient fait évacuer le lotissement et fait une surprenante découverte dans la cuisine du couple.

Malheureusement pour Jim, ses lacunes en cuisine n’avaient pas allégé l’élément de préméditation et n’avaient certes pas adouci le juge, fin gourmet au demeurant et heureux en ménage. 

Son intégration à l’équipe de nettoyage, après l’échec de son bref séjour au sein de l’équipe de cuisine (intégration dont l’ironie lui avait échappée), faisait remonter en lui des souvenirs désagréables chaque fois qu’il était confronté au nettoyage des fours. Mais, assis devant son porridge gluant, il pensait qu’ici au moins, la consistance des repas (ou plutôt leur inconsistance répétitive) le préserverait de toute nouvelle tentative de séduction par le beurre, et il savourait une liberté nouvelle et inattendue.

  

 

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