Longue distance, un autre appel - Pablo Trevisi

  

  

LONGUE DISTANCE, UN AUTRE APPEL

  

J’appelle ma mère de 80 ans à Buenos Aires.

     — Aiiiie Pablo... ! s’exclame-t-elle.

Je crains de mauvaises nouvelles.

     — Qui est mort ? demandé-je inquiet.

     — Le téléviseur ne fonctionne plus, dit-elle. Je dois le frapper pour qu’il parle.

Je respire, soulagé ; pas de pertes à déplorer. Je lui dis que ce n’est pas grave, qu’il y a une solution, qu’il suffit juste d’appeler un technicien et de le faire réparer.

Silence.

J’entends de grands coups de l’autre côté de la ligne ; je me doute de qui est la victime.

     — Frappe-le plus doucement, maman ; l’idée est qu’il « parle », pas qu’il pleure…

Elle continue dans son truc sans me prêter attention.

     — Rien à faire, dit-elle finalement, je crois qu’il est mort.

     — Et quelles furent ses dernières paroles ? dis-je en rigolant.

Mais maman n’est pas d’humeur blagueuse ; la télévision, pour elle, est une compagnie inestimable. Je lui suggère de passer à la lecture, puisqu’il y a une semaine, on lui a remis ses nouvelles lunettes de lecture.

     — Hier soir j’ai commencé un roman, mais je l’ai laissé à la moitié, me dit-elle. Moi j’aime les romans qui commencent d’abord, puis qui ont un développement et, à la fin, se terminent. Celui-ci était très emmêlé ; l’histoire allait et venait, allait et venait…

     — Tu as dû t’endormir tout de suite alors.

     — Ne crois pas ça, fils. Hier c’était la pleine lune et il entrait tellement de lumière par la fenêtre de ma chambre que pour m’endormir j’ai dû fermer les yeux.

     — Et pourquoi tu n’écoutes pas une émission de radio pour t’endormir ?

     — Parce qu’écouter la radio le soir me rend triste. C’est pour ça que je vais m’acheter un nouveau téléviseur avec la carte de crédit que le gouvernement a donné à tous les retraités.

Maman se réfère à une mesure du gouvernement qui permet aux retraités à faible revenu d’accéder à une carte de crédit, ce qui n'est pas courant en Argentine.

     — Je me suis déjà acheté une bouilloire, une casserole, un téléphone, une paire de draps pour Marta (ma tante, sa petite sœur) et maintenant je vais m’acheter le téléviseur. Je peux aller jusqu’à 15 mille pesos, assure-t-elle.

Je lui demande de faire attention avec les dépenses car tout cela devra être payé à la fin du mois.

     — Non, Pablo, je ne paie rien. Le gouvernement me le déduit directement de la retraite.

Pour maman, un thème mène à un autre, même si rien ne les relie.

     — Aujourd’hui, je me demandais pourquoi Dieu ne nous avait pas mis un œil sur les doigts ; ce serait pratique. Par exemple : le dos me gratte, je vais avec le doigt par derrière jusqu’à l’endroit, je regarde où ça me démange et je me gratte. Mais je crois que Dieu s’est trompé avec moi car, avec les problèmes de vue que j’ai, à la place de me mettre un œil sur les doigts, il a mis les doigts dans un œil. C'est comme si j'avais un poulpe sur mon visage ! dit-elle avec conviction.

Je ris malgré tout.

     — Dis-moi une chose, Pablo, toi qui vis sur une île, comment s'appelait la Mer Morte dans l’Antiquité ?

     — Pour autant que je sache, elle a toujours été connue sous le nom de Mer Morte.

     — Mais je dis : avant qu’elle soit morte, précise-t-elle.

     — Elle a toujours été morte, maman.

     — Oooh, la pauvre... !

Soudain, elle me demande d’attendre un moment en ligne car elle doit ouvrir la porte à sa sœur, qui lui rend visite tous les après-midis.

     — Je te passe Marta, elle veut te saluer.

     — Bonjour Pablito, joyeux anniversaire, mon chéri ; quelle belle journée tu as eue en Corse !

     — Ce n’est pas mon anniversaire, tata.

     — Peu importe, mon chéri ; quelle belle journée tu as eue… !

C’est ce qu’elle suppose. En fait, en ce moment sur l’île il est en train de tomber une pluie torrentielle, mais je ne veux pas tuer son illusion.

     — C’est une journée magnifique, tata. En ce moment même je suis en train de prendre un bain de soleil sur la terrasse, avec une vue magnifique sur la Méditerranée.

     — Ah, neveu, que c’est charmant ce que tu me racontes ! Bon, je te repasse Biby parce que la communication va te coûter très cher.

