Folle histoire - Antoine Tranchet

Depuis Berlin, Antoine Tranchet, expédie le cri du cœur de quelqu’un « qui n’est pas fou ».

  

Folle histoire

 

Je ne suis pas fou. Quoiqu’ils vous disent, quoique le monde en pense, je ne suis pas fou.

Un docteur a un jour décrété que j’étais « psychologiquement défaillant » et toutes mes protestations n’ont fait qu’aller contre moi. Je ne suis pas fou. Vous êtes mon dernier espoir avant que je ne le devienne. Je vous en prie croyez-moi. Ce docteur. Comment s’appelait-il déjà ? Roeser. Dr Roeser. Comment un type avec un nom comme ça a pu, d’une simple signature, finir ma vie ? Je ne suis pas fou, seulement personne ne me comprend, encore moins ces prétendus docteurs et leurs années d’études qui leur servent de prétexte et de légitimité. En quoi peut-on juger les autres, quand on entre dans la vie active à 35 ans ? Certains y sont déjà depuis leurs 15 ans voire leur 14.
Je ne suis pas fou. Personne n’a le droit de me juger. Pourquoi cette injustice ? Pourquoi me retrouve-t-on dans un univers pur et blanc ? Pourquoi mon voisin promène-t-il sa brosse à dents en laisse tous les jours ? Pourquoi a-t-on brisé ma vie, comme on écraserait une mouche, avec aussi peu de considération et autant de dédain ? Qui voudra me croire maintenant ? Pourquoi, sous réserve qu’un imbécile en blouse blanche en a eu envie, mon avis ne vaut-il plus rien ? Pourquoi mes explications me font-elles passer pour encore plus fou ? Pourquoi ma peur des médecins inaptes se transforme-t-elle en « paranoïa »  dans mon dossier ? N’y a-t-il plus de lois dès lors que l’on est catalogué ? N’a-t-on plus de droits dès qu’on est interné ? Dans ce cas autant revenir aux époques les plus despotiques et les plus sombres de l’humanité. Autant s’emparer du contrôle non plus de la presse, ha imbécile de Berlusconi, mais du contrôle des facultés de médecine, des écoles de psychologie et des instituts de psychanalyse. Un ennemi politique ? Pas de soucis, un coup de fil, un clic, une feuille imprimée, un tampon, une signature et vouf, le tour est joué. Je ne suis pas fou. Ce n’est pas parce que j’écris une onomatopée en toutes lettres que je suis fou.
Un fou se souviendrait-il des identités remarquables de 4ème ? Un fou connaitrait-il par cœur l’ensemble des lignes du tableau périodique des éléments de Mendeleïev ? Ou bien les 26 premières décimales de PI, divisé par deux ? Un fou pourrait-il faire du vélo sans les mains, porter 43kg en développé-couché, chanter sous la douche sans les mains, se gratter l’oreille avec les orteils, fabriquer une voiture à partir d’une tondeuse ?

Je ne suis pas fou.
Je suis pris dans le cercle le plus vicieux du monde. Plus je me débats, plus on m’enfonce. Je dis que je ne suis pas fou, on m’accuse de déni.
Je dis que je suis fou, on applaudit mes aveux et ma lucidité à le reconnaître.
Je ne dis rien, on accable ma pathologie de « mutisme prouvant une folie intérieure ».
Je parle, on m’accuse de schizophrénie et de délire.
Que faire ? L’évasion ? Ils l’utiliseraient contre moi. Les cris de désespoir ? Pareil. L’autisme ? Encore pire. Le mutisme ? N’en parlons pas. La corruption ? Intéressant, je vais y songer. Mais ce docteur Roeser est bien trop con pour accepter de l’argent et faire une entorse à sa saloperie de sermon d’Hippocrate.
Je ne suis pas fou. Je ne sais même pas ce qui a tout déclenché. Quel est ce papillon qui battit des ailes en Inde et amena ce typhon dans ma vie ?
Je ne vois rien d’extravagant dans ma vie qui ait pu conduire à cette fatale erreur.

