Francis Zamponi - U Missiavu

   

Convaincu de meurtre, un missiavu malicieux, doit participer à la reconstitution sur les lieux du crime, dans sa maison. Le moment idéal pour une joyeuse ultime escapade ? Une nouvelle de Francis Zamponi

  

  

U Missiavu

   

Orsu s’assit sur le bord de la couchette de fer. Il péta, se racla la gorge et expédia un crachat dans la vieille boîte de conserve qui lui servait de cendrier. Après avoir fait craquer ses doigts, il risqua un œil en direction de l’inaccessible et minuscule fenêtre par laquelle une faible lueur s’infiltrait entre quatre barreaux noirs.

Orsu se recoucha et garda les yeux clos jusqu’à ce qu’il entende la clef grincer dans la porte de la cellule.

Respectant le rite qu’il avait établi depuis trois mois, il fit mine de sursauter lorsque le gardien lui toucha doucement l’épaule en murmurant.

« O missià, hè ora di u caffè . Cumu seti ?

- Comu un vechju. È tù ? »

Un détenu de service attendait à la porte avec le bol de soupe de légumes qui remplaçait, uniquement en faveur d’Orsu, l’infect café qu’avalaient au même moment les autres détenus. Dans sa longue chemise de nuit de coton écru, le grand-père alla doucement s’asseoir sur le tabouret et se tailla une tranche de pain dur. Il reposa son vieux couteau au manche de corne qu’il avait obtenu la faveur de conserver et émietta doucement le pain dans le bol de soupe.

Habituellement, le gardien s’éclipsait alors, laissant Orsu manger seul. Ce matin-là, il s’attardait derrière lui en silence. Le grand-père finit par tourner la tête.

« T’accorsi calcosa

- Non, moi, je n’ai besoin de rien mais, sans vous commander missià, aujourd’hui, vous allez vous promener à l’extérieur. Vous vous en souvenez ? 

- Ne sois pas désagréable fiddolu. Tu crois que je n’ai plus toute ma tête ? Non seulement je sais que je vais sortir aujourd’hui mais je sais aussi que je ne reviendrai pas ici ce soir.

- Pianu. Ne vous faites pas trop d’idées. Vous risquez d’être déçu. Vous sortez pour quelques heures mais pour la liberté, il vous faudra patienter encore. Six mois. Peut-être même un peu plus. Vous savez, entre nous, je ne crois pas que la juge ait l’intention de vous remettre en liberté avant votre procès.

- La juge ! Ne me fais pas rire fiddolu. Elle est gentille, mais ce n’est pas une pinzuta qui décidera de mon avenir. Moi, je te le dis, je ne reviendrai pas dormir ici ce soir.

- Et où dormirez-vous missià ?

- Tu le sais toi où tu dormiras ce soir ? Ùn pò risponde nimu di esseci dumane... 

- Ça, c’est bien vrai. Personne ne peut savoir où il sera demain. En attendant, ne traînez pas trop. Les gendarmes vont venir vous chercher et il y a bien deux heures de route pour monter jusqu’à votre village.

- Parce que tu crois que je ne le sais pas. Cette route, je l’ai faite quand tu n’étais pas encore né. En hiver et en été. Avec la mule et le cabriolet. A t’aghju da dì una volta par bè, si on n’arrive pas tôt au village, on y arrivera tard. Maintenant, laisse-moi manger fiddolu. C’est toi qui vas me mettre en retard avec tes bavardages. Tiens, passe moi mon tabac et envoie donc quelqu’un me chercher un café. »

 

Isabelle Marin avait fort mal dormi et s’était éveillée à l’aube. Ce matin-là, elle devait procéder à une reconstitution du crime commis par Orsu Cucchi, 85 ans, son premier vrai criminel depuis qu’elle avait été nommée juge d’instruction à Ajaccio. Cette perspective l’inquiétait un peu car depuis sa sortie de l’École de la magistrature elle n’avait encore jamais eu l’occasion de diriger une telle opération.

Trois mois plus tôt, Orsu Cucchi, envers qui elle avait décerné un mandat d’arrêt, s’était de lui-même présenté au palais de justice. Il était accompagné de son avocat, l’ancien bâtonnier Ferrandi qui devait avoir à peu près le même âge que lui.

Alors que son client était entièrement chauve avec une épaisse barbe blanche l’avocat arborait de longs cheveux blancs bouclés qu’il secoua légèrement en entrant dans le cabinet d’instruction. Il s’inclina cérémonieusement devant Isabelle Marin.

