L’assassin de mon frère - Jacques Mondoloni

Le confinement n’exclut ni le noir, ni la vengeance. Une nouvelle de Jacques Mondoloni.

  

  

L’assassin de mon frère

 

Maintenant qu’il est mort, il me faut parler de mon frère car il n’est pas mort dans son lit : il a été abattu dans le cimetière de Sainte-Lucie, notre village natal, par des tueurs venus spécialement l’assassiner.

C’était un voyou, un proxo, un don juan de gouttière qui avait du succès auprès des femmes – malgré son jeune âge, 27 ans, il employait la méthode des anciens macs : séduire, assurer au plumard et crier famine, à la ruine, pour convaincre sa belle d’atterrir au tapin, sur le trottoir ou dans des studios, afin de le renflouer. Il relevait les « compteurs » comme il disait, il distribuait alors quelques compliments ou des taloches – puis il allait jouer au poker dans un clandé ou une maison de jeu d’un casino de la banlieue nord où il avait ses habitudes. Là il croisait ses protecteurs, des flics, dont un lieutenant corse, qui avaient toujours un renseignement à lui demander — « balance » dans son cas aurait été un gros mot, et une imprudence vis à vis du métier : il se contentait de signaler qu’il avait aperçu untel dans les parages, des mots flous, ambigus, qui portaient plus ou moins à conséquence selon que l’homme recherché était accusé d’un braquage médiatisé ou d’un meurtre qui débordait du Milieu. Mais sa principale occupation était d’organiser des partouzes dans certains clubs privés pour l’élite de la nation avec des call girls ou des escorts girls triées sur le volet : ce qui lui assurait de bons revenus et une certaine impunité de la part du fisc et de la police des mœurs friande de chantage — parmi les échangistes se trouvaient bien sûr d’autres « protecteurs » redevables de bonnes soirées.

Je ne l’aimais pas mon frère, surtout quand il se vantait de ses bons coups, « les bombes » sexuelles possédées, et les gens de la haute qu’il avait compromis lors de débauches : il avait la manie de comptabiliser les « services » qu’il avait apportés à un politique ou une idole de la chanson en vue. « Celui-là je lui ai soulagé les burnes ! », mentionnait-il au détour de la conversation ou dépliant un journal où il y avait la photo de la personne en question.

Je ne l’aimais pas, non par pudibonderie, mais par dégoût du monde corrompu qu’il me décrivait, son rôle de pourvoyeur, et je l’aimais car nous avions en commun le sens de la famille, la nostalgie de notre île – je me souvenais de sa présence bienveillante et fidèle pendant la longue maladie de notre père, et je me souvenais aussi de mes longues nuits de veille à son chevet quand il avait attrapé une pneumonie qui avait failli l’emporter au sortir de l’adolescence. « Tu es un ange » disait-il, alors que c’était lui qui se prénommait Ange, un ange qui circulait en enfer et qui à présent avait sans doute rejoint son maître Lucifer.

Maintenant il était sous terre, mort criblé de balles. Les tueurs avaient pénétré dans le cimetière du village pendant l’enterrement du maire, un cousin à nous, et s’étaient approchés du petit groupe rassemblé en dévisageant tout le monde. Mon frère avait rapidement flairé le danger, et courageusement il s’était écarté de la cérémonie funèbre, reculant à petits pas dans une allée, désirant préserver les participants, mais le tueur à qui revenait la tâche de le supprimer, sur un signe du premier, avait sorti son arme et lui avait tiré dans le dos. Puis ils s’étaient envolés, s’engouffrant dans une voiture garée le long du cimetière, conduite par un troisième comparse.

Un règlement de comptes, pourquoi si spectaculaire dans sa morbidité ?

À moi maintenant, de rechercher les coupables, de le venger.

Les putes du périph, ou de la Madeleine, avec le confinement qui frappe la capitale, c’est impossible de les accoster : comme ce sont souvent des « serial-menteuses », je n’en recueillerais rien de vrai, et je ne désirais pas passer pour un client (célibataire, jamais marié, marqué par un désastre amoureux).

Une dette de jeu ? c’était une piste.

