Yves Rebouillat- Personne n’aime jouer dans un flipper - chapitre 4 - Rebonds

  

Quatrième et dernier chapitre du mini roman d’Yves Rebouillat,  Personne n’aime jouer dans un flipper. Les fils se dénouent… en Corse ! 

  

  

Chapitre IV - Rebonds

 

Il arrive aux hommes bien nés mais cabossés, choyés, fortunés, admirés et réputés, chamboulés par le sort mais tirés d’affaires périlleuses, « résilients », d’accorder au volontarisme, à la franche décision, le pouvoir absolu de transformer le monde. Ce en quoi, ils se surestiment et sous-estiment le monde.

Thomas avait abondamment entendu parler des mécanismes mentaux du deuil. Il s’était moqué de ceux qui modélisaient la douleur de la perte et prétendaient savoir comment et quand les gens ne pleurent plus leurs disparus et retrouvent la faculté de laisser venir les souvenirs, sans tomber dans l’affliction. Il en rabattit après qu’il eut compris que son passé le taquinait sévèrement encore. Que la fin de ses parents le hantait, que les disparitions d’Élisa et Lisa le suppliciaient. Modestement, il se disait qu’il lui fallait suivre des voies nouvelles, tenter des expériences dont les effets pourraient cheminer, afin que lentement, ses douleurs lancinantes refluent.

Pour (re)commencer, il se résolut à emprunter le passage où les vies de sa mère et de son père s’étaient fracassées et partit, fort de sa première expérience avec guide, pour une course en solitaire. Il devait affronter une sorte de reconstitution des événements, se rendre sur place et se représenter le drame au plus près des lieux où ses parents étaient parvenus. Il savait quel chemin ils avaient emprunté.

Le parcours était semé de difficultés qu’il jugea de normales à très sévères. Il éprouva de sérieux problèmes dans une voie réputée complexe, mais franchissable en solitaire. Des prises « d’ongles », des surplombs, de la roche lisse, jamais sur de trop longues portions, mais le tout suffisamment délicat pour en baver et se faire peur. Il ne paniqua pas, grimpa, la seule conduite à tenir. Il avait évalué les périls associés à l’entreprise et ne fut jamais surpris outre mesure par ce avec quoi il se colleta.

Il avait échafaudé des hypothèses susceptibles d’expliquer la chute de ses parents. Il en ignorait toutes les circonstances subjectives mais les possibilités objectives d’accident ne manquaient pas.

Il redescendit, rentra chez lui, apaisé, les yeux ouverts et pariant que dans ses cauchemars nocturnes, il serait moins importuné par des scènes de chute sans fin accompagnées de cris bouleversants. La liste de semblables drames est très longue, ses parents étaient morts dans un « banal » accident de montagne.

Lors d’une nouvelle audace, il forma le projet de quitter sa région et de partir « à l’aventure » en Italie. Pour se débarrasser de ce qui lui restait collé à la peau, à l’âme et aux tripes dans ce foutu pays alpin. Après, il verrait bien. Pourquoi pas la Corse ?

 

Partir

Thomas avait renoué avec Louise (la femme exquise mais craintive de la chambre bleue), la sœur d’un ami, un temps soupçonnée d’avoir manigancé contre lui. Il eut avec elle une belle histoire. Mais après son retour de montagne et avoir trouvé la paix avec un fragment de son passé, ses torts vis à vis d’Élisa et Lisa revinrent le secouer par vagues hautes et violentes qui l’empêchèrent de poursuivre avec Louise une histoire que les jumelles auraient désapprouvée parce qu’elles auraient été à nouveau supplantées. Le premier fardeau déposé, restait celui dont le poids était le plus lourd, qui parfois l’écrasait, celui de la culpabilité.

Il se dit que les amarres qui le retenaient dans les Alpes, les connexions d’avant, devaient être rompues afin que les fantômes d’Élisa et de Lisa eussent la bonne idée de rejoindre sa mère et son père dans les limbes. Un objectif : s’éloigner. Seul. Tisser d’autres liens en de nouveaux lieux, avec d’autres personnes. L’Italie le tentait. La Toscane en particulier. Et Rome, si son projet qui conserverait la souplesse qui sied aux pragmatiques, suivait son cours.

Il fit part de ses envies de ruptures et de Méditerranée à Luc et lui confia la direction de l’entreprise pendant son absence qui pouvait durer quelques mois.

« Tu es gonflé ! Je trimerai et toi tu vivras la Dolce Vita.

- J’ai besoin de couper avec plein de choses ici. Je reviendrai dans quelques temps. Je te donnerai des nouvelles. Je t’en prie, accepte.

- Et Louise, tu en fais quoi ?

- Je lui parlerai.

- Bon, j’imagine que tu as pris ta décision sur autre chose qu’un coup de tête.

- Oui, au bout d’un long cheminement.

- J’aurai carte blanche pour signer toutes sortes de papiers, de contrats, gérer à ma façon, embaucher provisoirement... ?

- Oui et, je t’en prie, ne m’appelle jamais pour ça... Tu seras le patron et payé comme tel. Tu prendras les décisions seul. Sur tous les sujets. Tout sera juridiquement en règle.

- Je me fous du salaire, je veux juste que les choses soient claires. »

 

Thomas fit son paquetage. Il prévoyait de dormir à la belle étoile, de séjourner dans des chambres d’hôtes, de vivre à l’hôtel.

