Nouvel appel longue distance - Pablo Trevisi

Pablo Trevisi rappelle sa mère à Buenos Aires : tendre complicité et humour traversent le temps et l'espace...

   

NOUVEL APPEL LONGUE DISTANCE

   

J’appelle ma mère de 80 ans à Buenos Aires. Elle répond en criant parce qu’elle a mis la musique à fond. Elle me dit qu’elle attendait mon appel à côté du téléphone depuis 6h du matin. Elle veut me faire écouter une chanson qu’elle aime beaucoup.

         — J’écoute le CD depuis trois heures parce que j’espérais que tu m’appellerais juste au moment où la chanson arriverait,  m’explique-t-elle.

Je lui demande de baisser le son, pour qu’on puisse parler tranquillement, mais elle ne m’écoute pas.

          — Maintenant tu vas devoir attendre quatre chansons jusqu’à ce que la chanson que je veux que tu écoutes arrive.

Il est évident qu’elle ne sait pas sélectionner les chansons avec le lecteur CD.

         — Baisse le son, maman, baisse le son ! 

Elle comprend n’importe quoi.

          — Elle est en marbre, très belle, me répond-elle en criant.

Je ne sais pas à quoi elle se réfère, peut-être à la cheminée de son salon. Je lui demande à nouveau de baisser le son, mais finalement elle préfère éteindre la chaîne stéréo.

         — Comme ça tu m’écoutes mieux, me dit-elle et ajoute : je vais t’envoyer le CD par internet parce que c’est plus rapide que de l’envoyer par Western Union. 

Tout de suite, elle change de sujet. Elle me demande si j’ai vu le match de foot entre l’Argentine et l’Allemagne hier. Devant ma réponse négative, elle me fait un résumé, bien qu’elle n’y comprenne rien.

          — C’était un vol « olympique », Pablo. Le gardien allemand a tenu le ballon avec ses mains et l’arbitre n’a rien fait. Une honte ! Pour moi l’arbitre était Allemand. J’ai toujours dit que les arbitres, pour être impartiaux, devraient être des arbitres du Vatican. 

J’éclate de rire et lui demande où elle a vu le match. Elle répond qu’elle est allée le voir chez mon frère, qui habite à côté.

          — Il est passé me chercher en voiture, mais ton frère s’est énervé contre moi car je n’ai pas mis ma ceinture de sécurité. Je lui ai dit de ne pas s’inquiéter parce que, si on nous arrêtait pour un contrôle, je payerais l’amende avec une nuit de noce. Heureusement, ça n’a pas été nécessaire, précise-t-elle.

          — Heureusement pour le policier ! je lui réponds et elle rit.

          — Tu t’imagines, quelle situation ?!

Je préfère ne pas imaginer, en réalité. Maintenant, elle s’étonne parce qu’elle m’écoute sans effort, contrairement à quand nous avons commencé la conversation, avec la musique de Julio Iglesias à fond.

          — Ce qu’est la technologie moderne ! s’exclame-t-elle en référence au téléphone.

 Comme à son habitude, elle passe d’un sujet à l’autre. Elle me demande si nous avons enfin trouvé un appartement à louer. Je lui raconte que nous en avons deux en vue : l’un en bord de mer et l’autre sur une colline.

         — Méfie-toi de celui qui est en bord de mer, me dit-elle, si la marée monte il peut être inondé.

Quelle idée ! Je lui explique qu’il n’est pas si près que ça de l’eau pour que cela arrive.

         — On ne sait jamais, Pablo. Tu n’as pas vu les choses qui se passent ?

 Je suppose qu’elle se réfère au tsunami de 2005. Je lui explique qu’il n’y a aucun risque que cela se produise ici parce que c’est la Méditerranée, les vagues ne sont pas si grandes. Mais visiblement nous ne parlons pas de la même chose.

         — Je parle de la plate-forme pétrolière qui a coulé dans le golfe du Mexique, précise-t-elle.

Qu’est-ce que ça a à voir !?

         — En Islande aussi, un volcan a éclaté, j’ironise.

         — Justement Pablo, tu ne dois pas non plus louer l’appartement sur la colline. Il n’y a rien à la campagne ?

Je lui explique, que quoi qu’il en soit, l’appartement qui est face à la mer à une vue magnifique.

         — Et en hiver il y a la même vue ?

J’imagine qu’elle fait allusion au fait de savoir si la vue en hiver est aussi animée qu’en été. Je précise qu’il est toujours agréable de vivre face à la mer. Elle me parle alors de sa maison et me dit qu’elle vend tous ses meubles.

         — Le salon est grand maintenant…, décrit-elle.