« Mes respects Madame le juge, permettez-moi de vous présenter Orsu Cucchi. Nous sommes du même village et je le connais depuis plus de soixante ans. C’est le plus honnête homme du monde et il a donc décidé de se constituer prisonnier. Je vous précise tout de suite qu’il reconnaît les faits et est prêt à assumer les conséquences judiciaires de son malheureux geste.

- C’est parfait monsieur le bâtonnier mais alors, expliquez-moi pourquoi monsieur Cucchi avait pris la fuite avant l’arrivée des gendarmes ?

- La fuite ? Pardonnez-moi de vous reprendre madame le juge mais mon client n’a jamais pris la fuite.

- Ah vraiment ? Il avait pourtant disparu après les faits.

- Ah oui. Il avait pris le maquis, ce qui n’est pas du tout la même chose.

- Admettons. Et aujourd’hui, il a donc soudain décidé de quitter le maquis ?

- Que voulez-vous chère madame, Orsu s’est vite rendu compte que les temps ont changé et surtout que ce genre de vie n’est plus de son âge. Il est venu me voir et je lui ai conseillé de faire amende honorable. Je me suis d’ailleurs permis de l’assurer qu’il pourrait compter sur votre mansuétude. »

Le greffier avait tendu à la juge qui levait les yeux au ciel le dossier de la procédure ouverte une semaine plus tôt contre Orsu Cucchi, né le 7 août 1909 à Bonifacio, poursuivi pour homicide volontaire sur la personne de Jean-Pierre Navarrin né le 8 juin 1954 à Bourges, époux de Liliane Cucchi, fille unique de l’accusé.

La juge s’était éclairci la voix et avait récité la formule rituelle :

« Monsieur Cucchi, vous avez le choix soit de vous taire, soit de faire des déclarations, soit d’accepter d’être interrogé. Si vous désirez faire des déclarations, nous les recevrons immédiatement.

- Madame, avec mon avocat, nous avons décidé que j’allais vous faire la déclaration spontanée que nous avons préparée.

- Nous vous écoutons.

- Mon gendre m’a manqué de respect sous mon propre toit. Je lui ai tranquillement demandé de s’excuser et de sortir. Il n’a pas bougé. Je lui ai répété ce que je venais de lui dire. Il a continué à mal me parler et il a même osé élever la voix. Je lui ai dit de se taire et de quitter ma maison.

Il s’est avancé vers moi et a levé la main. Là, j’ai pris le fusil qui était au-dessus de la cheminée et j’ai tiré. Il est tombé. Dieu ait son âme. »

Orsu s’était signé et avait refusé de fournir d’autres explications.

Incarcéré, il avait conservé la même attitude. Lors de chacun de ses interrogatoires, le détenu s’était montré courtois avec la juge. Il lui avait volontiers parlé de son village, avait évoqué ses souvenirs, mais, à ses questions sur les faits, il s’était borné à lui répéter mot pour mot sa déclaration initiale.

Un soir, alors que la juge s’était évertuée pendant deux heures à interroger Orsu sur les motifs de l’altercation avec son gendre, le greffier, était intervenu.

«  Si je puis me permettre, madame, n’insistez pas. Il ne vous dira rien de plus. C’est un malin. Vous avez vu comment il joue les sourds quand il ne veut pas vous entendre. 

- Il faudrait tout de même que je connaisse son mobile avant de le renvoyer devant les Assises.

- Honnêtement, qu’est-ce que cela changerait ? Le vieux reconnaît les faits et il sait bien qu’à son âge les jurés ne le remettront pas en prison. Tenez, je suis prêt à parier qu’il sortira le soir du procès et que vous n’en saurez pas plus qu’aujourd’hui. Croyez-moi, il vaut mieux ne pas trop creuser ce genre de dossier.

- Et pourquoi donc ? Quelque soit son âge, Orso Cucchi est un meurtrier. 

- Écoutez madame, si ni la fille ni sa mère n’ont dit un mot, c’est qu’il doit y avoir une histoire pas très propre derrière. Personne n’a rien à gagner à ce qu’elle devienne publique.

- Pourquoi dites-vous cela ? Vous avez une idée ?

- Oh non ! Et d’ailleurs, si j’en avais une, je ne vous en parlerais pas. Les greffiers inscrivent ce qu’ils entendent. Ils n’ont pas à avoir des idées. »

 

La juge ne s’était pas résignée et avait demandé aux gendarmes d’interroger la famille et les voisins de l’accusé. Les procès-verbaux qui lui avaient été transmis, même celui de la veuve, se concluaient pratiquement tous par la même phrase : 

« Je ne comprends pas ce qui s’est passé. Monsieur Cucchi est un homme calme et respectable. Il doit a dû être victime d’un coup de folie. »

Rigoureux, les gendarmes avaient tour à tour exploré la piste du crime passionnel, celle du règlement de comptes, celle de l’intérêt financier et même celle du crime politique. Aucune n’avait tenu la route.