Ma mère lui dit en reprenant le téléphone que les appels sont gratuits. J’explique à maman que ce n’est pas tout à fait exact, que je paie un abonnement mensuel dans lequel est inclus internet, la télévision et les appels illimités sur téléphone fixe dans plusieurs pays du monde dont l’Argentine.  Mais maman comprend n’importe quoi et dit à sa sœur que j’ai un accord avec le gouvernement pour pouvoir faire des appels illimités à l’étranger. J’entends la voix de ma tante en fond qui affirme : « Évidemment, Pablo doit avoir de bonnes relations car il est journaliste ». J’abandonne.

Maman propose à ma tante d’aller dans sa chambre et de parler depuis le combiné qui s’y trouve. Elle veut que nous parlions tous les trois simultanément. Si parler avec maman ce n’est pas facile, parler avec maman et ma tante en même temps c’est impossible ! Pendant que ma tante se dirige vers la chambre, maman susurre au téléphone :

     — Quelle andouille cette Marta, elle pensait que c’était ton anniversaire.

     — Allo, tu m’entends, Pablo ? demande ma tante.

     — Oui, il t’entend bien, répond maman à ma place.

     — Haut et fort, je lui dis.

     — Comme il fait froid ce matin… ! se plaint ma tante.

     — Ici aussi, répond maman.

Elles sont à trois mètres de distance l’une de l’autre !

     — Tu sais que notre arrière-grand-père était corse, me raconte ma tante.

     — Pour autant que je sache, il était de Marseille, je lui réponds.

     — Bien sûr, ajoute maman, il était Italien de Marseille.

     — Non Biby, réfute sa sœur, il était Italien de Corse.

     — Alors… ? ajouté-je.

     — Ce que je veux dire, explique maman, c’est qu’il est né à Marseille, et il est parti vivre en Italie à cause de la guerre.

     — Il était Italien et il est parti vivre en Corse, insiste ma tante, après la guerre mondiale.

     — Non, Marta, maman la corrige, la guerre mondiale est venue plus tard.

     — On parle de la Première ou la Seconde guerre mondiale ? je demande, sachant qu’en réalité, l’histoire de leur arrière-grand-père remonte à la fin du XVIIIe siècle.

     — La Seconde est venue après la Première, précise ma tante.

     — De ça, il n’y a pas de doute, dis-je simulant un ton sérieux.

Sans éclaircir ce point, maman change de thème. 

     — L’autre jour, nous avons fêté l’anniversaire de Marta chez Mario (mon cousin), dans sa maison de campagne.

      — C’était magnifique, ajoute ma tante.

      — Tu sais, Pablo, il y avait une célébrité, précise maman.

      — Ah oui ? C’était qui ?

      — Celui qui faisait les poulets, coupe ma tante Marta.

Je retiens un rire.

     — C’était le même homme qui faisait les asados (barbecues) au président Perón, révèle maman.

      — C’était une fête surprise, ajoute ma tante.

      — Tu ne t’y attendais pas, Marta, redouble maman.

     — Quand je suis arrivée chez mon fils Mario, tous les invités ont commencé à descendre des arbres, à sortir de derrière les plantes…

      — Tu es monté sur un arbre, maman ?

      — Non, fils, je me suis cachée derrière un citronnier.

      — C’était un oranger, rectifie ma tante.

      — Non, Marta, l’arbre avait des citrons.

      — Non, Biby, c’étaient des oranges.

      — Citrons !

      — Oranges !

      — Citrons, Marta !

      — Des agrumes ! – j’interviens pour tenter de clore la discussion – C’étaient des agrumes !

     — Ta maman ne voit pas les couleurs. C’étaient des oranges, conclut ma tante, qui veut toujours gagner dans toutes les discussions.

      — Le gâteau était un spectacle, s’écrie maman.

     — Tu ne l’as même pas gouté, Biby, lui rappelle ma tante, comme si elle était offensée.

      — Je n’ai pas dit que c’était un délice, Marta, j’ai dit qu’il était spectaculaire parce qu’il était imposant. Quatre étages !

      — Et pourquoi tu ne l’as pas goûté, maman ?

      — Parce que je ne suis pas amie des gâteaux.

Ma tante veut savoir si je connais le Château de Versailles, mais maman intervient avant que je puisse répondre.

      — Je suis allée à Versailles, se souvient-elle. Je me suis perdue dans la galerie des Glaces. Je m’étais arrêtée un moment pour mettre du rouge-à-lèvres face à un très beau miroir et, quand je me suis retournée, le groupe d’excursion avec lequel j’étais venue avait disparu. La seule chose que je n’ai pas pu visiter c’est la galerie des batailles, qui m’importait peu.

      — Je ne connais pas Versailles, je réponds à ma tante.

