Jean-Pierre Arrio - Pine Ridge

 

Aujourd’hui encore, dans l’Amérique des Indiens, le combat est souvent perdu d’avance. Akecheta le sait et pourtant… Une nouvelle de Jean-Pierre Arrio.

 

 

Pine Ridge

à L.P., à S.S.

 

- 1 -

 

Sous Dieu le peuple gouverne*. Et sous le peuple il y a nous, à côté des bighorns, en voie de disparition et dont les troupeaux rares passent au loin des mobile-homes sur les premiers contreforts des Black Hills ; à côté, aussi, des chiens de prairie, voleurs, couverts de poussière et faméliques ; au même niveau que le coyote, prédateur et charognard ; mais en dessous, aussi, du bison, fier et paisible, que les touristes viennent admirer en limite de la réserve, ignorants de notre existence.

La deuxième balle a sifflé à mes oreilles presque une heure après la première de la soirée.

 

Elle a frappé le sac de sable que Petit-Ours s’apprêtait à venir déposer sur les autres. C’était comme ça depuis trois mois : l’assaut final ne venait pas, mais ils nous asticotaient par des tirs sporadiques, de jour comme de nuit. Surtout de nuit.

On répondait de loin en loin avec des armes de faible portée dont les projectiles se perdaient dans le tuf du no man’s land.

 

Ils avaient déclenché la grande bataille et leur peuple les suivrait. Le grand chef des forces du Mal l’avait dit il y a près de trente ans, Goering, combattu par nos pères au-delà du grand océan : Si les citoyens ne veulent pas la guerre – disait-il – il est pourtant facile, même pour une démocratie, de les y entrainer en inventant une fausse attaque, puis en dénonçant les pacifistes et enfin en exposant le pays à un danger potentiel.

Nous sommes le danger potentiel, les pacifistes sont traqués et dénoncés au sein des universités et la fausse attaque, c’est l’occupation par nous-mêmes de nos propres terres.

 

On a pris les fusils devant nos tippis de carton-pâte et le visage pâle nous assiège depuis.

Nous sommes là, une vingtaine de guerriers qui nous relayons, en jeans et exposant nos poitrines nues au feu des agents du FBI et des forces armées fédérales, renseignés par ces traitres de GOONs, ces chiens, ces foies jaunes. On les a vus à la jumelle porter de la viande séchée aux policiers et des colliers de perles de terre cuite et de plumes de vautour pour leurs femmes.

En fait, rien n’a vraiment changé depuis le début de la fin, depuis le troc mortel du Mayflower et l’époque plus récente des accords avec Cochise : On leur donne notre sang et notre âme et eux, petit à petit, grignotent nos derniers territoires de chasse.

 

Avant, c’était pour les peaux et les pâturages, puis ce fut pour l’or ou le tracé du chemin de fer ; désormais c’est pour les gisements de pétrole, le gaz…

 

Une autre balle siffle, puis une autre. Et une autre, encore plus rapprochée. On a tous entendu qu’elles venaient de près celles-ci : pas de double détonation au départ et à l’arrivée des projectiles ; pas de tireur d’élite, embusqué à un kilomètre et jouant avec nos nerfs. Là, ils attaquent… Ils remontent la colline vers notre barrage !

Petit-Ours est touché à l’épaule, John et Leo-Longue-Vue fuient en l’entraînant avec eux ; moi, je me couche, j’épaule et je tire : une, deux balles avec la Marlin 30.30, j’entends un « Ouch ! » plaintif tout près, je fais remonter une balle dans le magasin avec le levier et, en gardant la carabine à l’épaule, je me redresse, je tire encore, il tombe. Le type en noir tombe. J’actionne le levier, je vais tirer encore… Et, merde ! Je la vois.

Je la vois, elle est accroupie, une main sur la carotide du type en noir allongé, alors que de l’autre elle tient un 357 chromé, luisant sous la lune et elle regarde alentour, scrutant l’ombre qui s’épaissit.