Quant à l’expert psychiatre après une heure de monologue face au grand-père soudain atteint d’une surdité presque totale, il avait baissé les bras.

La juge, en désespoir de cause avait alors décidé de se rendre dans la maison de l’accusé pour procéder à une reconstitution. Lorsqu’elle en avait parlé à son greffier, celui-ci avait souri.

« Je suis sûr que vous savez très bien que la reconstitution n’apportera rien. En réalité, vous pensez que c’est chez lui que le grand-père acceptera de vous parler. Je me trompe ?

- Pas du tout. C’est bien ce que j’espère.

- Ma foi, vous avez peut-être une chance après tout. Comme on dit chez nous : "I fatti di casa ùn si dicenu fora".

- C’est-à-dire ?

- Excusez-moi. Cela veut dire qu’on ne parle pas à l’extérieur des affaires de la maison. »

 

L’accusé eut l’air ravi en apprenant qu’il allait revoir son village.

« Madame, ce sera un honneur et un plaisir pour moi de vous recevoir à la maison. Si cela ne vous dérange pas, je vous demanderai simplement de me dire un peu à l’avance quel jour ce sera.

- Et pour quelle raison je vous prie ?

- Mais, pour que je puisse prévenir ma femme. Il faut bien qu’elle puisse nous préparer un petit quelque chose.

La juge s’était tournée vers maître Ferrandi.

- Monsieur le bâtonnier, pourriez-vous expliquer à votre client ce en quoi consiste une reconstitution ? Je n’ai pas l’impression qu’il l’ait parfaitement compris. »

L’avocat qui somnolait dans son fauteuil avait vaguement hoché la tête et la juge n’avait pas osé lui demander s’il avait, bien entendu sa demande.

  

Dès sept heures du matin, accompagnée de son greffier qui ronchonnait comme à l’accoutumée, Isabelle Marin arriva devant le palais de justice. Elle repéra un jeune homme en costume cravate qui piétinait sur le trottoir en balançant au bout de son bras un énorme cartable de cuir flambant neuf.

Il se présenta comme le collaborateur du bâtonnier Ferrandi.

« Mon patron vous prie d’excuser son absence madame la juge. Il m’a prévenu hier soir qu’il ne pourrait pas se déplacer ce matin car il souffre d’arthrose aux genoux. Je n’ai eu que quelques heures pour découvrir le dossier, mais je ferai de mon mieux. »

Une heure plus tard, alors que le greffier somnolait dans la voiture, la juge, après avoir téléphoné deux fois à la maison d’arrêt, faisait toujours les cent pas avec l’avocat. 

Une sirène qui se rapprochait interrompit leur languissante conversation sur la réforme de la procédure pénale. Un gendarme bondit hors de la voiture et vint claquer des talons devant la magistrate.

« Mes respects madame le juge. Maréchal des logis Garrand. Section des recherches de Corse-du-Sud. Désolé du retard mais le détenu Cucchi n’était pas prêt. Difficile, eu égard à son âge, d’employer des moyens coercitifs.

- Il va tout de même arriver ?

- Affirmatif madame le juge. Le détenu sera là avec l’estafette dans quelques minutes. »

  

En réalité, l’attente se prolongea et il était près de onze heures lorsque le convoi dont le lieutenant avait pris la tête arriva enfin au village.

Orsu descendit précautionneusement de l’estafette, et s’arrêta devant la juge, les yeux fixés sur les menottes qui enserraient ses poignets. Isabelle Marin hésita puis fit signe aux gendarmes de le libérer. Le prisonnier se frotta les mains et attendit qu’un de ses gardiens lui tende sa canne pour se diriger tranquillement vers sa maison.

La porte s’ouvrit au moment où il l’atteignait. Une vieille dame en fauteuil roulant poussé par une jeune femme apparut sur le seuil.

Orsu attendit que la juge le rejoigne.

« Madame, permettez-moi de vous présenter mon épouse Catalina et ma fille Liliane. Le petit garnement derrière elle est mon petit-fils. Il s’appelle Orsu, comme moi.

Catalina, je te présente madame Marin, la juge dont je t’ai parlé dans mes lettres. Elle est venue avec quelques amis.

