Ton histoire - Angela Nicolaï

Angela Nicolaï raconte combien il est difficile pour une petite fille de devenir femme. Comprendre, accepter ou non, devenir… rien n’est  simple. Parfois douloureux…

  

   

Ton histoire

 

Ton histoire n’est pas celle qu’on t’a racontée…

Depuis ta naissance, chacun s’est évertué autour de toi à te polir, à te façonner selon le modèle féminin, l’éternel féminin.

Et avant même que tu puisses t’exprimer, avant même que tu puisses marcher, ils imaginaient déjà les limites à l’intérieur desquelles il te faudrait évoluer.

« Une fille ne s’assied pas comme ça » ; « Une fille ne dit pas de gros mots » ; « La colère est mauvaise conseillère ».

Il faut souffrir pour être belle.

Tu comprendras vite l’ampleur de l’injustice et l’impudence de l’escroquerie.

Les brûlures du refus, les gifles du mépris, à chacune de tes propositions, à chacun de tes désirs qui tentaient de germer.

Et tu comprendras tôt, bien avant les mots, que leur ambition ne te distingue pas, toi, être unique et irremplaçable, qu’elle se calque simplement sur le modèle établi : être une fille.

Ta mère pensait certainement qu’il lui serait plus facile d’élever des filles que des garçons. Les garçons sont si intrépides, bagarreurs, on a toujours peur qu’ils se fassent mal.

Comment pouvait-elle ignorer à ce point sa propre nature féminine ?

Avant même que tu n’aies compris qu’il s’agirait d’une lutte à mort, tu étais jetée dans l’arène des bras maternels.

Savoir à quel point ces longues années d’apprentissage aveugle t’ont défigurée, mesurer jusqu’où a pénétré dans ton âme ce conditionnement brutal et sans appel.

Devenue femme, tu pourras seulement dénombrer les cicatrices et les lacunes, tant la béance est toujours symbole féminin.

Il t’aura fallu traverser les longues années d’errance de l’enfance et de l’adolescence. Sans repères, dans le folklore ânonné des croyances maternelles.

Elle t’a appris à nettoyer, ranger, laver, coudre, repasser, faire la cuisine, être docile. À coups de martinet, s’il le fallait ! Et le goût du sang que ces lanières de cuir ont imprimé sur ta peau te poursuivra longtemps.

La maison était son domaine, elle ne travaillait pas et se dévouait à être une bonne épouse et une bonne mère. Son destin tendu entre ces quatre murs, axée à la réalisation de sa vie, elle faisait de son mieux pour nous élever et ne manquait jamais une occasion de nous rappeler son sacrifice.

Ce don d’elle-même, voulu comme le plus parfait épanouissement de son être, dans la pure tradition biblique du dévouement absolu de l’Alma Mater, ne la rendait pas heureuse.

C’est pourtant à cette abnégation héroïque que tu aurais dû parvenir pour lui plaire.

Rien de plus beau que la Vierge Marie !

En tant que fille aînée, tu devais t’occuper de tes sœurs, apprendre à écouter, voire à devancer leur désir, toujours être attentive aux autres, aux plus jeunes, mais aussi aux plus forts, pour pouvoir les servir et leur plaire.

C’est la première chose qu’on apprend aux filles, peut-être est-ce même une ancienne stratégie de survie : se taire et observer qui a besoin de quoi. Puis se trouver là au bon moment.

Lors des repas de famille, tu t’exerçais. Les hommes buvaient et plaisantaient, ils étaient décontractés, heureux d’être réunis, les femmes, vigilantes et zélées, les servaient et celles qui restaient assises parce qu’elles étaient invitées, avaient pris soin d’être charmantes et de le rester.

Dans un coin, tu observais, les mains des femmes qui déposaient les plats, préparés depuis le matin, le vin, le pain, les serviettes fraîches, les bouches des hommes qui buvaient, riaient et mangeaient, les lèvres luisantes et le rire gras quand ils parlaient à voix basse, et les femmes étaient heureuses si les hommes étaient détendus.