Cette expédition ne serait ni son chemin de croix ni un retour à l’adolescence « héroïque », pas davantage une aventure physique et mentale de communion avec la terre, les astres et le néant. Elle devait favoriser l’introspection détendue et la prise de bonnes décisions.

Il partit donc pour Courmayeur qu’il atteignit au terme d’une longue marche.

Elle fut difficile, mais riche de silences, d’approfondissement de sa conscience, d’autocritiques, de rencontres avec la flore et la faune. De vues sur des couchers et des levers de soleil grandioses. Harassante aussi et peu jouissive sur le plan gastronomique. Il avait préparé son expédition ainsi que les professionnels organisent une épreuve sportive longue et solitaire. Trois semaines de montées, de descentes, d’escalades, d’alternances de températures, chaudes, douces et fraîches, de nuages et de ciel limpide, de vents forts menaçant d’arracher sa tente ou de bises modérées. Sans barbecue, ni plats gratinés ou mijotés

Puis Milan, un hôtel, du tourisme, Florence et Volterra.

Il fut surpris que le temps n’y fût pas plus radieux qu’en Savoie.

Sa résidence hôtelière se situait dans une rue tout en courbes, pavée à l’ancienne et s’incurvant dans sa partie centrale pour faciliter l’écoulement des eaux de pluie. Elle était bordée de maisons dont les jolies façades de pierres et de briques, construites trois à cinq siècles plus tôt, avaient été restaurées et entretenues avec art et amour.

L’appartement comprenait un petit salon-cuisine qui donnait sur la rue et une grande chambre ouverte sur une cour intérieure inondée de lumière.

La ville, perchée sur une imposante colline, dominait un vaste espace composé de coteaux moins élevés, couverts de terres ocres qui nourrissaient des cultures de tournesols et d’innombrables rangées de vignes lourdes de grappes de raisins, impeccablement parallèles, épousant, sans incident d’alignement, tous les mouvements du terrain dans une sorte de mer verte qui, à l’automne, prendrait des teintes plus subtiles avec de fastueux dégradés d’or, de brun et de rouge. Des cyprès adultes se dressaient, isolés, en désordre ou en file indienne, sur les dévers de gros mamelons en bas desquels les liserons blanchissaient les sols où poussaient de nombreux oliviers et dégageaient un parfum d’amande amère. Au loin, une petite cabane montée en pierres sèches, qu’on imaginait avoir servi de remise à de vieux outils que les temps modernes avaient voués à l’oubli, aux murs en partie éboulés, témoignait d’une activité agraire multiséculaire. D’autres collines, à la ronde, accueillaient chacune – faramineux privilège symétrique –, une grande et unique ferme entourée par les mêmes vigiles colonnaires, vert sombre, inventés pour cette terre et qui bordaient, de temps à autre, alignés dans une profusion rare et disciplinée, le large chemin calcaire qui montait à la propriété en découpant le large espace occupé par des cultures soigneusement ordonnées jusques au fond de petits vallons. On imaginait sans mal les nuages de poussière blanche que provoqueraient ceux qui l’emprunteraient par temps sec, à cheval, en vespa, en calèche, tracteur ou automobile.

Il regretta que le point le plus haut de la ville fût occupé par une austère et fière forteresse, une prison dont il apprit qu’elle accueillait de grands criminels que la justice italienne avait eu à juger.

Il se reposa, fit connaissance avec un groupe de personnes. Participa à des soirées « européennes » avec intellectuelle allemande, professeur.e.s italiens, cadres voyageurs, belges, danois et finlandais. Aima une femme, en évita une autre. La Toscane l’éblouissait, son appartement le ravissait, les rencontres faciles, classieuses et canailles le comblaient. Il y resta tout un trimestre et ne fut pas loin de penser que la région lui était un traitement efficace contre le spleen et les remords.

Il déambula, visita tout ce qui pouvait être visité dans un large rayon, développa sa culture œnologique et sa connaissance de l’art de la cuisine toscane. Apprécia le tout.

Il évita Rome où il avait envisagé de se rendre. Trop de distance à franchir, trop grande ville, trop de choses à voir puisqu’il ne connaissait pas la cité. Il gagna Pise puis Livourne où il embarqua pour Porto-Vecchio.

Les dix heures de traversée par mer calme furent propices à l’introspection, son activité mentale principale depuis longtemps. Par éclairs, il avait l’impression que des lambeaux de crasse se détachaient de son corps honteux, ressentait un nouvel oxygène circuler sous son crâne, sa colonne vertébrale se dépliait, l’agilité et la puissance de tous ses membres atteignaient un zénith d’autrefois.

Thomas avait, à l’adolescence admiré les corps de ses « fausses sœurs ». À la maison tout le monde se croisait forcément dans une inévitable intimité. Les jeunes entre eux, plus qu’avec les « parents ». Question d’horaires, de programme d’activités, de génération et de rôles. Chambres et couloirs, salles de bain... Ils avaient découvert leur nudité respective. Elle les avait, très tôt, fascinés. Puis les étés, alors que leur adolescence prenait fin, lors d’escapades le long de la rivière, ou vers les petits lacs de moyenne altitude, ils avaient éprouvé de la curiosité et du désir. Et de baignades sous les cascades et dans les bassins de moyenne profondeur, en baisers, de regards tendres en caresses, ils avaient succombé à la tentation du plaisir de la chair. Passées les premières et maladroites expériences, ils connurent les vertiges sans pareil dans lesquels la pratique de l’amour plonge les amants affranchis de toutes les pudeurs.