Vide, j’imagine que oui ! Je commence à m’inquiéter de cette nouvelle idée. Je lui demande pourquoi elle vend tous ses meubles.

         — Parce que je suis en train de rassembler l’argent pour le billet, me dit-elle détachée.

Moi, sérieux :

          — Quel billet, mamma ?

          — Le billet pour venir en Corse. Je viens vous voir en décembre, m’annonce-t-elle.

C’est exactement ce que je craignais ! Je la prie avec insistance, de ne plus vendre les meubles et j’essaie de la persuader de ne pas venir, car en décembre ici i l fait très froid. Elle reste ferme. 

 J’insiste :

         — Pourquoi n’attends-tu pas l’été européen, maman, si pour le moment tu n’as même pas l’argent pour le billet ?

Sa réponse innocente me désarme.

         — Parce que je veux passer Noël sous la neige, Pablo.

Que serait la magie de Noël sans la neige ! À Buenos Aires, il fait 30 degrés à cette époque de l'année. Je lui dis que ce n’est pas une bonne idée de venir et que de plus ce n’est même pas sûr qu’ici il y ait de la neige en décembre. Je lui demande si au moins elle a gardé un fauteuil pour regarder la télé. Elle me dit qu’il lui en reste un de style français qu’elle n’a pas vendu parce qu’elle veut me l’envoyer en Corse en cadeau.

         — Je vais aller à la douane pour demander comment je dois faire, m’informe-t-elle.

Je m’inquiète davantage. Ses lubies s’additionnent les unes après les autres et n’ont pas de fin. Je la supplie d’arrêter de faire des dépenses.

         — Envoyer un fauteuil de Buenos Aires en Corse ça peut coûter une fortune.

          — En Corse oui, me répond-elle du tac-au-tac, mais si je l’envoie ailleurs…

Il me faut quelques secondes pour comprendre ce qui se passe dans sa tête. Elle veut dire, en fait, qu’elle l’enverrait en passant par un troisième port. Je lui explique que quoi qu’il en soit, que ce soit avec ou sans escale, ça va coûter beaucoup d’argent. Je la supplie donc de garder le fauteuil car je n’en ai pas besoin.

         — Tu peux au moins t’asseoir dans le salon pour regarder la télé ou écouter la radio, je lui dis.

Ce dernier mot déclenche une nouvelle « aventure ». De fait, maman me raconte qu’hier, avant d’aller dormir, elle a entendu à la radio qu’un homme de 55 ans s’était jeté dans le vide depuis le huitième étage d’un immeuble proche de chez elle.

          — Au cas où, j’ai appelé Griselda pour savoir si c’était son mari, m’a-t-elle dit, parce qu’elle vit au huitième étage, mais j’ai eu son répondeur.

Je lui reproche son manque de tact.

          — Comment tu peux l’appeler pour ça, maman. Dieu merci le répondeur était branché. Imagine, une seconde, qu’elle ait décroché. Que lui aurais-tu dit ?

         — La même chose que ce que j’ai dit sur le répondeur.

         — Tu lui as laissé un message ?!

         — Et bien sûr, gamin ! Sinon, comment je le saurais ? J’ai dit : « Bonjour Griselda, c’est Biby. Je t’appelle car je veux savoir si c’est ton mari qui s’est jeté par la fenêtre ».

Elle me dit que son amie ne l’a pas encore rappelé.

         — Elle doit être très occupée à faire les démarches au funérarium, conclue-t-elle, tenant pour acquis qu’il s’agissait du mari de Griselda.

Elle revient sur son projet de voyage en Europe et me décrit ses plans. Elle m’informe qu’en premier elle ira visiter mon frère Alejandro à Madrid, où elle restera deux jours, puis viendra à Ajaccio.

          — Je préfère faire comme ça que d’aller directement de Buenos Aires à Stockholm, tu vois.

         — Et pourquoi tu irais à Stockholm ?

          — Pour venir chez toi !

         — Mais j’habite Ajaccio, maman.

          — Je le sais, fils, mais je peux aller à Ajaccio depuis Stockholm, non ?

          — Oui, tu peux aussi le faire depuis New-York, dis-je en rigolant.

          — Non fils, je ne parle pas anglais. Je préfère les langues que je connais.

C’est la première fois que j’apprends que ma mère parle suédois ! Puis elle me dit que l’autre jour elle a découvert qu’elle connaissait davantage l’anglais que le français.

          — Si tu me demandes, par exemple, comment s’écrit « mesa (table) » en anglais, je te le dis immédiatement : « table». Mais en français, je ne sais pas.

Quand je lui dis que ça s’écrit de la même façon dans les deux langues, elle est surprise.