Le casino d’Enghien était certainement fermé à cause du confinement ; aussi je me suis rendu au clandé de St Lazare où mon frère m’avait emmené pour me déniaiser un soir de flambe, « dans l’antre du vice », selon ses mots. Je l’avais encore en mémoire, cartographié de manière olfactive car on y accédait par deux caves incurvées sous le Grand Hôtel qui sentaient l’urine et sans doute le rat crevé ; une porte métallique bloquait la « salle de poker » , au décor élégant, boiseries au mur, une table rectangulaire rustique , des tabourets de bar laqués, un frigo bourré de bières et d’alcools divers, et un râtelier pour les armes, note d’humour si on avait le sens de l’humour.

En route, peu avant minuit, en bas des Champs-Elysées, je me suis fait arrêter par un contrôle de police. Les « clandés » n’entrent pas dans la liste des attestations de déplacement dérogatoire pendant le confinement et j’ai dû débourser 135 euros — frangin tu me coûtes mais la résolution du mystère vaut bien ces quelques sous.

Le tunnel qui traversait les caves était allumé, personne ne répondit à mes coups portés sur la porte métallique, mais de l’autre côté je pouvais capter la surprise, et l’indécision.

— Je viens de la part d’Ange.

On m’ouvrit, et des amateurs de poker m’apparurent progressivement : ce n’était pas le public de la première fois – des gueules en lames de scie, des crânes rasés comme frottés à la toile émeri, des gueules rances d’ivrognes avec des yeux de bourreaux…

— Ange le dessoudé.

— Je suis son frère.

— Cherche ailleurs.

Mais un joueur, habillé en souteneur de film parodique, costume noir rayé de jaune serin, m’interpella, pendant qu’il criait « tapis ! » en poussant son magot au centre de la table.

— Faut aller voir Ilona la cameuse… la chouchou de ton frère, derrière sa vitre au moins on n’attrape pas la castapiane !

Personne ne m’invita à m’asseoir, j’étais sans doute à leurs yeux un cave trop facile à détrousser, ou un perdant pleurnichard.

— Tu vas jamais te poigner sur internet, la brême ?

— Des Ilona sur le web, ça ne doit pas manquer…

— Tu tapes Ilona buda.

Effectivement, elle trônait sur internet, hébergée par un site webcam, dans une tenue léopard très échancrée, sur une banquette éclairée par deux spots qui pouvaient suggérer un interrogatoire chez les lardus. C’était une belle plante, au visage sévère, les cheveux bruns très longs, les yeux en amande, la bouche en fleur, ni gracieuse ni vulgaire, qui semblait plutôt s’ennuyer.

— Je suis à vous, dit-elle, m’ayant borné dans la file d’attente des voyeurs.

En attendant, on avait le privilège de la voir déambuler de long en large de la pièce, un ralenti avec des bougés, et le manque de pixels conférait à l’image quelque chose de fantomatique.

J’ai pensé au film Paris-Texas, à la fameuse scène du peep-show où par la confidence le mari se découvre graduellement auprès de son ancienne femme perdue de vue depuis un drame.

 Mais là on ne pouvait dialoguer oralement avec Ilona. Pas de micro : il fallait transmettre ses désirs par l’intermédiaire du clavier de son ordi. J’ai écrit :

 

Je suis le frère d’Ange qui n’est plus. Peut-on se rencontrer ?

 

J’ai assisté à sa réaction de méfiance : elle devait me prendre pour un dingue qui tente d’avoir un rendez-vous sous un prétexte hasardeux, ou à un piège de son milieu, puis elle a tapé sur son clavier :

 

— Je ne rencontre jamais les clients. Effeuillage, exhibition avec mon gode, ou jeux lesbiens avec une copine, les tarifs payables par carte bleue vont s’inscrire en bas de l’écran.

 

Pas envie de m’y conformer mais sentant que la communication allait être coupée, déjà elle frottait son front à la vitre de la cabine à mater, j’ai écrit à toute vitesse la vérité, et le mot mort évidemment accolé à mon frère l’a bouleversée —au point d’avoir des difficultés à respirer, mais pas décidée à aborder crûment le sujet.

 

— Votre téléphone, s’il vous plait, maintenant, excusez, c’est la pause, a-t-elle tapoté avant d’éteindre la lumière de la pièce.