L’embarrassait le fait qu’Élisa et Lisa fussent vaguement ses sœurs. Thomas finira par concevoir de la culpabilité qui plus jamais ne le quitta. Il lui semblait qu’ils n’auraient pas dû. Mais ils recommencèrent jusqu’au départ des filles pour la fac qui, elles, n’avaient pas, ces scrupules. Tous les trois n’en dirent jamais rien à personne. Seule Carole savait. Lui, resté en Haute-Savoie, délivré des tentations quotidiennes, eut du temps pour réfléchir à leurs relations. Il ne pouvait pas aimer deux femmes et ne savait pas choisir. Qu’une relation à trois ne présentât aucun problème pour elles deux, ne l’aidait pas. Pressentant que cela pouvait mal finir, il mit fin aux relations charnelles.

Elles ne comprirent rien à cet étrange recul. Il n’avait pas voulu en discuter. Une esquive lâche et dangereuse. Il aurait dû faire preuve de franchise, de fermeté de caractère. S’abstenant d’expliquer son retrait, il les perturbait. La culpabilité l’écrasait.

 

Plus au sud

Aussitôt débarqué, il loua une automobile, prit la route pour Propriano où, sur les hauteurs de la petite ville, il avait réservé une maison. Fit des courses, stocka des produits courants, prévoyant les jours suivants de donner libre cours, dans les petites boutiques, à sa gourmandise, à son inspiration et à ses élans : poissons, viandes, charcuteries, plats traiteur, primeurs, pains, gâteaux, fromages..., il goûterait à tout. Acheta quelques cartons de bonnes bouteilles chez les viticulteurs des environs. Il n’avait pas l’intention de boire seul et n’envisageait pas davantage de rééditer une certaine fête. Il voulait avoir tout sous la main pour toutes sortes d’opportunités, comme à la maison.

Il occupa quelques heures des premiers jours à nager en mer, loin en direction du large, à en revenir et à se détendre. Entreprit seul sa première grande randonnée du séjour qui l’emmena sur le plateau du Cuscionu où il bivouaqua, dans le silence et la fraîcheur d’une soirée et de la nuit.

Il entama une fréquentation régulière du célèbre et populaire restaurant-rôtisserie d’Olmeto. Participa aux petites fêtes locales. Fit la connaissance d’une « boulangère » prénommée Kenza, d’origine arabo-berbéro-corse, alors que faisant tous deux des achats à Sartène, il se trouvèrent immobilisés, côte à côte, dans une rue lors d’un attroupement. Ils discutèrent poliment, puis allèrent boire un verre après avoir rebroussé chemin jusqu’à la place Porta. Elle lui raconta des bouts de sa vie.

Elle était titulaire d’un Master en gestion obtenu à Paris-Dauphine et n’ayant ni voulu s’expatrier sur aucun continent ni trouvé d’emploi sur l’île correspondant à sa formation, se contentait d’un Smic à mi-temps parmi les baguettes, les pains de campagnes et « de tradition », les choux avec et sans crème, les tartelettes et les tropéziennes... Elle avait expérimenté Paris cinq années durant, ce qui lui suffisait. Il fit d’elle un portrait écrit qu’il lui offrit trois jours plus tard, de retour à la boulangerie. Son petit papier discursif et élégant plut à la belle, qui l’interpréta comme un billet doux, ce qui la rendit songeuse.

L’automobile que Thomas avait louée était confortable et rapide. Il savait que sur les routes corses, il faut un moteur nerveux et puissant pour se sortir des quelques pièges habituels de la circulation. Il faut surtout céder à celles et à ceux qui, pour rien au monde ne veulent rester derrière et auxquels, par politesse, en leur faisant croire, une fois sur cinq, qu’ils ont gagné de haute lutte un duel difficile.

Il parcourut, en trois semaines, toute la côte sud, de Solenzara à Porto. Erra intelligemment à l’intérieur de l’île, dans tout l’extrême sud, le pays ajaccien, l’Alta Rocca, le Sartenais-Valinco-Taravo. Acquit une bonne connaissance du département.

À force de fréquenter les offices du tourisme, les musées, les bars, les restaurants, les concerts de rues et de plages en soirée, les discothèques – il en avait encore l’âge – et les groupes de marcheurs, de rock (ceux des concerts de rues), de polyphonies, il avait fini par s’attacher à quelques personnes qui lui rendaient la pareille.

            Il embarqua pour de petites croisières côtières avec de jeunes et très expérimentés marins qui avaient repris l’affaire familiale après avoir fréquenté des lycées maritimes, parfait leurs apprentissages sur des yachts luxueux et dans de grands ports, connaissant les fonds marins du golf de Valinco que leur père et beau-père les avait obligés à repérer en plongée, mieux que les fonds de leurs poches. Ils lui firent découvrir le phare de Senetosa et la petite plage en contrebas où, ils avaient tous – touristes et équipage – déjeuné de poissons grillés arrosés de vin blanc à l’arrière du bateau, proue échouée sur le sable blond. Il prit langue avec des musiciens qui avaient joué des morceaux plutôt bien arrangés. Dressa de petits portraits bienveillants de tous, écrit quatre chansons de blues, leur donna puis passa son chemin.

