La mer - Oliver Maurizi

Face à la mer, même l’homme brave reste un homme, rien qu’un homme. Nouvelle d’Oliver Maurizi.

  

  

La mer

 

         Cette année, le printemps avait du mal à suivre le calendrier. Les frimas perduraient et les giboulées ressemblaient à s'y méprendre à des pluies tropicales à ceci près que le thermostat approchait le zéro. Les météorologues nous serinaient l'antienne à la mode : il n'y a plus de saisons ! Nous avions bien compris que les cartes avaient été redistribuées et que nous pouvions mettre nos maillots pour la baignade du premier de l'an et la doudoune lors des soirées estivales.

        

         Comme pour souligner ce refrain, la veille, la mer s'était déchaînée sur cette petite plage de Vendée. Un spectacle son et lumière avec une multitude d'effets spéciaux : gerbes d'eau gigantesques, troncs d'arbres s'entrechoquant, de la mousse et des embruns qui rendaient humbles. Et c'était toujours pareil, le lendemain du déchaînement des éléments, les hommes voulaient voir à quoi ils avaient échappé... Des cris d'orfraies accompagnaient les stigmates laissés par beaucoup plus fort qu'eux. La mer s'était retirée et avait repris son rythme de croisière. Elle leur avait montré ce dont elle était capable. Elle n'avait pas eu besoin d'en montrer davantage et surtout elle savait qu'elle devrait réitérer sa démonstration de force tant les hommes avaient cette propension à oublier.

        

         Et moi, je faisais comme tout le monde. Je frissonnais ! Je parcourais l'estran, captivé par cette force dormante et  subjugué aussi par ces empreintes de pas dont je n'arrivais pas à défaire mon regard. J'avais beau regarder alentour, je ne voyais pas à qui elles pouvaient appartenir. Personne n'était pieds nus. Je regardais interrogatif la marée montante comme si elle allait me fournir une explication afin de me sevrer. Je la titillais intensément du coin de l'œil pour qu'elle m'avoue qu'une sirène avait délaissé sa queue et était sortie des eaux. J'étais face à un miracle ! Alléluia !

 

         Il y avait aussi une autre constante lors des différentes expressions de la nature déchaînée : les prédicateurs. Un d'eux était apparu comme par enchantement et hurlait :

 — Nous avons péché ! Nous avons fait le mal et nous allons être engloutis ! La mer va s'ouvrir, soyez prêts ! Vous n'avez pas suffisamment idolâtré ! Vous avez sacrifié Jézabel alors qu'elle vous adorait. Soyez maudits !

         Moi, je me sentais maudit mais pas pour les mêmes raisons. La mer allait recouvrir ces empreintes — mes empreintes —  et j'étais prêt à sacrifier Jézabel une seconde fois afin que la marée cesse sa progression.

 — La mer va nous recouvrir ! Elle va nous purifier, laver des siècles de souillures. Priez et vous serez épargnés !

         Qu'elle recouvre mais plus loin ! Qu'elle aille purifier mais ailleurs ! Elle pouvait faire une exception ? Aujourd'hui, la mer ne recouvrirait pas, elle épargnerait ! Elle ferait un large détour afin qu'au moins, je puisse faire un moulage de l’œuvre d'art que j'avais en face de moi. Qu'elle était cette Cendrillon qui ne laissait pas de carte de visite ?

          Ma prière ne semblait pas être entendue : la mer continuait son ascension et elle y mettait du cœur : régulièrement, inexorablement... Sourde ! La mer était sourde ! Jamais personne ne l'avait avoué ouvertement. Il ne me restait plus qu'à la combattre. Elle allait voir de quoi j'étais capable ! Je me mis à creuser comme un forcené, après tout l'homme était capable de dominer les éléments. Alors j'allais les soumettre !

          Un glacis, des fossés, des murailles... Je fis ça si rapidement que je me pris pour Héraclès, capable de dévier les fleuves. Notre combat allait être héroïque... Et puis, quoi de plus trivial qu'une marée ? Elle trouvait enfin un adversaire à sa mesure ! Elle tremblait déjà...

 — Regardez les flots qui s'ouvrent. C'est l'heure du jugement dernier ! Soyez pénitents ! À genoux !

         J'étais déjà à genoux afin de procéder aux dernières finitions et je ne demandais que ça : voir les flots s'ouvrir... Non seulement, la mer était atteinte de surdité mais sans aucun doute, la cécité la guettait. Si elle n'entendait pas mes prières, elle voyait bien que je m'escrimais mais elle ne semblait pas impressionnée par mes constructions et n'avait manifestement pas l'intention de me présenter ses hommages ! Il fallait donc combattre. J'étais prêt !

         Cela ne dura que quelques minutes. Pourtant, j'avais fière allure... Allant de droite à gauche, devant, derrière : je colmatai les brèches ; remontai une muraille avec mes mains et créai avec mes pieds une dérivation pour évacuer le trop-plein d'eau ; creusai plus profondément, désespérément les fossés ; fabriquai in extremis un donjon pour retarder l'inéluctable. Le combat fut âpre mais la mer me replaça à ma seule condition humaine et ensevelit à jamais ce que je pensais être la promesse d'escarpins volés...

         Je me mis à pleurer alors que les eaux commençaient à me submerger. Mes larmes se mélangèrent à la marée. Et je compris enfin pourquoi la mer était salée : elle n'était que l'écrin des déceptions humaines....

  

  

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