« FREEDOM ! » j’ai crié, debout, les bras écartés, mon arme levée au-dessus de la tête puis j’ai détalé comme un lapin, courbé, espérant éviter les balles qui allaient pleuvoir sur mes épaules. Freedom, c’est ridicule, putain, je viens d’abattre un mec du FBI.

 

***

 

Paralysée, je n’ai pas pu esquisser le moindre geste, rendue sourde et muette au moment précis où nos regards se sont croisés. J’ai vu un corps ambré et musclé, collé au terrain, un puma des montagnes qui se faufilait entre les arbustes bas et rares. J’ai aperçu des membres tendus et élastiques jouant sous un jean étroit, un animal sauvage à la poitrine glabre, des yeux de charbon étincelants qui m’ont dévisagée, jaugée et délaissée, dédaigneux.

Un bref instant, la silhouette d’un ange combattant s’est découpée sur la lune rouge et pleine qui sortait, immense, avant la nuit.

 

***

 

Les blancs ne voient pas les rayons de la lune qui n’est pour eux qu’une inquiétude, le symptôme de l’ombre qui avance avalant tout sur son passage, un disque argenté sonnant l’heure des loups. Mais les loups sont nos amis, la lune, notre alliée. Elle, elle se tenait immobile sous la lune descendante, misgina, et Misgina serait son nom désormais.

 

***

 

Je me suis redressée lentement, tenant mollement mon revolver, oubliant où j’étais et pourquoi j’étais ici et, délaissant Felix couché à mes pieds, je me suis avancée de deux ou trois pas vers le barrage déserté.

 

***

 

En me retournant dans ma fuite, je l’ai aperçue debout, le regard perdu dans cette nuit qui s’avançait, étouffante et silencieuse.

 

***

 

J’ai rengainé l’arme, il n’y avait plus personne, que moi et des  questions.

 

 

 

-2-

 

 

L’aube pointait sur les bad-lands et leur gris terne n’était en rien ravivé par le soleil qui s’élevait rapidement au-dessus de la ligne d’horizon. Aussi loin que portait mon regard, le gris n’était rompu que par quelques tâches jaunâtres disséminées sur le flanc des éminences de tuf qui se succédaient à l’infini vers l’est. La vision quotidienne de ces terres désolées exaltait le sentiment d’abandon de mon peuple et le trou noir du lac Oglala, où j’avais, dans la nuit, fait disparaitre la carabine, accentuait encore cette impression par effet de contraste.

La baraque de Bâton-de-tonnerre, précaire refuge, dominait la petite communauté de cinq ou six familles réparties dans une vingtaine de taudis le long de la piste, en contrebas. De là, je vis arriver le cortège de voitures noires ballotées par les cahots en soulevant la poussière. Ils venaient me chercher et emporter avec moi l’âme de la résistance. « Ils nous ont fait beaucoup de promesses, mais ils n’en ont jamais tenu qu’une : ils avaient promis de prendre notre terre et ils l’ont prise. » Ainsi parlait Red Cloud il y a près de cent années, en ces lieux mêmes, peut-être sur cette colline où je me tenais aujourd’hui et sa sentence était toujours d’actualité.

 

***

 

Bill a stoppé la Cadillac devant la première caravane. Il a arrêté les essuie-glaces qui chassaient la poussière du pare-brise en gros paquets jaunes et est sorti le premier en laissant le moteur tourner, se dirigeant droit vers une jeune femme assise sur une espèce de petit perron surélevé devant sa bicoque ; derrière lui, les portières ont claqué et je suis sortie à mon tour dans la chaleur suffocante. L’indienne s’est levée, a fait comme pour rentrer, muette et les yeux baissés, mais un agent l’a vivement attrapée par le bras, l’obligeant à se rasseoir. Puis, l’arme tenue à deux mains, il a défoncé la porte d’un coup de pied, pour permettre aux collègues de s’engouffrer dans la pièce sombre. Les évènements du soir précédent s’étalaient déjà dans les journaux du matin : « Trois natives, terroristes marginaux, tendent une embuscade à des enquêteurs du FBI : un blessé », et leurs titres justifiaient par avance l’emportement de mes collègues.