On pouvait être acteur de la restauration du patrimoine bâti haut-savoyard, et devenir sans crier gare, auteur à ses heures. Son activité dilettante et appréciée de portraitiste à l’emporte-pièce pour faire plaisir lui donna l’envie d’écrire plus souvent. Il en avait le temps comme jamais auparavant. Aussi, il forma le projet de rédiger des nouvelles avec, au moins un suicide romantique dans chaque texte et de créer un héros récurrent plus ou moins positif, piètre personnage peiné et plein de résipiscence, ensorcelé par la Corse, gentil et tenté par les femmes qui y vivaient. Tels étaient ses pensées et projets tristes et insolites du moment. Tout pouvait bouger encore.

Il osa le GR 20. Étudia le profil du parcours Sud-nord. Repéra des échappatoires. Prit des conseils, ne les suivit pas tous, s’entraîna, s’équipa, consulta les prévisions météorologiques et se lança. Il prit son élan depuis Conca, atteignit Petra Piana en neuf jours, fut victime de sérieux coups de mou avec vertiges, en eut assez, fit demi-tour et s’arrêta à Vizzavona d’où il prit le petit train pour Ajaccio, fatigué, le corps douloureux et revint plutôt content de lui. Il parcourrait la seconde étape plus tard (ce qu’il fit vraiment).

 

Thomas avait découvert le petit golf de Campomoro très jeune, avec ses parents, s’y rendait maintenant souvent pour sa plage, sa tour génoise, les chemins le long de la côte, les terrasses des débits de boissons et des restaurants, la belle maison des beaux amis de ses parents qui éprouvaient toujours le rare et grand bonheur de l’accueillir chez eux.

Un jour, il rencontra dans ces parages, un homme qui flânait dans le maquis avec son amie belge et fut tenté d’expliquer la flore de son « pays » au touriste qui l’interrogeait à propos du nom d’une plante. Ce que Thomas accepta avec enthousiasme et profit.

Ils se revirent à la terrasse d’un café ou bavard impénitent, l’homme qui se prénommait, Laurent – aux « quatre grands-parents corses ! »,  revendiqua-t-il –, passa en revue sa vie avec femmes, enfants, petits-enfants, galères et chiens écrasés. La conversation fit des tours et des détours, porta sur les façons de conduire des Corses, l’immigration et le racisme, la délinquance routière... Thomas apprit que son interlocuteur tenait en tant que « correspondant de presse » la rubrique « locale » pour les gazettes du coin et qu’il avait, en deux décennies, écrit bon nombre d’articles relatifs à des « faits-divers ». Il se souvenait bien d’un accident survenu du côté de Roccapina, à ses débuts dans la fonction de correspondant : une sortie de virage tragique. Deux morts, un couple, parti s’écraser sur des rochers, en contrebas d’une route dangereuse et des témoins qui avaient récité les circonstances de l’événement.

Thomas, soudain sorti de sa torpeur, aurait bien voulu poser maintes questions, mais ne connaissant pas l’homme ni ses possibles réactions, s’abstint de risquer de passer pour un pipelet ou un « flic » ; ses sollicitations pouvant aussi être perçues comme déplacées, intrusives, et puis l’homme infatué de lui-même, enfermé dans sa bulle, était assez peu à l’écoute. Mais une idée germa qu’il entretint et qui finit par l’obnubiler au point qu’il consacra du temps à des recherches approfondies.

 

Il revit la jolie « boulangère », Kenza, l’invita chez lui pour un apéritif. Elle lui ouvrit son âme.

L’avenir de la Corse lui donnait des soucis, elle redoutait la perte d’un pays imaginaire qui aurait gardé ce que les anciens décrivent : des côtes sauvages préservées de la lèpre bétonnière, des villes bâties comme une association harmonieuse de quartiers-villages, une faune et une flore locales respectées, vénérées, la bonne entente et les solidarités entre voisins, l’amour parental et filial indestructible, les facilités familiales dans des entités robustes pour affronter les aléas de la vie, une langue originelle de reconnaissance et de différenciation, la passion pour un « Bel Canto » d’ici, un artisanat qui savait tout fabriquer. Elle rêvait d’une île sans les toiles d’araignées financières, ni les spéculations immobilières qui interdisent l’accès aux logements de qualité et bien situés, aux jeunes gens et aux familles peu fortunées, l’inflation des prix l’été. Et qui serait débarrassée de la pègre et des comportements funestes qu’elle pointait : les cycles offense-vengeance, contrevenir « naturellement » à la loi, estimer qu’il y a toujours une marge, un espace de rébellion possibles, que l’illégalité est une vertu à l’égal du courage et de la lutte pour la dignité. Fruit heureux d’un métissage qui parlait au nom de ses trois composantes, elle déplorait l’exclusion des gens en raison de leur origines. La tristesse sourdait comme si l’âme du pays était en train de se dissoudre. Le Maroc de ses aïeuls grand-paternels lui était un pays inconnu qui ne la fascinait pas plus que tous les autres pays de la ceinture méditerranéenne. Elle était Corse de tout son être et semblait gagnée par une sorte de désenchantement, d’impuissance à surmonter les impondérables douloureux nés d’une économie et de politiques, shakers infernaux et géants enfermant les peuples du monde, les entrechoquant, les blessant et dont on ne s’échappait qu’au prix de luttes et d’efforts titanesques trop souvent solitaires.