 

J’ai jugé que c’était une lâche manœuvre pour m’éconduire : à quoi bon lui laisser mon numéro de téléphone dans le noir qui avait envahi la pièce ? Mais une ombre rémanente flottait :

 

Je suis là, tapez !

 

Alors, je l’ai fait, priant que mon numéro serait enregistré sur son ordi et qu’elle s’en servirait pour me contacter — les prostituées, ou assimilées, sur le trottoir ou derrière leur vitrines, ont perdu leur part d’humanité, elles n’exercent pas un métier comme les autres, le sexe vénal est le contraire du partage, et elles sont si exploitées, jusqu’à l’esclavage, négation de leur corps, que ce sont des femmes qui ne peuvent plus aller à votre secours, la générosité, la gratuité les ont quittées.

Pourtant après des jours qui m’ont torturé, où j’ai failli retourner sur son site, fragile comme un repentant, elle a appelé, un joli accent :

— Pas se voir mais je vais vous parler d’Ange.

A défilé sa vie avec mon frère, une histoire tourmentée, rythmée par la possession, je t’aime, je te tue. Ils s’étaient connus dans une boite interlope, filles de joie mélangées à l’assistance du Tout-Paris, les hommes bernés par des mannequins aux allures inaccessibles, rémunérées par l’organisateur de la soirée. Mon frère bien que déjà dans le proxénétisme de haut niveau avait succombé aux charmes d’Ilona la hongroise – bien sûr il avait deviné son occupation, son statut de prostituée, mais il avait voulu l’en sortir, privilégier sa personnalité, en faire une reine humaine. Il lui payait tout, confort domestique, balades en amoureux, tournée des grands ducs, mais mon frère a le tort de lui poser des questions sur son passé, les hommes qu’elle a eus, les hommes qui l’ont conduite à se vendre, et le fantasme du mâle marlou apparaît : faire jouir la pute, être le maître absolu de son corps, exclusivité de son commerce.

Un jour elle disparaît, ennui, nostalgie peut-être de l’ancienne vie, peur de l’emprise de mon frère, ayant tout prémédité (bagages, billets de train, points de chute) et voilà Ange qui la cherche partout — il soupçonne un mac qui rôdait, un ancien souteneur qui l’avait initiée quand elle avait débarqué en France, dix ans auparavant, croyant qu’elle serait engagée comme modèle dans une agence de mode

Intuition, il l’imagine à Nice : ses copines, sa meilleure amie arpentent la promenade des Anglais, elles travaillent dans des studios, fric facile, les clients sont fortunés, et la police est moins tatillonne qu’ailleurs.

Une nuit, il la retrouve, elle s’en souvient, quelle ardeur, quelle explosion des sens, quel alambic, à vous saouler un siècle !

— Après on s’est quittés.

— Pour une autre ?

— Il y a eu toujours d’autres…

— La dernière fois ?

Mon frère demandait de ses nouvelles à ses parents émigrés en Belgique ; qu’il estimait et avec qui il était resté en bons termes. « Ilona est partie aux États-Unis » disaient-ils, sans garantie. Mon frère en doutait, il avait la sensation qu’elle était revenue : une certaine Nathalie, repérée aux bars des grands hôtels en train de draguer le micheton, lui correspondait. Il avait croisé une fille dans une allée du Prisunic de Pigalle qui lui ressemblait, c’était peut-être elle chez le coiffeur, cette nuque appuyée sur le fauteuil. L’autre jour, devant lui au cinéma, c’était son parfum, cette façon d’incliner le buste, d’étendre les jambes. Il l’avait abordée après le film, non ce n’était pas elle, mais faisant quelques pas avec elle, il lui avait soutiré son numéro de téléphone. Le lendemain, il l’avait appelé et était tombé sur son répondeur. Là, il y avait la voix ironique de Nathalie qui disait : “Qu’est ce que tu penses de mon sosie?”

Mais c’était son esprit dérangé par la perte d’Ilona qui était à l’origine de cette confusion.

Maintenant que savait-elle de ses assassins, cette cameuse qui avait aimé mon frère?

— On se voit ?

— Je peux vous remettre ses affaires chez moi.