Nous avons fouillé chaque cahute, chaque bungalow défraichi. Nous n’avons rien trouvé. Bill a mis un coup de pied à une carcasse de vélo d’enfant, il a boitillé jusqu’à notre voiture.

 

***

 

Ils sont restés une heure tout au plus, visitant les familles les unes après les autres. Je pouvais les voir mais eux ne me voyaient pas ; je pense qu’ils ne pouvaient même pas imaginer qu’une habitation était encore plus mal placée, plus petite et branlante que celles dont ils enfonçaient les portes de contreplaqué…

Ils savaient qu’on avait tous décampé vers le nord, et au nord il n’y avait finalement que peu de hameaux. La même opération devait se dérouler à Wolf Hound en ce moment.

Je l’ai vue elle, un peu à la traine, le colt à la main, belle dans son tailleur noir, mais frêle aussi et fragile, malgré l’énorme arme de service chromée. Elle a soudain levé les yeux vers mon refuge invisible de planches mal jointes et de bâches grises comme la terre et est restée plantée là, à fixer la colline.

Puis ils sont partis. Bâton-de-tonnerre est remonté tout de suite après leur départ : « Ils ne savent pas que c’est toi, Akecheta ; ils n’ont aucune preuve ni aucune piste d’aucune sorte… et j’ai une très bonne nouvelle : le policier n’est pas mort !

- Merci grand-père, je descends récupérer la voiture et je rentre à Pine Ridge.

- Sois prudent tout de même, fils ; évite de te mettre en avant. »

Son visage découpé au ciseau à bois, parcouru de profonds sillons comme autant de cicatrices vestiges des dures privations que le vieil homme avait subies, ne montrait aucune expression, seuls ses yeux légèrement voilés disaient, à qui le connaissait, la part d’inquiétude et celle de lassitude…

Je l’ai embrassé respectueusement et ai dévalé la colline vers Oglala.

 

***

 

Il était là, j’en étais sûre, dans cette cahute de vieilles voliges de récupération couleur de sable, se confondant avec la terre stérile. Je n’ai rien dit à mes collègues, évidemment ; pour leur dire quoi au juste ? Je n’avais aucune preuve, si ce n’est la vision fugitive d’un homme courant sous la lune.

Bien sûr, je le reconnaitrai entre mille ; mon témoignage suffirait à l’inculper et à le faire condamner à la prison à vie. Mais ça personne ne le savait, non ?

En me penchant sur la jeune femme du perron, je lui ai soufflé à l’oreille que je savais pour la cahute de la colline. Un nom ? Elle m’a regardée longuement, a souri, puis : « Bâton-de-tonnerre », a-t-elle dit.

 

J’ai regardé défiler le paysage durant une heure, jusqu’à la petite bourgade de Martin où nous avions établi notre QG presque trois mois auparavant. Il nous a fallu traverser Pine Ridge à nouveau et nous sommes passés à moins de cent mètres du barrage, désormais investi par les GOONs protégeant les deux collègues du FBI occupés à relever des indices. Bill pensait que j’étais déçue de ne pas avoir débusqué le tireur et me laissait en paix écouter les tubes à la radio FM, Joe Cocker, Linda Ronstadt, les Eagles… Tout me racontait la nostalgie des temps anciens et le calme des grands espaces. Je reviendrai après midi et je le chercherai, mais pour l’instant je devais passer prendre des nouvelles de Félix et des deux balles qu’on a dû lui extraire de l’épaule. Peut-être « parleront-elles ». Peut-être pas…

 

***

 

Akecheta, le combattant. J’avais promené ce prénom à l’école des blancs comme on traine une maladie pas grave, mais un peu honteuse tout de même, en tous cas selon mes camarades. J’en éprouvais néanmoins une fierté secrète. Il renvoyait à tant de choses… À ce père absent, inconnu et donc mythique qui me l’avait donné et le portait lui aussi. À ce grand-père, source de découvertes et de mystères hors d’âge, qui donnait à chaque vacance scolaire un surcroit d’intérêt. À cette grand-mère qui le prononçait avec tendresse, de sa voix Oglala, douce et sourde à la fois.