Thomas dîna deux fois avec elle, lui ouvrit son lit après la deuxième, ils se donnèrent de la tendresse et du plaisir.

Ils passèrent du temps à Quenza, de retour d’une randonnée improvisée, augmentée d’une lente visite de l’exposition permanente et à ciel ouvert de sculptures présentées lors de biennales qu’organisait ce village d’artistes. De petits établissements de restauration abrités dans de petits immeubles de granit gris, typiques de l’Alta-Rocca et même de toute l’île, proposaient encore à une heure tardive, des solutions sans restrictions alimentaires apparentes. À la sortie du village, en direction de Zonza, un hôtel-restaurant propret proposait, dans un bel endroit – parc avec pelouse anglaise et parasols italiens –, une carte alléchante. Il n’en fallut pas plus pour les décider. Ils déjeunèrent d’une assiette de charcuterie traditionnelle et de courgettes à la Sartenaise.

Le retour sur Propriano fut une douceur qui s’ajoutait aux chatteries de la journée. Ils étaient amoureux. Le délicieux vin blanc de Saparale n’y était pas pour rien. Les ballades de John Coltrane qui les accompagnaient non plus. Ils arrivèrent à la maison et s’y enfermèrent vingt-quatre heures durant.

 Une nouvelle sortie à Serra-di-Ferro, dès le lendemain soir, renforça leur envie de rester ensemble. Le cadre était idyllique, le service, joyeux, poli, prévenant, parfait, le porc farci au jambon de pays et son accompagnement de petits légumes locaux de saison, accommodés d’une sauce à peine relevée, presque acidulée, savoureux, régalaient les papilles. Les quatre musiciens, tous chanteurs et guitaristes, décontractés mais appliqués, pratiquaient l’humour et la joie d’être ensemble, et bien qu’adeptes d’une boisson brune, gazeuse, américaine, augmentée d’une dose d’euphorisant, exprimèrent, sans interruption ni fausses notes, deux heures durant, la singularité de l’âme corse. Au faîte du ravissement, Kenza et Thomas, dans un moment de la nuit étincelante sous les étoiles et le très vieil olivier qui a tant vu et tant entendu sans jamais se départir de bienveillance, de sagesse et de sérénité, se promirent monts et merveilles. Le beau village de pierres et de fleurs, dominant tranquillement, depuis les premières élévations montagneuses, le golfe de Valinco, incitait au bonheur. Les vents aussi, qui se mêlant de la partie, faisaient doucettement ployer les branches des lauriers chargées de lourdes grappes fleuries, roses, rouges et blanches et apportaient la fraîcheur que réclamaient vivement leurs corps saturés du soleil de l’après-midi.

 

Thomas partit un bon matin pour Ajaccio. Désireux, déclara-t-il à l’hôtesse d’accueil du siège du quotidien Corse-Matin, de poursuivre des recherches généalogiques et de trouver des informations relatives à un accident de la circulation survenu une vingtaine d’années plus tôt, peu après Roccapina, en direction de Bonifacio. La consultation d’archives lui livrerait peut-être ce qu’il cherchait.

Il trouva une série d’articles publiés pendant les deux années de suivi du déroulement de l’enquête. L’événement avait eu un grand retentissement en ce temps-là.

Il enregistra mentalement les initiales du signataire des sept papiers sur le sujet – LM, un correspondant local, pas un journaliste –, l’administration ne s’autorisant pas à révéler les données personnelles relatives à ses collaborateurs, l’hôtesse lui conseilla d’entrer en contact avec la mairie de Sartène qui pourrait, peut-être, les mettre tous les deux en relation. Il ne faisait guère de doutes que l’homme, « L » comme « Laurent », était celui de Campomoro.

La gendarmerie de Sartène avait été chargée de l’enquête. Il commença par elle, s’y rendit et eut la chance d’y rencontrer l’enquêteur en fin de carrière qui avait participé à titre principal, aux investigations initiales. Le hasard, de temps en temps, arrange bien les choses (mieux, parfois, que l’auteur, son roman). Originaire de Thonon-les-Bains, le militaire qui s’apprêtait à rejoindre sa Haute-Savoie natale était disposé à une conversation amicale, à l’évocation du « pays » et aux confidences.

Il exposa ce que trois témoins auraient vu, trois témoignages identiques – avec un homme qui semblait avoir un ascendant sur les deux autres, Luigi Battistini, un nom d’origine italienne peu répandu sur l’Île, dit-il. Se pouvait-il que ce patronyme eût essaimé plus largement qu’en Haute-Savoie, se demanda Thomas ou fallait-il faire le rapprochement avec ses parents d’accueil ? Il s’attendait à un dénouement de ce genre.

 

Dans le village savoyard, personne ne s’était fait connaître comme détenant des informations fiables quant aux raisons pour lesquelles les vrais parents des jumelles se trouvaient en Corse sans elles. Des rumeurs circulaient dans le voisinage de la ferme mais rien qui fût pris au sérieux. On connaît bien la faculté des gens à inventer, par peur du vide et pour jouer au malin, cent histoires paraissant très probables aux peu exigeants et crédibles aux crédules.