         — Quoi qu’il en soit, Pablo, dans les avions qui vont en Corse, il y a des hôtesses de l’air qui parlent espagnol car ces vols sont remplis de touristes italiens que ne connaissent pas le français. Ce qui me plaît le plus de la Corse c’est ça, ajout-elle, c’est qu’il y a des gens de toutes les langues (sic). Au cas où, je me suis déjà acheté un petit livre pour apprendre le français, précise-t-elle. Il contient tout le français dont j’ai besoin pour venir.

          — Et tu vas avoir le temps de l’apprendre ? N’oublie pas que ton plan c’est de venir ici en décembre. À la louche, tu vas devoir étudier au moins dix pages par jour…

          — Mais si le livre fait 4 pages !?

En réalité, ce n’est pas la première fois que maman a des plans de voyage. Il y a quelques temps, elle m’a dit qu’elle ne supportait plus de vivre en Argentine et a commencé à mettre en cartons toute la maison. Je n’osais pas lui demander sérieusement quelles étaient ses intentions. « Tu prépares ta fugue ? », avais-je dit alors en plaisantant. « Je prépare un voyage sans retour, Pablo », m’avait-elle répondu avec solennité. Comme ce n’était pas un suicide, j’imaginais à l’avance la destination de ce voyage. « Ai-je besoin d’un visa pour la Corse ? » me demanda-t-elle. Bingo !

 L’insécurité est un thème récurrent dans les conversations avec maman. Elle me dit que tous les jours quelqu’un meurt pour deux pesos cinquante. Je lui rappelle que, par malheur ça fait longtemps que c’est comme ça.

          — Mais maintenant c’est pire, Pablo ! Je vais envoyer une lettre à la Présidente de la République, m’avance-t-elle. Je vais lui dire que, dans ce pays, si les assassins ne s’arrêtent pas, il y aura une révolution et la première à mourir ce sera elle.

Devant le ton menaçant de la lettre, je la conjure au cas où de ne pas la signer. Elle insiste sur le fait que si ça continue comme ça elle ira vivre à l’étranger.

          — Je vais aller dans un couvent en Uruguay et plus jamais vous n’aurez de mes nouvelles. Mais à toi, me dit-elle, je vais te donner le numéro de téléphone pour que tu puisses m’appeler.

Pour ne pas continuer à alimenter son fantasme, qui s’il ne s’arrête pas à temps peut atteindre des niveaux cosmiques, je lui demande ce qu’on lui a dit à la clinique où elle devait aller faire des examens oculaires.

          — Rien, me répond-elle, ils m’ont fait les examens programmés, mais je dois encore en faire d’autres. J’ai passé une heure en consultation. Ils m’ont fait passer un paquet de tests et de questions ; j’ai répondu à tout, avec mes mains, avec mes doigts, avec les doigts du docteur…

          — Ils ne t’ont pas dit ce que tu avais ?

          — Ils me l’ont écrit sur l’ordonnance qu’ils m’ont donnée pour faire d’autres examens.

         — Et qu’ont-ils écrit ?

          — Je ne sais pas fils, je ne peux pas lire ; je suis aveugle.

          — Mais tu n’y es pas allée avec ton amie Beatriz ?

          — Oui, me répond-elle, mais elle, elle est borgne.

          — Mais avec l’autre œil, elle voit bien, maman.

          — Oui, mais elle ne comprend pas l’écriture. L’unique mot de l’ordonnance que nous avons compris c’est « vasculaire ». J’ai donc quelque chose de « vasculaire », c’est sûr, mais je ne sais pas quoi.

Ce problème de vue l’accompagne depuis un certain temps. Elle n’est pas aveugle, mais il est vrai qu’elle voit de moins en moins. Je me rappelle aujourd’hui que lors de son premier voyage en Corse, je devais lui décrire ce qu’elle avait devant les yeux, entre autres, car à sa courte vue s’ajoutait son imagination débordante.

« Quelle sauvagerie, Pablo !, se plaignit-elle un jour, les gens jettent leurs matelas n’importe où ! ». Ce qui pour elle était des matelas abandonnés, pour le reste du monde c’étaient des canoës en bois retournés sur le sable. « Comment cet homme s’est éloigné dans la mer », s’exclama-t-elle une autre fois, confondant un baigneur avec ce qui était en réalité une bouée aussi jaune que le soleil. « Regarde où ils étendent le linge », me dit-elle un après-midi en sortant de la maison. Ils s’agissaient d’un magasin qui vendait des serviettes de plage.

Étant donné que sa retraite en Argentine n’est pas mirobolante, et que le système de santé laisse vraiment à désirer, je lui demande comment elle fait avec les médicaments qu’elle doit acheter, si elle a besoin de quelque chose, si mon frère de Buenos Aires l’aide.