Il avait fait de moi ce que je suis aujourd’hui.

Ma mère me le chantait dans ses berceuses tristes, tard, en rentrant de nuit d’un de ses emplois sous-payés.

Ce prénom était mon refuge, un livre qu’on ouvre sous les draps un peu en cachette à l’heure où, enfant, on est censé dormir. Un trésor.

Akecheta ! Elle m’avait interpellé doucement. La jeune femme se tenait toujours sur son perron : « La policière, elle ne te connaît pas encore, mais elle t’a découvert. » Elle porta la main à son cœur : « Elle te tient là. »

 

Troublé, je me suis engouffré dans la vieille Ford aux fauteuils de cuir râpé et ai accéléré dans un nuage de poussière qui l’enveloppa et jusqu’à la bicoque derrière laquelle elle était garée.

Je suais comme dans l’inipi de mon grand-père plantée au milieu du meeting de Rosebud et où défilaient les jeunes guerriers des tribus.

C’est là qu’adolescent j’avais découvert ce que le nom d’Akecheta portait de siècles, ce que le terme de Sioux avait de réducteur et celui d’Oglala de profondeur. J’étais un Oglala de la grande famille des Lakotas !

Mais si je transpirais aujourd’hui c’était bien de peur et d’excitation et non à cause de la gifle brulante à l’intérieur de la hutte de sudation.

 

J’arrivais à Pine Ridge à la nuit tombée, après m’être abrité une grande partie de l’après-midi sous un taillis épais en bord de route.    

 

***

 

Félix avait ronchonné dans son lit d’hôpital en se débattant avec les perfs. Il allait bien. Ce type me collait depuis deux ans, je le connaissais comme mon propre frère. Ronchonner c’était son truc pour dire « T’occupe pas de moi, tu me gênes plus qu’autre chose ». Je l’ai laissé avec ses infirmières ; je l’ai vu leur sourire quand j’ai quitté sa chambre.

Après avoir rapidement avalé une enchilada dans ce qui servait de restaurant au quartier morne qui nous abritait, j’ai repris seule la route de Pine Ridge. Je savais que je devais faire une halte, avant.

Arrivée au campement miséreux où nous avions effectué notre descente, j’ai abandonné ma voiture pour grimper rapidement jusqu’à la baraque cachée dans la colline.

Le vieil homme semblait m’attendre. À vrai dire il devait simplement « attendre » toute la journée. Que le temps passe.

 

« Je cherche un bâton de tonnerre. », lui ai-je lancé d’emblée. Il a souri, puis : « Tu cherches peut-être un fusil ? C’est ainsi que nous appelons cet objet de nos jours, sais-tu … Bâton de tonnerre, c’est moi. »

J’ai avisé les écussons de l’armée encadrant le portrait d’un jeune GI souriant sur une plage de Normandie. La photo jaunie, accrochée au mur, répondait au stars & stripes tendu sur le mur d’en face. Un banc, une petite table, une chaise, un fauteuil devant la petite fenêtre, complétaient la décoration de la pièce. Par l’encadrement dépourvu de porte face à l’entrée, à côté d’un évier où trônait une cafetière italienne, on devinait dans la chambre adjacente un matelas posé à même le sol, propre, de ciment brut.

 

Il m’a fait signe de m’asseoir. Je me suis assise en attrapant le mug de café fumant que déjà il me tendait et nous sommes restés silencieux de longues minutes. Au loin, les jappements, étouffés par le relief, d’un jeune chiot ; le tic-tac de ma montre. Voilà.

« Voilà », lui ai-je dit, en écartant les mains en un réflexe de sympathie.   

 

« Akecheta… Il n’a pas eu une enfance normale, tu sais… », commença t-il. Je m’enfonçai dans mon fauteuil.

