Résilience confinée - Claire Loyon

On peut aussi guérir de l’amour par les temps qui courent. Une nouvelle de Claire Loyon.

  

  

Résilience confinée

 

 

Le sommeil, chape de plomb, l'enferme et la retient.

Supplier la conscience, encore un peu, de l'épargner.

À chaque seconde du réveil elle enroule, impitoyable, le chagrin autour de son cœur.

Chaque inspiration, à peine esquissée, lui martèle sa douleur qu'elle peine à expirer.

La gorge nouée, le cœur au bord des lèvres, prêt à sauter dans le vide, se lever, un café, sourire.

 

****

 

Par chance, son activité non essentielle à la survie du pays a cessé en même temps que le confinement de la population a été déclaré. Elle échappe pour quelques semaines aux questions, à son propre dépit quand elle éclate en sanglots au milieu d'une phrase sans que rien ne puisse freiner ce déferlement de désespoir qui la submerge, à l'effort surhumain de rester concentrée sur son travail.

 

Ses collègues, dont certains sont devenus des amis, se montrent compréhensifs mais désarmés par sa vulnérabilité, elle, la rigolote, son sens de la répartie, son énergie, son sourire quasi perpétuel, elle, miss solution, miss no stress, ça va aller, et comment que ça va passer ! Ah tu vois, qui avait raison ? bon, qui veut un café ?

 

Elle était son île, son réconfort, son équilibre, elle n'est plus qu'un rocher qui disparaît sous l'assaut des vagues, inexorablement englouti par la tempête.

 

Elle a cru aller mieux quelques jours mais rien n'y fait.

Elle ne veut plus le voir mais crève à petit feu d'être sans lui, de se rappeler ses mots, si froids, son message, si dur, la fluidité et l'aisance avec laquelle il l'a remplacée en quelques jours, changé de femme, de lit, de maison, transportant juste de l'une à l'autre son sac de fringues, ses baskets et ses habitudes, diffusant publiquement sur les réseaux sociaux des photos de son nouvel habitat, chez l'autre, sans précision, comme si elles n'étaient rien de plus dans sa vie que le décor de sa nouvelle mise en scène, un canapé confortable, une nouvelle tasse pour son thé, une vue plus ou moins dégagée, un balcon ou un jardin, une photo plus ou moins likée.

 

Le jour du début du confinement il lui a envoyé un SMS : « J'espère que tu vas bien, fais attention à toi, bises ».

 

****

 

Elle ouvre les yeux, s'étire en soupirant , reste lovée dans son lit un moment à observer les rais de lumière qui traversent le volet de sa chambre, Elle sait que le soleil est déjà haut, elle n'a jamais été matinale, et savoure le plaisir de ce réveil sans alarme, de ces journées qui s'écoulent sans urgence.

Déjà presque un mois que le pays, l'île, la ville, vivent au rythme du confinement.

 

Les médias bruissent des pronostics, des analyses d'experts auto-proclamés, adoubés par le roi Audimat. Sur les réseaux sociaux le quidam s'enflamme, prend position, milite sans relâche, partage et repartage la moindre miette de soupçon d'information plus ou moins vérifiée, pour livrer au public des abonnés à l'amitié numérique sa vision pré-apocalyptique d'un monde à l'agonie virale.

 

La riposte s'organise chez les acharnés de l'optimiste, les idéalistes d'une société en résilience écologique et spirituelle. Tout est encore possible, la preuve : les abeilles frisent le burn-out, les dauphins nagent à Venise, la Seine est transparente, les plages sans plastique, à ce rythme on pourra boire l'eau du Gange.

 

Elle se prépare un café qu'elle emmène dans sa chambre où elle oubliera de le boire, absorbée par le défilé hypnotique des jeux, challenges, photos de fleurs, de ciel bleu, de vidéos et d'articles que lui renvoie l'écran de son téléphone.

 

Elle reçoit une notification de SMS d'un numéro en liste noire. C'est lui : « J’espère que tu vas bien et que tu retrouves le sourire. bises ».

 

Elle décide d'aller marcher, se lève à nouveau, enfile une tenue sportive, avise sa tasse de café refroidi qu'elle vide en deux gorgées, prépare son sac : de l'eau, un couteau suisse, une pomme, ses papiers, son attestation, son téléphone. Un coup d’œil dans le miroir lui confirme qu'elle a maigri, ça sert à ça les chagrins d'amour.

 

Dehors elle tend son visage vers le soleil en souriant, elle se sent bien.

 

Elle traverse rapidement la résidence, salue les voisins au balcon et entame son ascension vers le chemin de promenade si souvent parcouru dont elle ne se lasse pourtant pas. Elle aime y regarder les fleurs fraîchement écloses, les arbres qui murmurent avec la brise, la mer si loin, si proche, et les nuages au-dessus des collines. Elle écoute les oiseaux, suit le vol d'un papillon, la course d'un lézard, prend des photos qu'elle ajoutera au flot coloré du livre des visages.

