Jean-Louis Pieraggi - Souviens-toi de ton avenir

 

Les prophéties empruntent parfois de curieux chemins pour retentir à nos oreilles. Un récit de Jean-Louis Pieraggi !

  

 

Souviens-toi de ton avenir

  

« Souviens-toi de ton avenir ». La vieille m’avait lâché cette phrase comme on jette un verre d’eau au visage d’un ivrogne pour le dégriser. Puis, elle s’était mise à s’occuper d’une marmite fumante sans ajouter le moindre mot. À l’autre bout de la pièce, je n’osais demander d’explication de peur d’apparaître indigne de recevoir les lumières que j’étais venu chercher dans ce village isolé de montagne. Les sommets surplombaient les quelques maisons de pierres et semblaient défier les hommes et le temps. Insensible à l’austérité du lieu comme à toute autre présence, la vieille continuait à cuisiner comme si rien d’autre n’existait. Loin de m’éclairer, sa sentence m’avait plongé dans un gouffre d’incompréhension. C’était complètement absurde, on ne pouvait pas se souvenir de son avenir ! De toute évidence, j’étais tombé sur une vieille folle. Au bout d’une heure, ayant vainement attendu qu’elle daigne m’adresser de nouveau la parole, je prenais congé en laissant un cadeau sur la table, comme mon amie me l’avait recommandé. Mais au moment où je m’apprêtais à sortir, elle me retint par le bras en me transperçant de ses yeux, clairs comme l’eau d’un torrent :

« C’est la nouvelle lune, assieds-toi au pied de l’arbre qui traverse le temps et tu sauras. »

De quoi voulait-elle parler ? Quel était cet arbre miraculeux ? Elle ne pouvait pas parler de l’if multimillénaire que je venais juste de découvrir, c’était impossible ! En Corse, cet arbre était l’un des derniers survivants de son espèce et son emplacement était loin de tous sentiers connus. Sur la route du retour, mes pensées tournaient en boucles sans trouver d’issue. Mon entrevue avec la vieille n’avait servi à rien, j’étais toujours en pleine confusion. Je ne savais toujours pas quelle direction donner à ma carrière et j’étais toujours pris au piège d’un choix cornélien. Je venais de recevoir une proposition pour un poste en Guyane, en pleine forêt amazonienne, ce qui était pour moi la concrétisation d’un rêve d’enfant. D’un autre côté, l’étude que je menais sur les massifs forestiers corses m’accaparait complétement. Ce dilemme me hantait depuis plusieurs jours et je m’en étais confié à une amie. 

 « Quand ton choix est compliqué, va voir Anghjulina, elle lit l’avenir comme toi tu lis une carte IGN !»

À défaut de posséder une carte en main, j’avais maintenant une phrase énigmatique et obsessionnelle en tête. Sans en avoir véritablement conscience, je pris la direction de la forêt. Peu de temps après, je laissai la voiture sur le parking en terre battue et je marchai sur un sentier oublié de montagne. Ce versant du massif était l’un des plus humides et des plus frais de l’île, surtout en cette fin d’après-midi de février. La lumière tamisée rendait l’atmosphère un peu lugubre et inhospitalière. J’enfonçai mes mains dans les poches de ma veste et accélérai le rythme de mes pas pour ne pas trop subir l’emprise du froid. Après plusieurs heures de marche, j’arrivai finalement au pied de l’arbre alors que le jour s’achevait. J’allais devoir passer la nuit en forêt. Cette perspective ne m’enchantait guère mais je ne pouvais m’en prendre qu’à moi-même. Après tout, personne ne m’avait poussé à obéir aux injonctions de cette vieille folle. Pour m’abriter je me réfugiai dans un creux que l’arbre possédait au milieu de son tronc.

Emmitouflé dans ma doudoune et ma couverture de survie, je m’apprêtais à passer une nuit à lutter contre les morsures du froid quand tout devint étrange et irrationnel : d’abord je vis des couleurs dans l’obscurité de la forêt. Puis j’entendis des sons qui venaient à moi comme des vagues immenses déferlant sur le rivage. Des souvenirs de mon enfance s’entremêlaient avec des moments récents et tout cela fusionnait pour donner des visions hallucinantes. Dans l’une d’elles, je voyais la forêt flamber. Des milliers d’arbres et d’animaux partaient en fumée dans d’épouvantables souffrances. Le seul îlot qui échappait aux flammes de l’incendie était l’if ancien. Un nuage était positionné juste au-dessus de lui et répandait sa pluie aux alentours. C’était miraculeux. L’eau ruisselait maintenant le long du tronc avec un parfum si singulier qu’il s’infiltra dans ma conscience pour me sortir enfin du cauchemar.

À mon réveil, je savais. À travers moi, c’est la forêt qui avait rêvé et j’allais rester pour la protéger.

 

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