- Entrez donc madame. Liliane a préparé du café. Moi avec mes pauvres jambes, je ne suis plus bonne à grand-chose.

- Il y a quelque chose à manger Catalina ? Nous sommes partis d’Ajaccio le ventre presque vide et personne n’avait pensé à emporter des provisions pour la route.

- Ne t’inquiète pas Orsu, la tante Jerômine vient justement de m’apporter des canistrelli et des fritelle.

- Comment va-t-elle ?

- Pianu pianu. Hè stata fatica, ma avali hè megliu. Ma hè u maritu chì mi metti in penseri. À bona via ùn esci più da letti. Duvaristi cansati da vedalu.

- Videremu. Mais parlons en français Catalina. Madame Marin ne nous comprend pas.

- Oh, je vous demande pardon madame. Je disais simplement à mon mari que notre tante Jérômine a été un peu malade, qu’elle va mieux maintenant mais que son mari n’est pas très bien... Que voulez-vous, maintenant, il n’y a plus que des vieux au village.

- Arrête de te plaindre Catalina et ne laisse pas madame Marin et ces messieurs dehors. »

Prise par le bras, la juge fut introduite dans la demeure, embrassée sur les deux joues par l’épouse, la fille et le petit-fils de son accusé et conduite à la place d’honneur de la grande table.

Tour à tour, l’avocat, le maréchal des logis et ses deux subordonnés furent présentés et installés devant cafés, beignets et canistrelli.

À son troisième beignet, Isabelle Marin leva la tête et repéra en face d’elle, sur le mur au-dessus de la cheminée, une tache claire en forme de fusil. Elle estima le moment venu de manifester son autorité et vida sa tasse.

« Alors, monsieur Cucchi, c’est dans cette pièce que la dispute avec votre gendre a commencé ? »

L’avocat sursauta, avala son gâteau de travers, toussa, ouvrit précipitamment sa serviette et regarda le greffier qui, lui, ne bougeait pas d’un pouce.

Orsu tendit ostensiblement l’oreille, avec une moue interrogative.

« Scuseti ? »

La juge répéta sa question. L’avocat sortit un bloc et un stylo. Le greffier posa lentement sur la table l’ordinateur portable qu’il avait déposé au pied de sa chaise. Les gendarmes rectifièrent la position.

Le grand-père leva les bras et les laissa retomber sur la table.

« Ah madame Marin, si les murs de ma maison pouvaient raconter tout ce qu’ils ont vu et entendu ! D’après ce que m’en a dit mon pauvre père Jean-Baptiste qui lui-même le tenait du sien, lorsque les Français sont arrivés en Corse, la maison existait déjà et elle appartenait à notre famille. C’était une maison fortifiée. Elle a changé bien sûr, elle a été partagée, mais elle tient encore debout. Tenez, si vous le voulez bien, nous allons en faire le tour et vous comprendrez. »

Orsu n’attendit pas de réponse, se leva et, la canne en avant, sortit. 

Le tour de la maison, les explications généalogiques et géographiques avec, en fin de parcours la présentation du jardin potager et de la basse-cour se poursuivirent sans que la juge parvienne à reprendre le contrôle des opérations.

Le soleil commençait à chauffer. Son greffier d’un côté, son accusé de l’autre, Isabelle Marin suivait le mouvement sans oser se retourner vers les gendarmes dont elle ne voyait pas, de toute façon, quel secours ils auraient pu lui apporter. Elle ne parvenait pas s’imaginer leur ordonnant de passer les menottes au grand-père pour l’obliger à obéir.

Le jeune avocat, traînant toujours son cartable fermait la marche en suant sous sa veste trop chaude.

De retour devant la porte de sa maison, le grand-père s’appuya sur sa canne, s’essuya le crâne avec son mouchoir et fixa lentement chacun des membres de son escorte pendant que sonnait l’angélus.

« Si vous le voulez bien madame et messieurs, maintenant, nous allons rentrer. Il va faire trop chaud pour moi et puis, je n’ai jamais compris le plaisir qu’on peut trouver à manger dehors lorsque l’on a la chance de posséder un toit. Andemu à manghjà ! »

Le grand-père prit la juge par le coude, la poussa doucement à l’intérieur et la fit asseoir à sa droite.

Elle jeta un regard autour d’elle, mais tous ses collaborateurs, les gendarmes les premiers, évitèrent son regard et s’installèrent autour de la table sur laquelle Liliane venait de poser un plateau de charcuterie.

Le grand-père fit un signe à sa fille qui remplit les verres de vin rouge et repartit vers la cuisine avec la bouteille.

