Kentaro Okuba - Obihiro

 

L’enquête débute à Obihiro, Japon. Ambiance pesante pour Wata le petit rondouillard… Une nouvelle de Kentaro Okuba.

 

 

OBIHIRO

  

J’arrivais au terminus, ou du moins fallait-il le croire puisque le train express de Sapporo s’était complètement arrêté, depuis plus d’une minute et que l’ensemble du wagon s’était vidé, à l’exception de ce petit homme, à la maigre moustache, à côté, qui ne semblait pas y croire du tout. Il était rond comme une balle de tennis, avec moins de duvet sur les joues toutefois, et les yeux petits et luisants d’un hamster. Il s’accrochait à moi comme si j’étais l’hôtesse de train. Vous êtes sûr, répéta-t-il, c’est bien le terminus ?

Il y avait plus que de l’angoisse dans sa voix, et je ne savais comment me dépêtrer d’un homme aussi désemparé. À quoi bon porter un Stetson sur le crâne quand on manque à ce point de cran ? Mais je ne lui dis pas le fond de ma pensée, il restait mon client, même apeuré.

– Bien sûr Monsieur, nous sommes arrivés à Obihiro. C’est le terminus.

– Bien, bien… a maugréé le bonhomme ou quelque chose dans ce genre. Il a descendu de l’étagère une petite valise anthracite, qui avait vécu plusieurs vies, un peu comme lui. Et il quitté le wagon.

 

Enfin, je pouvais commencer à nettoyer tranquillement…

 

***

 

Il se retrouva sur un quai normal dans une gare normale. Après tout, il pouvait espérer que les règles du continuum temps se propageassent jusque dans ce coin perdu de l’Archipel. Tokyo avait édicté ses codes et ses standards urbains, et le reste du Japon suivait. Intendance tranquille et minutieuse. Il traversa un hall presque désert à cette heure-ci, et se retrouva à l’air libre, devant une avenue immense et insensée. Où était-il, où allait-il, pourquoi ?

Une enquête s’apparente toujours à un flash de conscience. D’un seul coup, les repères du quotidien se distordent et se dissolvent, révélant les mécaniques des décors, leur inquiétante instabilité. Ne plus rien croire, c’est ne plus rien comprendre. Le cerveau humain est construit pour construire des liens logiques, le cerveau de l’enquêteur pour les détruire et les analyser.

Obihiro. Son ami John, un Texan gros comme trois vaches de Kobe (il n’y a pas que des bœufs dans ce coin animé du Kansai) avait ri en entendant cette destination. O-bihiro ! Il riait. Cela lui faisait immanquablement penser à une grande cannette de bière. O Biru, la grande bière.

Il essaya d’oublier cette pensée. Il ne voulait pas donner un sens absurde à ce nouveau décor, ne voulait pas imaginer la ville comme une cannette de Heineken, ou de Sapporo Dry plutôt, super-fraîche, super-grande, super-mousseuse. Obihiro, c’est tout. Cette avenue devant la gare, très large, une deux fois quatre-voies, et sur chaque rive, espacés, étirés tout du long, comme une présentation de sushis, des pâtés d’immeubles cubiques ou paracubiques, des entrepôts, des parkings en étage, des departo, des jardins et des cours. Très peu de panneaux publicitaires, ou alors décalés : Aoyama, le vêtement qu’il vous faut. Et personne dans les rues.

À la station de taxi, des Toyota Crown de la nouvelle génération, et personne. Enfin, non.

– Vous avez besoin d’un taxi, Monsieur ?

Il monta en hochant de la tête, s’assit à l’arrière en conservant son Stetson et sa petite valise à roulettes.

 

***

 

À la fin, il n’y put tenir. Ils roulaient depuis déjà un quart d’heure. Pour voir avait dit le petit vieux à chapeau de cow-boy. Pour voir quoi ?, pensait-il. Le bonhomme n’avait même pas voulu écouter le laïus du Obihiro site-guiding tour, en japonais, ou en anglais. Il ne voulait rien entendre, juste se noyer… ou un truc comme ça.

– M’sieur, j’ai pas bien compris tout à l’heure, vous voulez vous noyer ?

Ils passaient le long de la Obihiro river, après avoir traversé le Obihiro Shinbashi bridge. Il n’y a jamais de coïncidence quand on est dans un taxi à Obihiro. La ville vous poursuit, même si elle est squelettique, elle cherche à imprimer dans la matière fugace de votre conscience une marque, comme une grande. Ou comme une vieille épouse qui revérifie une fois encore ses biens, son plus ou moins imposant matrimoine. Il y a toujours un territoire à conquérir ou à défendre, dans un couple classique.

– M’sieur… M’sieur.

Le gars le regardait même pas, il gardait le chapeau bas sur les yeux, un chapeau qui avait l’air tout neuf, avec une inscription dessus, en broderie ou en cuir clair, il ne pouvait pas lire dans le rétroviseur, mais le gars avait lui aussi un territoire sur son chapeau. Sans doute la chasse gardée d’une autre de ces ménopausées constipées, comme il y en avait tant et tant de partout, en reproductions industrielles, en tsunami de récriminations et de mines pincées.