Les potins qui minaient la réputation des vrais parents des jumelles étaient parvenus jusqu’à Thomas. Forcément, ses « sœurs » les connaissaient aussi. La plus farfelue des fariboles voulait que le couple Mugnier – tel était son nom – fût en cheville avec le grand banditisme italo-corse et qu’il aurait été victime d’un règlement de compte. Les délires sur ce thème étaient légion. Le plus courant des bavardages présentait les Mugnier comme deux « hippies » – le mot ne rimait pas dans les récits acrimonieux avec « paix », « amour », « révolte de la jeunesse contre les guerres, pour les émancipations... », mais avait à voir avec « dépravation » et « fainéantise » –, éprouvant indéniablement de l’amour pour leurs enfants, mais aussi, capables de les abandonner, livrées très jeunes à elles-mêmes, en application de références pédago-idéologiques venues des années 60 – « l’apprentissage de la liberté dans la liberté », la « culture non autoritaire »... tandis que le « jouir sans entraves et vivre sans temps mort », aurait continué d’inspirer leur conduite.

Le rapport sur les circonstances de l’accident mentionnait : « Une camionnette blanche, au sortir manqué d’un virage aurait surgit devant un véhicule circulant normalement en direction de Bonifacio et lui aurait coupé la route. Le conducteur dudit véhicule, pour éviter la collision, aurait braqué à droite en direction de l’à pic. L’automobile sortit de la route et dévala en tonneaux multiples la montagne et finit par s’écraser, en flammes, plusieurs dizaines de mètres plus bas. Entre-temps, la camionnette blanche aurait rejoint sa voie de circulation normale et aurait continué sa route sans s’arrêter. Nous avons dénombré deux morts : le couple M et Me Mugnier domiciliés sur le continent, en Haute-Savoie à Bonneville. Les témoins n’auraient pas pensé à relever le numéro d’immatriculation du véhicule en cause... ».

Les témoins circulaient dans le même sens que la voiture blanche dans deux autos différentes et habitaient un hameau situé entre la ville sous-préfecture et Roccapina.

Thomas connaissait le nom de famille des jumelles : « Bingo, le même que celui des victimes ! »

Tant de coïncidences était impossible. Il y avait forcement un lien entre les Battistini de Bonneville et Luigi de Roccapina et entre les Battistini et les Mugnier. Les premiers seraient-ils responsables de la mort des parents des fillettes ?

L’enquête fut rouverte. Et menée rapidement grâce aux informations fournies, la mort dans l’âme, par Thomas.

En réalité, la camionnette blanche était une bétaillère grise appartenant à des gens de la micro-région, les Battistini, éleveurs et agriculteurs aisés, qui avaient été couverts par des faux témoignages de membres du clan (un cousin, Luigi et deux hommes roulant dans les deux autos suiveuses) concernant non pas le déroulement des faits – il n’y avait rien qui fût utile de cacher – mais l’identification de l’auto en fuite.

 

Conscients d’être à l’origine de la mort d’une femme et d’un homme dont ils apprirent quelles avaient été les conséquences, le couple imprudent s’affligea. Mais bien résolus à échapper à la justice, les deux fuyards soignèrent leur cavale. Très rapidement, le sentiment tenace de la culpabilité les rongea, ils prirent les fillettes en pitié et voulurent « se racheter ». Ils allaient tenter de s’y employer.

Ils apprirent  facilement en quel lieu elles vivaient avec leurs parents. Après une errance de quelques semaines, le temps que la famille restée au pays livrât toutes les informations résultant d’une enquête qui piétinait, ils s’installèrent à proximité de l’ancien domicile des Mugnier, dans une ferme à deux pas de Bonneville, sur le territoire de la commune, redevinrent éleveurs-agriculteurs, les métiers qu’ils pratiquaient en Corse. Mobilisèrent leurs réseaux diasporiques, manigancèrent un chouia.  Constituèrent un dossier solide d’offre d’assistance à de jeunes personnes, suivirent les formations obligatoires, reçurent l’agrément du Conseil général indispensable à l’accueil d’enfants et obtinrent du Service de Placement Familial qu’il se penchât favorablement sur leur demande. Ils dissimulèrent, pour éviter les recoupements fâcheux, qu’ils avaient déjà suivi ce parcours et eurent de la chance. Près d’une année plus tard, sans enfants à l’arrivée des jumelles, les Battistini purent alors – profitant du fait que les candidats à l’accompagnement de deux gamines âgées de 5 ans déjà, n’étaient pas nombreux –, accueillir Élisa et Lisa qu’il fallut « exfiltrer » d’urgence d’une famille devenue dangereuse.

Leur « biographie » mise à jour mentionne qu’ils perdirent, bien avant l’accident de Roccapina, lorsqu’il eut vingt ans, un fils adoptif originaire de l’Hérault, chômeur que n’obsédaient pas les études ni le travail, mais fasciné par la vie des stars du rock et qui imitait assez mal, en portant haut sa guitare, Johnny Cash qu’il vénérait parce qu’il était habillé en noir et avait donné un concert dans une prison. Le jeune homme se faisait appeler "JoC" (comme "Johnny Cash", un acronyme qui n’avait rien, mais alors rien, à voir avec "Jeunesse Ouvrière Chrétienne" en dépit de la lourde croix qu’il portait autour du cou et pas seulement quand il chantait "Personnal Jésus", justement repris par Cash). Chanteur fainéant, menteur, voleur, tricheur à la voix d’or, il n’abusait personne jamais très longtemps. Névrosé, camé aux médocs, à l’alcool et aux fumées de la beuh. Chanteur à minuscules succès de concerts de plage et de bistrots en Corse du Sud qu’il finissait ivre, où les trois musiciens qui se produisaient à ses côtés et qu’il méprisait, avaient gagné l’estime d’un public de jeunes, de vétérans et de gros buveurs.