« Attends un peu Lili. Laisse donc cette bouteille sur la table et va plutôt en chercher une autre. »

De sa chaise roulante Catalina protesta.

« O Orsu ! Attenti à té !

- Ne t’inquiète pas, le vin n’est pas pour moi mais pour ces messieurs-dames qui doivent mourir de soif. »

À la charcuterie succédèrent des truites qu’Orsu montra aux gendarmes avec un sourire.

« Ne me demandez surtout pas d’où elles sortent. Je n’en sais rien et je ne sais pas qui les a pêchées. Mais ce que je peux vous dire, c’est qu’elles ne viennent pas d’un élevage. Bon appétit. »

Le jeune avocat s’attira les foudres de son client en lui demandant si les truites étaient farcies au brocciu.

« Au brocciu ! Et où en trouverez-vous donc jeune homme ?

- La semaine dernière au restaurant, à Ajaccio, j’en ai mangé dans des aubergines.

- Ah ces Ajacciens ! Parce que vous croyez que vous avez mangé du vrai brocciu en cette saison ! Vous vous imaginez peut-être que les brebis se mettent à donner du lait toute l’année pour faire plaisir aux restaurateurs et aux touristes ! Pauvre pays qui fabrique du brocciu et du figatellu quand ce n’est pas la saison ! »

Le long monologue d’Orsu sur la décadence de la gastronomie corse puis des mœurs de l’île en général mena les convives jusqu’au fromage. Le ton était devenu plus vif au fur et à mesure que Liliane remplaçait silencieusement les bouteilles vides.

De temps à autre la porte s’ouvrait discrètement et le grand-père se levait pour saluer les voisins qui étaient passés lui dire un petit bonjour.

Lorsque Catalina demanda à sa fille de servir le café, les gâteaux, et d’apporter la carafe d’eau-de-vie, l’ambiance était devenue celle d’un repas de fête ou d’enterrement. L’avocat se tailla un franc succès en mimant son patron qui, pendant les audiences, faisait mine de tout entendre alors qu’il était depuis longtemps complètement sourd. Assise à côté de lui, la juge riait aux éclats et ne songeait même plus à reprendre la situation en mains.

Elle eut un brusque retour de conscience professionnelle en voyant Orsu se lever un peu lourdement, se diriger vers la cheminée et s’y adosser. Elle se pencha vers son voisin.

« Dites-moi, maître, que va faire votre client ?

- Mais, je n’en ai aucune idée. Pourquoi ?

- Parce que si jamais il se met à chanter, je vais être obligée de demander aux gendarmes d’intervenir. »

L’avocat lui lança un regard qu’il voulait charmeur.

« Ne me dites pas que vous n’aimez pas les chants corses. Personnellement, je…

- Je vous en prie, soyez sérieux. Vous ne vous rendez pas compte ! Nous sommes sur les lieux du crime, en présence de la veuve et de l’orphelin !

- Pardonnez-moi. Vous avez tout à fait raison, ce ne serait pas très convenable. Mais ne vous inquiétez pas, je vais essayer de le raisonner. »

L’avocat n’eut pas à intervenir. S’aidant de sa canne Orsu avait repris son chemin jusqu’à un vieux canapé à moitié enfoncé sous le manteau de la cheminée. Il s’y allongea lentement. Les invités baissèrent aussitôt la voix. Catalina s’approcha en fauteuil roulant et posa une couverture sur les jambes de son mari. Liliane arriva de la cuisine et glissa un coussin sous les pieds de son père.

Après un soupir de satisfaction, le missiavu ferma les yeux, éructa et se mit à ronfler.

Isabelle Marin jeta un regard circulaire sur son équipe et décida d’agir avant d’en perdre totalement le contrôle. Elle ne pouvait décemment pas laisser les gendarmes et le greffier attendre la fin de la sieste de l’accusé en s’enfilant des verres d’eau-de-vie. Elle se leva et, essayant de ne pas trop tituber, se dirigea vers le canapé. Le silence était total.

Doucement, la juge posa sa main sur le bras du vieillard.

« Monsieur Cucchi. Levez-vous s’il vous plait.

N’obtenant aucune réaction, elle éleva la voix.

- Monsieur Cucchi ! »

Orsu souleva ses paupières, regarda la juge puis referma les yeux en poussant un long soupir.

La juge le regarda et recula. Le maréchal des logis se précipita et posa la main sur la poitrine de l’accusé.

« Le détenu est décédé madame le juge.

- Dans ce cas, l’action publique est éteinte, lança à mi-voix le greffier. »

 

 

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