– M’sieur…

L’autre parut enfin réagir. Encore un malade, ils sortent tous à la belle saison, avait dit Akiko, sa belle-sœur. Elle en connaît un rayon, elle est caissière à la cafétéria de la clinique Kyoritsu.

– M’sieur…

– Oui

– Vous avez dit quoi tout à l’heure. Vous veniez vous noyer ici.

Le gars releva la tête, sous sa moustache ridicule, et teinte, ses lèvres esquissèrent un grand sourire, c’est-à-dire qu’elles se plissèrent un peu. Le gars n’était pas un rigolo, malgré son accoutrement bizarre.

– Pas me noyer, m’immerger. Je veux capter l’esprit de cette ville.

– Vous êtes commerçant ?

– Non, non, pas du tout, je suis un… un chercheur.

– Ah ?

Qu’est-ce que ça voulait dire un chercheur ? Normalement, c’est des savants qui posent toutes sortes de questions, des types qui élucubrent et qui tchatchent, non ? Et lui, non seulement il ne voulait pas entendre le Obihiro site-guiding tour, mais il ne voulait même pas discuter avec lui. Un chercheur en impolitesse sociale, sûrement. Un gars qui vient de Tokyo avec des idées précises sur les gens d’ici.

– Vous avez un zoo, ici ?

– Oui, c’est fermé en ce moment, mais on a des ours polaires.

Le type parut réfléchir intensément, comme s’il n’avait jamais entendu parler de ces animaux.

– Et… Ils se plaisent ici ?

– Oh sûrement, on a un bon climat pour eux. Faut venir en hiver, vous verriez la neige qu’on se paie, des mètres et des mètres. Ouais, je crois que ça leur plait.

L’autre n’avait pas l’air d’acquiescer. Un chercheur en ours polaire, sans doute.

 

***

 

Ils revinrent à la gare, qui était le centre de toute considération. Un chercheur ne peut partir de nulle part s’il veut arriver à quelque chose, ou bien il se coince lui-même dans un dédale lexical. Telle est la puissance d’inertie de la logique qu’elle bride l’invention ou sa simple advenue. Obihiro se refusait à Wata, non pas obstinément puisqu’il y aurait dans ce cas volonté, et donc espoir d’en percer le secret, mais substantifiquement, quiddement. Le quid de sa matérialité bornait l’horizon, son pléonasme bloquait la découverte.

Il faut savoir reconnaître sa défaite. L’immersion ne donnant rien, sinon une insupportable sensation de déjà-vu, Wata quitta la Toyota Crown, et son chauffeur communiquant, pour un Doutor coffee shop silencieux, plus conforme à son humeur chagrine. La gare était située dans un quartier de bâtiments neufs et apparemment désertés, des unités bureaucratiques, technocratiques, et puis des unités d’hébergement, propres et anonymes. Le Nikko Northland Obihiro était le seul établissement au sud de la gare, les autres se tenaient tous de l’autre côté de la voie, comme rassemblés par une main géante en un espace officiel et concurrentiel : JR inn Obihiro, Hotel Route Inn Obihiro ekimae, Toyoko Inn Obihiro ekimae, Richmond Hotel Obihiro ekimae, APA Hotel Obihiro ekimae, etc. Cette liste était inscrite sur le dessous de plat du Doutor Coffee shop, un espace circulaire et vitré qui arrondissait le bas du Tokachi Plaza, un cube vitré recouvrant une charpente métallique et anguleuse, un échafaudage industriel façon Tour Eiffel qui a mal tourné. Au-dessus de la liste, on trouvait le menu du jour, en petites icônes appétissantes. Le Milano sandwich B (crevettes, avocat et saumon avec feuille de laitue et sauce blanche) ressemblait exactement à la photo, coloré et insipide. Mais, avec un café-latte, il descendait assez bien. Wata mâchonnait, il est important de mâcher longuement, cela active la réflexion, regardez les vaches. Wata méditait donc sur les aléas de son enquête.

Curieusement, pour entrer dans le Tokachi plaza, on doit traverser un labyrinthe de buis, coupé pas trop haut, de manière à ne pas perdre les clients tout de même, mais obligeant à désorienter. Il en était sorti, avait traversé une placette de larges carreaux gris, traversé aussi le hall du Doutor, qui faisait à la fois accueil, caisse et stand de paquets cadeaux à emporter (Obihiro specialities), Wata n’avait pas de Doutor card, ce qui avait paru navrer l’hôtesse, une dame engoncée dans un uniforme pimpant, chemise gris clair, pantalon noir, tablier sur les hanches anthracite, cheveux nattés et brillants, Sachiko sur le devant de la chemise, mais sans le prix, ce qui fait qu’on ne pouvait pas absolument pas la confondre avec les Obihiro specialities de l’autre côté du hall. On l’avait toutefois invité à entrer avec un grand sourire, et Wata s’était enfoncé dans le dégagement qui conduisait à la grande salle circulaire. Il n’avait pas voulu sortir en terrasse, malgré le climat plus que clément (pauvres ours polaires, on les avait trompés), et s’était attablé à l’intérieur, à distance des trois ou quatre salary-men, tous isolés sur leur siège design, devant un café refroidissant et leur bilan de milieu de vie.