« Il est complexe grâce à moi, il est l’indien pour ses camarades de classe, les vacanciers ; blanc pour les oglalas et « natif » pour les antiracistes, comme une relique intouchable. Jamais à sa place…

-          J’imagine… ». Je le laissais dérouler.

« Il aurait pu être un adolescent normal et complexé qui serait devenu un adulte normal et courbé, mais pendant nos cérémonies, un été, son désir de normalisation a disparu dans les buées du passage. Il est devenu un homme mais a gardé une blessure qui nuance sa rébellion, sans l’atténuer. »

Il marqua une pause, puis continua, le regard porté au delà de la fenêtre, vers les collines :

« Tu peux le comprendre. Toi et Akecheta vous êtes différents, la porcelaine et le cuivre. Je dis la porcelaine et le cuivre parce que j’emploie votre vocabulaire, mais si les mots définissent un concept, comprends que celui exprimé par vos mots de blancs est contraire au nôtre… Cuivre et porcelaine s’opposent, l’un casse l’autre s’ils se touchent. Nous, nous dirions : l’eau et l’air, éléments premiers, purs et donc sacrés. Pas d’alliage, pas de mélange, l’un n’est pas sans l’autre… Les blancs veulent tordre la nature, la domestiquer pour finalement l’annihiler. Nous, par contre, la servons ; comme elle nous sert, dans un respect réciproque.»

Je ne voyais toujours pas où il voulait en venir. Il reprit :

« Tu vas le laisser s’en aller… Non parce qu’il est innocent, et pas non plus parce que tu en es éprise…

-       Pardon ?

-       Mais parce que tout ça vous dépasse, reprit-il dans un sourire.  De toute manière (il se fit plus grave) tout cela est déjà du passé.

-       Pas pour la justice.

-       La justice s’accommodera très bien d’une issue fatale. Après tout, les jeunes se sont révoltés contre elle, non ? Alors, tu vas aller discuter et il y aura peut-être un avenir pour nous tous. »

 

***

 

Abrité dans l’obscurité d’un fast-food abandonné, j’avais le temps de réfléchir à ma situation. Rapidement : pourchassé par les GOONs, la police tribale, le FBI, ce n’était pas très brillant… Les forces à l’œuvre étaient même contradictoires, compliquant singulièrement mon actualité.

L’étatisme pragmatique des fédéraux s’opposait en apparence à l’autonomisme des flics de la tribu. Et la nostalgie haineuse de la mouvance GOON contrariait la social-démocratie du gouvernement. Mais tous s’entendaient sur une chose : La nécessaire sclérose de l’évolution politique des tribus. 

Les GOONs ne représentaient d’ailleurs pas que le conservatisme, l’immobilisme, « le clan ». Ils voulaient instaurer un climat de peur, propice à une protodictature locale. Les blancs n’étaient à ce titre que leurs alliés de circonstance, pourvoyeurs de fonds également et protecteurs, finalement, de leurs agissements. En fait, ces cancrelats ne pensaient qu’indien ! Leur peuple représentait un moyen et une fin. L’extrême-droite raisonne en communautés ; qui s’opposent, se rassemblent parfois. Elles existent dans leur cerveau comme du mercure, s’agrégeant, se séparant au gré d’aléas pas si hasardeux, tout compte fait.

Ils n’appréhendent l’humanité qu’en termes de communautés qui se dressent, jamais au niveau de l’individu. Jamais au nom de la liberté. Le progrès est pour eux une insulte ; l’ouverture, un barrage.

J’en savais quelque chose, renvoyé sans cesse à telle ou telle « condition »…

Sa fenêtre s’est éclairée.

 

***

 

« Attends-le, il viendra à toi, ce soir. Il sait comment », m’avait dit le vieil homme. Bien qu’énigmatique cette phrase pouvait laisser penser à la venue d’Akacheta… chez moi.

Je me suis résolue à l’y attendre. Et ce ne fut pas long avant qu’il ne pénètre dans la chambre par la fenêtre que j’avais laissée ouverte dans cette intention.