      — Ça ne vaut pas la peine, juge maman, tu te perds à peine entrée et tu termines en criant au milieu du château jusqu’à ce que le personnel de sécurité te sorte par la force dans la rue. Et après, l’odyssée pour trouver le bus qui te ramène à l’hôtel! Mieux vaut que je ne te raconte pas….

      — Je crois qu’il y a une autre manière de visiter Versailles, glissé-je doucement.

Ma tante qui, à 78 ans, n’est jamais sortie d’Argentine, se rappelle que leur frère Juan Carlos a visité lui-aussi Versailles l’été dernier.

      — À ce propos, es-tu au courant des dernières nouvelles, Marta ? demande maman, énigmatique.

      — Quelles nouvelles ?

      — Juan Carlos à une fiancée.

On parle de leur frère ainé, qui a 82 ans. Apparemment, je suis exclu de cette conversation.

     — Je ne peux te croire ! s’exclame ma tante.

     — Je te raconte, Marta : dimanche, nous sortions de l’église, après une belle messe pour le troisième anniversaire de la mort de Celia [la femme de mon oncle] et Juan Carlos m’a annoncé : « Biby, il y a une femme dans ma vie ! ». Je lui ai dit qu’il était logique que Celia lui manque après tant d’années de mariage, avec quatre enfants en commun. « Non, Biby, m’a-t-il dit, il y a une femme dans ma vie, une AUTRE femme dans ma vie ! Je suis amoureux.

      — Et toi, qu’est-ce que tu lui as dit ? (Ma tante veut tout savoir).

      — Je lui ai dit de faire attention à ne pas tomber parce qu’elle est beaucoup plus jeune que lui. « Et si je tombe ? », m’a-t-il demandé. « Tu te lèves », j’ai répondu.

Je fais semblant de ne pas comprendre le dialogue entre maman et mon oncle.

     — S’il tombe, ça veut dire qu’il concrétise la chose, fils.

      — Quelle chose ?

      — Aïe, Pablo, tu es idiot aujourd’hui ?! me rabroue maman.

      — Je crois qu’elle est avec lui pour l’argent, soupçonne ma tante, sans connaître la femme.

      — Je ne crois pas Marta, dit maman. Elle est poétesse. Elle l’a rencontrée à la radio où Juan Carlos lit de la poésie. Tu as écouté l’émission ?

Silence.

     — Marta…?, insiste maman.

      — Ah, c’est à moi que tu demandes ?

      — Et à qui tu veux que je demande ?

      — Je pensais que tu demandais à Pablo, Biby.

 

De tout évidence, Maman a oublié qu’on est trois au téléphone. Ma tante profite de cette confusion pour me dire au revoir ; elle doit aller faire ses courses. Je continue la conversation avec maman.

      — Je ne sais pas pourquoi Marta sort sans se protéger la tête, pointe maman.

      — Mais chez vous, l’hiver commence déjà, le soleil n’est plus si fort.

      — Je ne le dis pas pour le soleil, Pablo, je le dis pour le satellite de la NASA qui est hors de contrôle dans l’espace. Personne ne sait où il va tomber.

      — Et toi tu crois qu’il peut tomber juste sur la tête de ta sœur ?

      — On ne sait jamais, fils. Moi, au cas où, je ne sors même pas pour acheter le pain.

      — Si un satellite te tombe sur la tête, il n’y a rien qui pourra te protéger.

      — De toute façon, ma sœur ne perd rien à faire ses courses avec un casque, Pablo. Mais Marta n’écoute jamais personne. Déjà petite elle était comme ça. Elle a toujours été très rebelle, elle m’a toujours contredite.

Maman qui semble irritée, fait une pause et, au bout de quelques secondes, explose :

      — C’étaient des citrons, Pablo, citrons, pas des oranges ! Et notre arrière-grand-père était de Corse, pas de Marseille.

     — Mais si c’est toi qui as dit qu’il était de Marseille ; tata disait justement qu’il était de Corse.

     — Bon, peu importe ; ici la question c’est qu’elle dit toujours le contraire de ce que je dis. Si j’avais dit que notre arrière-grand-père était Corse, elle aurait dit qu’il était de Marseille.

      — Mais, finalement, d’où il était ton arrière-grand-père ?

      — Qu'est-ce que j’en sais, Pablo !?

 

J’entends la voix d’une autre femme qui vient de l’autre côté du téléphone.

     — Tata est revenue ? je lui demande.

Quasiment en même temps, maman s’exclame :

     — Le téléviseur me parle, Pablo ! Je te laisse, mon amour, le feuilleton commence. Et Joyeux anniversaire, dit-elle avant de raccrocher, en éclatant de rire.

 

FIN

 

 

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