Il s’était assis à une console en demi-lune qui émergeait de la paroi du fond, peinte en gris très clair, par opposition avec le plancher acajou sombre, demi-lune encadrée à droite et à gauche par deux lithographies de paysage, en couleur pastel, mélancoliques. Là, dos à la paroi, à l’écart, Wata mâchait, de temps en temps il buvait, avec une grimace. Il ne supportait plus le lait, mais n’avait pas osé commander une bière à cette heure-ci. Même les salary-men aux joues couperosées y avaient renoncé. Dans un coffee-shop, on ne rigole pas.  Même à O Biru.

 

***

 

Dans toutes les histoires d’amour, ce sont les femmes qui font le premier pas. À leur façon, bien sûr, sans s’imposer manifestement, non, en imposant subrepticement, mais de manière répétée, leur silhouette plus ou moins fine, leur volumétrie si agréable. Dans les autres histoires, c’est un peu la même chose, mais en plus voyant : s’il s’agit de bousculer les événements, les femmes sont partantes. Sachiko sans prix tournait donc autour de Wata en cercles concentriques et hollywoodiens, on imaginait bien la musique de fond à partir de violoncelles saccadés qu’en aurait tirée un Brian de Palma fainéant pour un remake de Jaws. Wata l’avait remarquée tout de suite, bien sûr, il n’est pas aussi Stetson que son couvre-chef le paraît, mais il doit jouer le rôle des hommes, qui est d’être surpris continuellement par la divine femelle.

– Vous en avez terminé, Monsieur… un peu plus de latte, peut-être ?

Elle a sauté sur lui, pourvue de la carafe thermos réglementaire, avec Doutor Coffee shop écrit dessus en lettres rouge et noires. Obihiro ekimae en dessous, en jaune fluo. Wata ne sait quoi répondre, et craint surtout de le faire. Il était à ce moment précis sur le point d’exhaler un rôt aussi discret que possible, rapport au latte. Et il se contente de considérer l’aimable Sachiko avec des yeux ronds et perlés de larmes. Puis il hoche la tête, doucement.  

Elle s’empressa, faisant presque déborder le mug d’un liquide blanc et terriblement odorant, cette foutue odeur de chaleur corporelle.

– Vous savez, je vous ai fait une carte…, ajouta-t-elle dans un grand sourire qui révéla l’émail de ses grandes dents solides, et un soupçon de gencive. Grâce à elle, vous avez droit à un supplément de latte, dans quelque Doutor coffee shop que vous alliez.

Toujours étanche, et rubiconnant peu à peu, Wata inclina la tête. C’était trop d’honneur, vraiment.

– Alors, vous êtes trumpiste, vous aussi.

Elle avait prononcé à la japonaise, ce qui ajouté à son accent du nord donnait quelque chose comme « turumupista ». Trompettiste aurait hurlé de rire John, le seul Texan démocrate au monde .

Wata manqua s’étouffer. Cette dame Sachiko portait sur lui le regard clignotant de l’initiée, à qui on ne la fait pas. Elle baissa la tête vers lui, après avoir regardé aux alentours, et d’une voix basse, elle jeta :

– On a besoin de gens comme vous ici. Des gens qui expriment clairement leur opinion, même si cela dérange les petits antifas qui veulent la sécurité sociale et la retraite à soixante ans.

– Euh… vous avez beaucoup d’antifas à Obihiro ?

Elle se redressa, dépitée.

– Pas du tout, voyons, on est peut-être une grande ville, mais on n’est pas dépravé pour autant.

– Pardon, pardon, je voulais juste me renseigner…

– Oh oui, que je suis idiote, je comprends tout….

Que comprenait-elle ?

– Vous êtes ici pour vous renseigner. C’est ça ?

D’un certain côté, elle avait raison. Wata acquiesça.

– Bon, je vais tout vous dire, mais d’abord, buvez votre latte, pendant qu’il est bien chaud.

Wata se crispa en un risus sardonicus affolé.

    

 

[1]Pour les besoins de l’histoire, afin de ne pas porter préjudice à mon ami, j’ai changé les prénoms. Il s’appelle Jack, bien sûr.

 

 

Avis aux lecteurs

Un texte vous a plu, il a suscité chez vous de la joie, de l'empathie, de l'intérêt, de la curiosité et vous désirez le dire à l'auteur.e ?

Entamez un dialogue : écrivez-lui à notre adresse nouveaudecameron@albiana.fr, nous lui transmettrons votre message !

 

Nouveautés
Decameron 2020 - Le livre
Article ajouté à la liste de souhaits