 

***

 

Avant huit ans, tu avais compris l’étroitesse de l’espace qui t’étais destiné puisque tu étais née fille.

Tu aurais préféré être un garçon.

Jusqu’à la puberté, c’est ce que tu as été : un garçon manqué. D’ailleurs, c’était presque devenu ton surnom dans la famille. Dès que tu pouvais, tu sortais de la maison où régnait la tyrannie maternelle et tu rejoignais les copains. Tu as appris à courir, à te battre, à grimper aux arbres et à escalader les rochers, tu as même appris à tirer à la carabine, d’abord sur des bouteilles en verre et des boîtes de conserve rouillées, dans un champ, avec le père d’un copain, tu visais bien, tu avais l’œil, alors ils t’ont amenée à la chasse avec eux un matin.

Bien sûr, tu as menti à ta mère, tu as préparé en douce un casse-croûte et des vêtements chauds, et à cinq heures tapantes, tu les attendais sur la place de l’église, exaltée dans ta parka kaki.

Ta mère est arrivée avant eux, elle t’a ramenée à la maison par les cheveux, enragée d’avoir à se montrer en peignoir dans les rues du village, à cinq heures du matin, à cause de toi, fille ingrate, et elle répétait ça en te traînant par les cheveux. Plus de sorties, fini les copains !

Elle a commencé à te parler de choses que tu ne comprenais pas, que ça finirait mal, qu’un jour ils abuseraient de toi, elle cherchait à te faire peur, sa voix se faisait vibrante en te conseillant de te méfier des hommes, elle parlait d’expérience, tous des bâtards.

 

C’est ce jour-là, dans la cuisine à l’aube, qu’elle t’a expliqué ce que c’est une femme.

Tous les mois, tu vas saigner.

Tous les mois, ton sexe va saigner comme une blessure.

 Tu vas avoir mal au ventre, aux reins et même à la tête et au cœur. Ça dure quelques jours. Il faut endurer ça pour être une femme. Être patiente. Quelques jours et ça passe. Il faut se protéger et être bien propre, tu mettras des serviettes hygiéniques dans ta culotte, devant tes yeux roulant d’étonnement, elle a été chercher des protections périodiques, une culotte et t’a fait une démonstration.

Quand un matin, tu t’es réveillée suante et ballonnée, du sang dans ton pyjama d’enfant, tu lui as montré et en riant, fièrement, elle t’a giflée, ma fille est devenue une femme ! Elle t’a embrassée en te serrant dans ses bras, elle pleurait d’émotion, tu entrais dans la communauté des femmes, dans la complicité des destins féminins soumis à cette antique loi du sang.

 

De cette blessure toujours vive qu’il fallait protéger des hommes, c’était apparemment tout ce qu’il fallait savoir.

Alors, tu as voulu en avoir le cœur net.

 

Si toutes les femmes étaient balafrées d’une blessure qui saignait chaque mois, qui était le responsable ?

Dieu, bien sûr ! Ce vieux crétin barbu qui avait fait l’homme à son image, avait bien chargé la femme !

Tu as couru jusqu’à l’église avec ton paintball et de rage tu as dégommé à la peinture rouge la tête de toutes les statues. C’est un jeune prêtre qui t’a arrêtée. En larmes, tu lui as raconté cette histoire de blessure. Il t’a invitée dans le jardin du presbytère, t’as offert des biscuits et du thé, il a promis de ne rien dire à ta mère si tu revenais nettoyer les statues avec lui.

Tu es revenue. Il t’a montré à quoi servait ta blessure.

  

  

   

Pour lire un autre texte de l'auteur :  Île

  

  

Avis aux lecteurs
Un texte vous a plu, il a suscité chez vous de la joie, de l'empathie, de l'intérêt, de la curiosité et vous désirez le dire à l'auteur.e ?
Entamez un dialogue : écrivez-lui à notre adresse decameron2020@albiana.fr, nous lui transmettrons votre message !
  
  
  
Nouveautés
Decameron 2020 - Le livre
Article ajouté à la liste de souhaits