 

Et puis soudain elle pense à lui, de l'autre côté de la mer, dans l'autre maison d'une autre femme. Retour du pincement familier, de la nausée, du pic de douleur inévitable. Il est toujours là, dans sa tête, dans son cœur, en filigrane, prêt à surgir à la faveur d'un souvenir.

 

Elle ferme les yeux, prend une longue inspiration, 1...2...3...4, retient son souffle un instant, 1...2...3...4...5...6...7, expire, 1...2...3...4...5...6...7...8, recommence, jusqu'à ce que son cœur ralentisse. Elle ouvre les yeux, regarde la mer, puis le soleil, puis les fleurs. Les asphodèles n'ont jamais été si beaux. Elle sait qu'elle n'est pas encore guérie, juste convalescente.

 

****

 

8 heures du matin, elle n'a presque pas dormi à cause de la nouvelle lune mais elle se lève en souriant. Le confinement dure depuis presque quarante jours et elle devrait reprendre le travail dans deux semaines. Mais pour l'heure, elle jouit pleinement de sa liberté et elle a faim.

 

Elle se régale déjà en pensant à son petit-déjeuner, s'étire et monte vers le séjour. Elle porte le pyjama en satin qu'elle préfère, celui qu'il lui avait offert non sans faire remarquer en bougonnant que c'était cher pour ce que c'était. Sa peau est dorée par le soleil à force de promenades autorisées et de lecture sur le balcon.

 

Elle distribue caresses et croquettes aux chats qui l'ont devancée en courant dans l'escalier, ouvre les volets. Il fait gris et il pleut à grosses gouttes. Elle va ouvrir la porte d'entrée, observe un moment le ruissellement de la pluie sur le macadam devant sa porte, sourit encore, décide de déjeuner dehors sur le balcon qu'elle a nettoyé et ré-arrangé avant-hier.

 

Elle ouvre le frigo, en sort du lait bio demi-écrémé, et la boîte de café moulu bio, équitable, 100% arabica, origine Amérique latine, le plus doux. Dans un placard elle attrape le sachet de flocons aux 4 céréales bio et des cerneaux de noix.

 

Elle choisit un mug blanc, un bol évasé bleu et une petite assiette blanche dans sa collection de vaisselle volontairement dépareillée, attrape un kiwi, des couverts. Puis elle sort sa petite cafetière Melitta vintage en céramique bleu layette, un filtre N°1 en papier non blanchi au chlore et met l'eau à chauffer dans la bouilloire électrique néo-vintage rouge à pois blancs.

 

Elle dispose soigneusement le tout sur la table du balcon, dans l'alignement des deux bouquets de fleurs sauvages dont elle a rempli des bocaux recyclés en vases. Elle observe l'ensemble avec satisfaction, déplace légèrement la cafetière, prend son téléphone, cadre, un filtre pour plus de lumière et poste la photo sur Instagram et Facebook : « Il fait un temps à déjeuner en terrasse ».

 

Elle rit toute seule en plongeant sa cuillère dans les céréales. Il lui a tout appris sur l'art de mettre en scène les images choisies de son bonheur.  

 

Depuis deux jours, elle a levé le blocage qui la protégeait des images de félicité bucolique dans le paradis de la villa neuve avec jardin et vue mer de sa nouvelle compagne, et sous lesquelles il se gargarise de « à la maison », « chez nous », « dans notre jardin » et la mettait à l'abri de ses intrusions sur son propre compte qu'elle avait choisi de laisser public.

 

Le soir-même, il a commencé à consulter ses publications, et depuis visionne fidèlement toutes ses stories. Il a aussi passé son compte en privé. Elle apprécie la délicatesse mais a déjà vu les photos. Elle n'en souffre presque plus, à peine une petite pointe d'agacement, de vague mépris mêlé à une certaine tendresse désabusée.

 

En rentrant, elle regarde avec gourmandise la pile de livres sur la table du salon, son bloc à dessins, les crayonnages noir et blanc ou en couleur qu'elle a encadrés ou posés dans la bibliothèque. Il lui en reste un à finir, d'autres en projet. Elle pense avec fierté au chemin parcouru, à tout ce qu'elle aime faire depuis qu'il est parti.

 

Enroulée dans un grand gilet moelleux, elle s'installe avec le reste du café et les feuillets de la scène qu'elle doit réviser pour sa répétition de théâtre 2.0 sur Skype, le soir-même.

 

Elle sait qu'elle est prête à écrire son histoire.

   

  

  

Pour lire un autre texte de l'auteure : À toi qui ne me liras pas

  

  

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