J’étais normal, dans une ville normale, à fréquenter des gens normals, rencontrer des filles normales, manger dans des lieux normals, regarder des disputes de pigeons normals, prendre des transports en communs normals, bref tout ce qu’il y a de moins anormal. Jamais je n’ai enfreint la loi, pas une remarque disciplinaire, pas une infraction, mais aucun excès non plus, pas d’excellence scolaire, pas de rapports délataires, pas d’extractions dentaires, pas de rôle dans les pièces de Molière (un fou sait-il manier la rime avec autant d’aisance que La Laitière fait des mousses au chocolat ?)…
Les réseaux sociaux ? J’en étais absent.
Mon adresse mail ? Formelle, dénuée de tous Loulou_la_calinou_du_93 et autre beau_gosse_de_neuilly.
Ma voiture ? D’une couleur neutre, d’un bruit modéré (pas un vrombissement tape-à-l’œil d’une Ferrari, ou autre joujou pour gosse de riche).
Mes parents ? D’honnêtes retraités, jardiniers à leurs heures, voyageurs sans tomber dans l’excès, économes sans être radins.
Mon style vestimentaire ? Discret sans être sombre, classique sans être trop classe, classique sans être négligé.
Alors pourquoi ? Pourquoi moi ? Pourquoi moi qui ne suis pas fou ? Pourquoi moi qui ne suis pas fou mais qui suis considéré comme tel ? Pourquoi moi qui ne suis pas fou mais qui suis considéré comme tel bien que je ne m’appelle pas Guillaume ? Pourquoi moi qui ne suis pas fou mais qui suis considéré comme tel bien que je ne m’appelle pas Guillaume et que je ne sois pas fou ?
Pourquoi ? Pourquoi un anonyme et pas un chanteur ? Pourquoi moi qui suis inoffensif et pas Lara Fabian qui nous les brise ? Pourquoi moi et pas tous ces PDG capitalistes ? Pourquoi moi et pas tous ces politiciens à la langue de châtaignier ? Pourquoi moi et pas un clochard polluant la rue ? Pourquoi pas moi en fait ? Faut-il une justice ? Sans blasphèmes, Dieu n’existe pas. Si ce que dit la Bible est vrai, Dieu n’existe pas parce qu’Il n’est ni omniscient ni tout-puissant. Si ce que dit la Bible est faux, Dieu n’existe pas parce qu’Il ne laissera pas des mensonges sur lui traverser les âges et les temps. En fait, d’un point de vue qui est mien (et qui n’est pas celui d’un fou), Dieu a existé. Dans les têtes, dans les mentalités pendant quelques siècles voire plus. Mais comme le disait Jean Racine : « Dieu est mort ». D’ailleurs a-t-il eu le droit à un enterrement religieux ? A-t-on prononcé ces mots, dénués de sens maintenant : « Dieu l’a rappelé parmi les siens » ? Parce que Dieu qui meurt ne peut plus s’ouvrir lui-même les portes du Paradis. Et puisque Dieu a tué (confère les Sodome et Gomorrhe impies qui ne méritaient que ça, certes), va-t-il aller en Enfer ? Mais du coup, Jésus sera assis à la droite de quelqu’un ? Sera-t-il le nouveau référentiel pour le positionnement  là-haut ? Martin Machin, assis en face de Jésus, anciennement à la droite de Dieu. Et pourquoi Jésus et pas un autre ? Si son père meurt et qu’il reprend la succession, ce n’est ni plus ni moins qu’une tyrannie. Et le pipeau du « aimez vous les uns les autres », du « vous serez tous égaux là-haut » n’en est que plus pipeau. Et d’ailleurs comment peut-on s’aimer les uns les autres sans être d’une part homosexuel et d’autre part exercer l’inceste ? (D’ailleurs, à la lecture de la Bible, tous les incestes ne sont pas interdits, seuls deux ou trois d’entre eux, pour quoi ? Sur quels critères ?)

Je vais arrêter mon discours sur la mort de Dieu, parce que je ne suis pas fou et parce que je ne veux pas que les mots « blasphèmes » et « absurde divagation » figurent dans mon dossier déjà épais comme un sandwich triangle. Vous l’ai-je dit ? Je ne suis pas fou. Je connais l’alphabet, même à l’envers. Et quasiment en grec. Un de mes meilleurs amis de l’époque s’appelait Roeser. Ce nom m’a marqué. Tellement atypique que je n’en ai rencontré aucun autre depuis. Et que je n’avais jamais rencontré de Roeser avant. Le seul que j’ai jamais connu était journaliste. Débordant d’ambition, il avait commencé comme distributeur de Direct Soir dans le métro, et son rêve était, après 23 ans de carrière, je n’ai jamais su pourquoi il avait prédit ce chiffre, de finir directeur général de Virgin Radio France. Roeser était quelqu’un de déterminé. Et il avait un but dans la vie. Oui, oui, les 2 à la fois. Je l’ai connu à son cabinet de dentiste, quand il m’a enlevé les dents de sagesses. Juste avant que l’anesthésie ne m’emporte, il m’avait dit, ce cher Roeser, que ça ne ferait pas mal.
Je ne vois pas flou vous savez. Quoiqu’en disent les docteurs, quoique le monde en pense, vous ne devez pas les écouter. Mon voisin porte des lunettes, mais moi, je ne vois pas flou. Pourquoi m’a-t-on collé cette étiquette ? Plus je me débats, plus on m’enfonce. Je suis au cœur d’une injustice, et même Dieu est contre moi.

Qu’on pense que je vois flou, qu’on se moque de moi, qu’on dise que je vois flou, ça me rend tout simplement fou.

       

Nouveautés
Decameron 2020 - Le livre
Article ajouté à la liste de souhaits