Les femmes, je les connais peu, mais j’ai admis qu’elles agissent selon une autre logique. « Les femmes pardonnent parfois à celui qui brusque l’occasion, mais jamais à celui qui la manque », a dit Talleyrand et j’ai suivi son conseil. Je suis allé à sa rencontre, un soir vers minuit, après son travail dans une ancienne boutique d’instruments de musique, près de la place Clichy — officiaient trois cameuses, la viande épuisée, la langue pâteuse à force de simuler le plaisir de faire plaisir au voyeur. C’était la fin de leur prestation et devant moi elles ne purent retenir la haine du cochon de client, surtout du dernier qui s’incrustait.

— Chez moi ?

Chez elle, un 2-pièces coquet qui sentait son goût pour les tissus, en particulier la soie et les dentelles, il me fut difficile de trouver trace de mon frère, parmi les étoffes répandues sur les meubles. C’était quoi ses affaires ?

— Vous lui ressemblez, dit-elle en partant se doucher.

Ensuite, je l’entendis se brosser les dents longuement, cracher à trois reprises, probablement pour faire disparaître toutes les paroles insanes prononcées durant son exhibition.

Cette nuit-là elle me répéta ce qu’elle m’avait confié au téléphone : leur liaison, la fuite pour Nice, leurs retrouvailles, leur séparation qu’apparente… Elle mentionna l’existence de ce souteneur qui l’avait attirée à Nice, le rival de mon frère, qui ne cachait pas « d’avoir des droits sur elle » : c’était lui, un Serbe qui l’avait mise devant la caméra du web.

— Je ne me plains pas, fatigant les frustrés, toujours les mêmes cochonneries, mais pas à les respirer, et la journée est bien payée.

Prestation autour de 250 euros, elle pouvait empocher environ 5000 euros par mois — les chiffres annoncés en toute franchise résonnèrent comme un gage d’indépendance, et son accent slave roucoulant sembla leur conférer la preuve de sa féminité capable encore de séduire et d’être séduite.

Oui, j’ai subi son charme, sa langue musicale, sa maîtrise du français : elle pouvait jouer avec les mots — comme le cochon dingue, aquilin à qui l’autre, l’occasion fait le hareng. Mais je n’oubliais pas ma mission, et chaque fois que je la retrouvais je ne manquais pas de la faire parler : les fameuses mauvaises fréquentations expliquent le passage à la délinquance, c’est du moins ce que je savais par les films, les livres, tout le folklore du milieu livré aux consommateurs. J’étais puceau de la violence, mais je suspectais un règlement de comptes au centre du crime commis.

— Ton Serbe, il avait un problème avec Ange ?

— Ils ne s’aimaient pas… trafic du bétail.

— Bétail ?

— Les femmes… comme ils disaient.

— Tu le fréquentes ?

— Je l’évite, il pourrait m’enlever, me remettre au turf.

— Il traîne où ?

— En Allemagne, en Hongrie, en Thaïlande, là sites de webcam implantés.

— Ils diffusent de l’étranger ?

— En France ce n’est pas autorisé.

— Tu as quelle nationalité ?

— Les deux depuis l’année dernière…

Il me faut maintenant avouer les conséquences de notre fréquentation assidue – intime, ah ! le mot vient dans ma bouche avide : nous sommes devenus amants, et bien qu’elle ait continué ses activités de cameuse, nous formons un couple, elle couche avec moi chez moi, je couche avec elle chez elle, le bonheur complet.

Aujourd’hui, nous sommes partis voir ses parents en Belgique. Avant de sonner à leur porte dans leur banlieue, nous avons joué aux touristes, admirant l’architecture baroque de la Grand-Place à Bruxelles.

— C’est lui, m’a-t-elle glissé, à un moment, agrippant la poche de ma veste, et désignant un géant qui regardait les ornements de la théorie de bâtiments.

J’ai senti un objet froid contre ma main : un pistolet.

-- Celui de ton frère. Vas-y maintenant, l’heure de te venger.

Je me suis mis dans les pas du géant, le suivant jusqu’à ce qu’il s’enfonce dans une ruelle des Bouchers… J’ai embrassé Ilona, une dernière fois, et visant le géant j’ai appuyé sur la détente.

 

 

25 avril 2020

   

  

Pour lire d'autres textes de l'auteur : Môme sublime

  

  

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