Les Battistini aspiraient à redevenir « parents » et cette fois-ci, à réussir.

 

Les gendarmes de Bonneville dépêchés à leur domicile, sur commission rogatoire d’un juge d’Ajaccio, ne les trouvèrent pas. Des voisins plus ou moins éloignés de leur maison déclarèrent les avoir aperçus, chacun équipé d’un sac à dos, partir à pied en direction de la montagne et qu’ils leur avaient rappelé des scènes semblables quand les parents des petites étaient encore vivants et qu’ils fichaient le camp, pendant deux ou trois jours dans le paradis alpestre et cet autre, plus artificiel, qui expliquait pourquoi ils partaient, laissant les fillettes se débrouiller.

À l’occasion de l’enquête de voisinage, de nombreuse personnes furent entendues et se consolida l’hypothèse selon laquelle, les parents des jumelles étaient partis en Corse pour des vacances qui devaient durer une semaine, libérés de la charge des fillettes. Un couple âgé se rappelait qu’à la demande des Mugnier, ils avaient dû surveiller, « sans intrusion » que tout se passait bien. Ils avaient vérifié, avec intrusion, qu’elles mangeaient et faisaient leur toilette. Ils les avaient même invitées à la maison deux ou trois fois. En ces temps-là, moins qu’aujourd’hui on dénonçait les mauvais traitements infligés aux enfants et les abandons manifestes.

On ne revit jamais plus les Battistini dans la région. Les polices françaises et italiennes mobilisées ne retrouvèrent jamais leurs traces. Tout le monde subodoraient que leurs âges n’étaient pas à l’avantage d’une équipée réussie jusqu’au bout du monde.

 

Fin de parties

Thomas donna des nouvelles à Luc presque un an après son départ. Luc qui avait dans l’intervalle développé l’entreprise dont la valeur avait singulièrement grimpé, attendait son ami. Louise avait intelligemment et douloureusement cessé de l’espérer. Elle était passée à autre chose, en l’occurrence à un homme bien.

            N’ayant pas le moins du monde l’envie de revenir en Savoie où il y avait tant d’occasions de raviver des douloureux souvenirs qui l’eussent fait rechuter, il préféra lui tourner le dos. Mit en vente sa maison et son entreprise, convainquit Luc de larguer les amarres aussi, et de partir à l’aventure en Méditerranée. De le rejoindre en tant qu’associé.

 

Arrivé à l’entrée surplombante du domaine oléicole que Thomas lui proposa d’acquérir avec lui dans le quadrilatère d’or « Sainte Lucie - Aullène - Zonza – Carbini », Luc manifesta son enthousiasme d’une expression singulière : « Nom d’un sarcophage ! », allusion incompréhensible pour ceux qui ne le connaissaient pas, à la découverte d’un sarcophage en marbre avec scènes champêtres sculptées sur trois côtés, par lui déterré en Occitanie, quand, apprenti tailleur de pierre, il effectuait ses premiers grands travaux de compagnon du Tour de France sur un chantier mixte de fouilles archéologiques et de restauration. Et bien que professant un athéisme de conviction (entendait-on souvent), il se gardait d’invoquer le nom d’un dieu en vain, non précisément parce qu’il n’en concevait pas l’existence, mais par respect pour les croyants.

Ils s’arrangèrent de l’état d’inégale fortune dans lequel chacun se trouvait.

 

Carole méritait mieux que son voyou de Chuck – qui avait collectionné les épreuves, le pauvre –, elle accompagna Luc – comme elle le faisait depuis depuis le départ de Thomas pour l’Italie. Elle avait trouvé du réconfort et l’amour dans sa tanière et ses bras. Ils n’avaient que sept ans de différence d’âge.

Thomas et Carole devinrent très bon amis. Carole et Kenza aussi. Kenza et Luc également.

Ils s’installèrent à Olmiccia, y achetèrent des terrains qu’ils défrichèrent, plantèrent de jeunes oliviers, pour compléter l’oliveraie du domaine composée de très vieux arbres, embauchèrent.

Thomas pensait souvent à ses sœurs. Il s’en voulait terriblement de ne pas leur avoir ouvert les yeux quant à l’issue quasi certaine de leurs relations et d’avoir finalement, égoïstement, tiré avantage de leurs sentiments pour sa personne. Sa contribution à la manifestation de la vérité sur leur histoire et un pan de la sienne ne contrebalançait rien. Ce fut même une souffrance supplémentaire de penser qu’ils avaient, tous les trois, vécu très longtemps avec de « très gentils grands salauds ».

 

Ils ne mirent pas longtemps à endosser les habits neufs d’oléiculteurs et à se faire accepter dans la micro-région comme des continuateurs sympathiques et courageux de la tradition oléicole corse.

Ils développèrent tous les quatre, des huiles délicieuses et fruitées ainsi que d’autres préparations des fruits de l’olivier qui firent un tabac jusqu’à l’exportation, surfant, il faut l’admettre, sur la renommée de celui à qui ils avaient racheté l’affaire, une sorte de "pape" de l’huile d’olive dans le sud de l’île.