Mon arme, je la tenais fermement dans ma main droite cachée sous la table, face à la fenêtre. Avec la gauche je caressais une paire de menottes bien en évidence devant moi.

 

***

Elle m’a fait m’asseoir en désignant nerveusement la chaise du canon de son revolver. Au moment où j’ai posé mes avant-bras sur la table, la mâchoire d’une menotte s’est refermée sur mon poignet droit. Puis elle s’est levée et s’est approchée, à me toucher. Je pouvais sentir son parfum.

Elle s’est penchée, une mèche échappée de son bandeau est venue caresser ma nuque tandis que ses doigts frôlaient ma taille à la recherche d’une arme éventuelle.

 

***

En ramenant une mèche de cheveux sous mon bandeau, mes doigts ont frôlé son visage ; nos regards se sont croisés et il a agrippé ma main. Le cercle de fer que je tenais au bout des doits a glissé sur mon poignet et lorsque nous avons basculé sur la table il s’est refermé d’un coup sec. J’ai dû maladroitement glisser mon arme dans la ceinture de ma jupe pour libérer mon autre main.

 

***

 

Avec laquelle elle a agrippé ma chevelure pour approcher ma bouche de la sienne. J’ai, de ma main libre, dégagé son arme pour remonter sa jupe. Elle est tombée sur la table dans un bruit mat. Nous avons souri tous deux.

 

***

 

Et nos corps se sont enfiévrés. « Vite ! » ai-je soufflé à son oreille alors que je cherchais en l’enserrant de mes jambes à accélérer le rythme de ses hanches.

 

***

 

Nous sommes restés quelques instants enlacés en respirant bruyamment. Je me suis enfin redressé.

***

 

J’ai déverrouillé les menottes maladroitement en bafouillant un « vite » qui l’a fait sourire.

 

***

 

Je l’ai quittée lentement en savourant chaque seconde, reculant, mon regard planté dans le sien et j’ai sauté par la fenêtre pour atterrir dans la rue au moment où un pick-up de la police tribale tournait l’angle. Dick Aigle-Têtu, debout sur la plateforme, les mains arrimées à l’arceau, m’a immédiatement reconnu. Je l’ai vu me montrer du doigt au conducteur et le véhicule a accéléré vers moi.

Ma présence autour de logements du FBI établirait de fait un lien avec la fusillade. Il me faudrait donc fuir. Les semer, en déjouant leur logique. Je n’irai pas vers le sud, dans ma famille.

J’ai entamé ma cavale, il n’y avait pas d’autre choix que le nord. Plus de 850 miles. Partir par Bismarck, rejoindre Fargo le temps d’une nuit sur un banc public abrité d’un parc abandonné ; une halte à la réserve indienne de White Earth atteinte par des petites routes quadrillant une plate région agricole ; enfin Baudette, minuscule ville frontière du nord du Minnesota. Il aura fallu franchir la « rivière à la pluie », pour rejoindre l’Ontario, le Canada, la liberté. Puis à travers le lac des bois, j’arriverai dans le canton de Sioux Narrows où des amis m’attendraient surement.

 

***

 

La nuit allait tomber et je n’avais toujours aucune nouvelle des agents qui pourchassaient Akecheta. Lorsque la lune est apparue, un abattement inexplicable m’a envahie.

 

***

 

La nuit m’a atteint à la sortie nord de Fargo et a envahi tout mon être de sa moiteur. Le noir est tombé lentement tandis que ma tête heurtait le bitume de la petite route où je cheminais sous l’ondée printanière, fraiche et lumineuse.

Je me suis retourné sur le dos pour ne plus sentir le sang tiède qui alourdissait ma chemise. Ainsi, j’étais bien. J’ai regardé le ciel : le combattant contemplait la vie qui défilait, chaque goutte de pluie reflétant l’image d’un être aimé, et derrière elles, loin dans le ciel, galopaient des milliers de chevaux sauvages, libres. Les étoiles perçaient le léger voile de nuages. La lune était là.

 

La lune était là, descendante, elle avait le visage de Misgina.

 

* Devise du Dakota du sud

 

 

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