          — Les remèdes sont gratuits, fiston. Ils me les renouvellent chaque année, mais seulement si je suis vivante, m’éclaire-t-elle ; si je suis morte ils ne me donnent plus de médicaments.

Je rigole de ce qu’elle vient de dire, elle aussi se met à rire, elle revient sur sa phrase.

          — Je veux dire que je dois prouver que je suis vivante pour que les remèdes me soient renouvelés, Pablo. Tu es sot, toi… !

          — Quelle chance que tu n’aies rien à payer.

         — Tu sais que je me fais coiffer gratuitement aussi ! me dit-elle. Je vais à une académie de coiffure et, comme les filles doivent pratiquer avec des têtes vivantes (sic), elles m’utilisent, moi, comme modèle. Si je n’avais pas eu les médicaments gratuits, ajoute-t-elle, je me serais faite modèle pour docteur.

 Maintenant, elle veut savoir si on a déjà déjeuné.

          — Ça fait 10 minutes.

         — Bien sûr, comme il y a 5 heures de distance, quand je petit-déjeune, vous, vous déjeunez.

 Je rectifie :

          — Il y a cinq heures de différence maman, pas de distance.

 Maman ne comprend pas.

         — Mais quelle heure est-il chez vous ?

          — 14h00

         — La vie va plus vite en Corse ?

          — Pourquoi cette question ?

          — Parce qu’en Corse il est déjà 2h00 de l’après-midi et qu’ici il est à peine 9h00 du matin.

          — La vie ne va pas plus vite maman, le jour se lève avant, c’est tout.

          — Alors les jours sont plus longs là-bas, conclue-t-elle sans s’arrêter là. Dis-moi une chose Pablo, combien y a-t-il d’habitants en Chine ?

 On dirait que tout d’un coup, nous sommes entrés dans une sorte de ping-pong de questions et de réponses très variées. Je lui donne un chiffre approximatif.

          — 1,3 milliards.

          — Je n’ai pas à l’esprit la forme de la Chine. Je sais que l’Italie, par exemple, c’est une botte. Mais la Chine, je ne sais pas. Bien sûr, continue-t-elle, c’est tellement grand que je m’y perds. Combien de m² fait la Chine (sic) ?

 Sans attendre la réponse, qu’évidemment j’ignore, elle continue avec le questionnaire.

          — Il y a des tremblements de terre en Corse ?

          — Ce n’est pas une région où il y a vraiment des séismes.

          — Tu n’as pas peur que l’île coule ?

 Je rigole. Elle continue.

          — Vous faites des pique-niques sur la plage ?

          — Parfois.

Je lui dis alors que nous avons acheté pour amener à la plage un barbecue jetable qui est vendu avec du charbon et de l’alcool inclus.

          — C’est très pratique, je précise.

          — Pour que ce soit pratique, il devrait venir avec viandes et saucisses.

          — Oui effectivement, il y avait un modèle avec la viande, les saucisses et l’envie de manger aussi, me moqué-je.

          — Combien coûtait-il ? me répond-elle avec sérieux.

Elle fait semblant, je crois, de ne pas comprendre pourquoi je ris. Et elle passe à autre chose. Elle me conte que hier soir elle a vu un documentaire sur l’occupation allemande à Paris. Je lui raconte que, à cette époque, vivait là-bas la grand-mère d’une amie qu’elle, maman, connaissait très bien.

          — Cette femme a perdu tout ce qu’elle avait car elle a dû fuir la France et émigrer à Buenos Aires, je lui dis.

          — Tiens donc, je ne savais pas que cette dame vivait à Paris durant la prise de la Bastille.

J’essaye de lui expliquer quelle confond, mais de l’autre côté du téléphone, je ne sens aucune réaction.

          — Allo, maman, tu es là ?

Silence.

         — Maman… ?

          — Je suis là, fils, répond-elle la bouche pleine. Je suis allée chercher un bout de pain.

 Je lui dis en rigolant, qu’on ne doit pas parler la bouche pleine. Elle me répond avec une certaine gravité :

          — Je parle la bouche pleine parce que je sais parler avec la bouche pleine.

Et d’un coup, Julio Iglesias recommence ; mamma a rallumé la chaîne stéréo.

          — Tu vas voir comme la chanson est belle, me dit-elle en criant.

Cette fois, je ne lui demande pas de baisser le son. Cette fois j'écoute. J'écoute encore et encore...

 

FIN

   

    

Pour lire les précédents textes de Pablo Trevisi :

Appel longue distance   

Puzzle

         

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