 

Thomas et Kenza se marièrent civilement dans un commun éclat de rire qui dura longtemps. Et tous les deux eurent assez d’enfants avec une fille et un garçon, Jennah et Ghjuliu, des jumeaux. Carole et Luc, très influencés par ce rire de délire firent pire : ils s’épousèrent aussi mais, hostie sur la pièce-montée, à l’église ! Luc prétendit qu’il voulait absolument voir, au moins une fois, Carole dans une grande et somptueuse robe blanche et que cela ne pouvait se produire, ni subrepticement dans la rue, ni incognito dans leur salle de séjour ou le jardin, que seule une église corse pouvait offrir un écrin à la hauteur de la rareté d’un phénomène proprement surnaturel... (là, il se laissait emporter par les mots, sa logorrhée n’était pas très catholique).

 

Thomas avait appris à ses dépens que les morts se moquent bien de ce que leurs descendants (ou tout autre personne contemporaine à ceux-ci) fichent, pensent et retiennent de leur vie après leur extinction. À cet égard (et à de nombreux autres), la fidélité des survivants à leur mémoire n’est pas pour les défunts un sujet de préoccupation, n’en ayant plus aucun. Les dits survivants sont libres de fixer leur racines où bon leur semble avec les précautions élémentaires de bon voisinage. Parce que, souvent, partir, c’est (re)devenir soi, plus libre que jamais, emportant dans sa mémoire seulement ce qu’il y a lieu d’y chérir, d’y honorer et qui n’est plus incarné.

Jusque-là, Thomas avait vécu en Haute-Savoie et ne faisait pas des « racines familiales », de « l’identité » des personnes, y compris de la sienne, une pierre angulaire de sa vision du monde. Il comprenait que l’on pût aimer un village, une ville, une micro-région, un pays, des ensembles plus vastes... mais considérait tout « sectarisme » (de quoi que ce soit : nation, religion, village, quartier, club sportif, entreprise commerciale, couleur de peau...) comme un dysfonctionnement mental délirant (hélas, souvent collectif).

Devant des Savoyards qu’il connaissait bien, il s’était fâché en entendant qu’ils qualifiaient de pièce rapportée, l’épouse d’un villageois, au motif que celle-ci avait vécu avant le mariage, dans un bourg éloigné d’une douzaine de kilomètres du lieu où la discussion avait lieu. Ajouté à des propos ouvertement racistes sur les Arabes, les Noirs et les « gens de l’Est » qui venaient vivre « chez nous » en y apportant, trouble, pillage et violence, il leur avaient asséné que les immigrés intégrés dans la communauté nationale (l’immense majorité), étaient tous « plus » du village et du pays qu’eux-mêmes parce qu’ils avaient choisi d’y poser leurs valises, tandis qu’eux, les locaux (depuis combien d’années, de générations, de siècles ? Plus on remonte dans le temps plus les chances de trouver un aïeul immigré augmentent et plus nos lignées sont métissées) s’auto-satisfaisaient d’y avoir seulement été mis au monde (et encore, où était la maternité de leur naissance ?) et de n’avoir pas bougé leur cul de l’endroit où ils avaient, justement, usé leurs fonds de culottes.

Aux villageois hostiles aux « autres », il leur disait que si leur « pays » n’était pas si beau, les gens ne viendraient probablement pas s’y installer et que c’est l’honneur d’un peuple de le faire connaître et de le partager. S’il le fallait, il ajoutait : « Nous sommes d’où nous avons choisi d’être, respectueux de la contrée, des femmes et des hommes qui nous y ont précédés, de ce qu’ils y ont laissé et de ceux que nous côtoyons tous les jours ».

 

Kenza, Carole, Luc et Thomas devisaient tranquillement, mi-graves, mi-amusés, un verre de temps en temps à la main, devant la dernière acquisition de Luc : un très beau et lumineux billard électronique au thème « Psychedelic Rock 60/70’s », trônant dorénavant dans sa salle de séjour.

« Nos vies ont vécu un brin ce que vivent les billes de flipper, non ?

- Cognés, catapultés, passés à la trappe...

- Prenant de la vitesse, zigzagant, échouant mollement près du but.

- Passifs au lance-bille, aux batteurs, peinant dans les rampes...

- Loupant les spinners, ratant les cibles...

- Arrêtés par les... stoppers.

- Abrutis par les bruits de tiroirs-caisses.

- La mauvaise musique.

- Aveuglés par les spots.

- Les flashes et les clignotants.

- Oui, mais on était en acier !

- On soufflait quand la machine faisait « tilt ».

- On a pris notre vie en mains.

- Finis les rebonds incontrôlés.

- Jouer au flipper, du dehors, au-dessus, c’est mieux que dedans.

- Trêve d’analogie : quand nous appuyons sur les boutons ce sont ceux d’un jouet.

- Nous ne jouons pas avec la vie des autres.

- Je NE jouerai plus avec..., ajouta Thomas, un instant au bord des larmes.

- Allez, champagne ! Levons nos verres à la mémoire des jumelles et à la santé des jumeaux !

- Mais... qui a mis ça dans ma coupe ?

- Quoi, « ça » ?

- De l’huile d’olive !

Et le chœur des amis s’esclaffa.

 

FIN

Pour lire les premiers chapitres :

Chapitre I - Tendances à l’oubli

Chapitre II - Résilience

Chapitre III - Défiance

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