- Operata Furiani 92
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Témoignage de Sylvie Casalta
« Il m’implora de ne surtout pas siéger sur cette tribune… »
[Sylvie répond aux questions posées par Alexandre Oppecini]
« J’ai 53 ans, je travaille en tant que coordinatrice de projet au service Lingua è cultura à la mairie de Bastia, j’habite à Oletta…
J’étais descendue de Corti pour assister à la demi-finale contre Nancy, en accompagnant un groupe d’amis, nous étions tous étudiants. Je venais voir un match surtout pour l’ambiance, car je n’étais absolument pas passionnée de foot… j’ai suivi le mouvement ! La demi-finale était déjà un moment fort car nous fumes installés sur une tribune ouest, provisoire, celle-ci vibrait sous la liesse des supporters en folie… ils étaient complètement déchaînés face aux supporters opposés !
Je dis « ils » car j’étais spectatrice des supporters et du jeu… je découvrais une forme de violence collective contrôlée mais inassouvie, une façon de chercher des ennemis. Et puis, dès la victoire de notre équipe, une impatience grandit au fil des jours… Il fallait grossir les rangs pour écraser cet « ennemi » bien identifié. Il fallait avoir les places absolument et pour cela un de nous devaient s’en charger. On venait d’apprendre qu’une tribune provisoire allait s’élever pour l’événement ! Cela semblait incroyable d’ériger un tel ouvrage pour une simple partie de sport, non ? En famille on parlait aussi de cette tribune dont les médias narraient l’évolution de l’édification. Mon père en regardant le journal télé, était perplexe et de plus en plus inquiet, aussi devant cette vison éphémère de l’impossible… il se tourna vers moi et subitement m’implora de ne surtout pas siéger sur cette tribune. Il m’expliqua que c’était de la pure folie de la monter aussi vite, avec l’aide de jeunes appelés l’armée pas du tout qualifiés pour ces travaux…
Nous nous préparions à Corte pour descendre en cortège jusqu’à Furiani ! Nous avions des places en tribune sud ! J’étais très rassurée car j’avais juré à mon père que je ne monterais pas sur cette tribune effrayante. J’étais tellement contente, surexcitée à l’idée de descendre avec le drapeau historique de mon père ; des souvenirs d’enfant refirent surface, c’est vrai… J’avais adoré regarder les partie de foot en 78… sur le fameux poste de télévision et regarder la fête là où certainement mon père et son cousin brandissait déjà ce fameux drapeau du SECB… Ils arriveraient tard à la maison, mais quand le club ne jouerait pas à domicile, le soir on allait pouvoir crier et chanter « Bastia … ». Enfin garés nous vîmes l’ampleur de l’événement au nombre de véhicules stationnés le long de la nationale, complètement inhabituels pour un si petit stade, je commençais à ressentir cette passion du stade… Arrivés devant l’entrée la fête se préparait, et là mon ami m’annonce que finalement un ami du groupe nous a changé les places pour pouvoir accéder sur la « super tribune »… « Tu comprends, on ne pouvait pas êtres avec les Marseillais! » Mais… impossible ! J’avais promis à mes parents…. Non pas question! Hélas j’étais abasourdie par cette nouvelle, incapable de repartir étant portée par les hordes de supporters derrière et devant moi…
On venait de passer l’entrée. Je n’étais plus supportrice mais spectatrice du brouhaha… Je compris subitement que j’étais prisonnière de cet élan de folie… je ne détestais pas mes amis mais comment aurais-je pu sortir de là… ? Une chose restera gravée à jamais c’est l’inclinaison de ma tête pour pouvoir regarder l’immense tribune et surtout sa hauteur… Je fus prise de vertige, non je ne peux pas gravir ces tubes, je voulais tellement m’enfuir mais on me retenait, et puis ça ne se fait pas… oh Madonna, mes parents croient que je suis en face… J’étais complètement perdue, un pressentiment terrible m’envahit, et là je compris au hasard de quelques regards que je n’étais plus là ; je demeurais seule mais il fallait y aller et ne pas montrer qu’on avait tout simplement PEUR. Monter cette tribune fut tellement difficile car à chaque marche je regrettais d’y être… encore plus haut s’écriait un ami, et finalement on devait trouver notre rang, juste deux rangs au dessous de la tribune de presse.
Je me surpris ce jour-là car je ne voulus pas rester une minute de plus dans cette ambiance folle du foot où la musique venait alourdir cet aveuglement face à l’irréparable… je ne comprenais plus rien, je les regardais tous en leur demandant d’arrêter de taper des pieds, mais pourquoi ne l’entendaient-ils pas? Mais pourquoi j’avais si peur ? On me demanda de m’asseoir… quelqu’un me dit tout prêt « Aiò falla finita, basta avà .. » J’avais envie de pleurer… mais j’avais tellement honte pour mon insolence déplacée, je ne comprenais rien au foot et je gâchais leur moment de fête. Sans doute était-ce mon manque d’expérience pour ce genre d’événement… Bon pour arrêter de plomber l’ambiance je prétextai d’aller acheter à manger et j’invitai une amie, qui comme moi commençait à s’angoisser, à me suivre… On descendit dans l’antre de cette structure féroce et tellement bruyante, quelle horreur ce bruit ! On longea la tribune les yeux en l’air, guidés vers le fracas des pas qui frappaient les planches de fer… Jamais je n’avais entendu ça !
J’allais chercher je ne sais quoi à manger, j’étais en colère… comme je leur en voulais d’être là ! Trop de monde faisant la queue devant les sandwichs, nous retournâmes sur nos pas…. Et là…. Je vis les parpaings qui soutenaient les piliers tubulaires métalliques se fissurer. Je réalisais que je ne me trompais pas, oui j’étais persuadée que quelque chose de terrible allait se passer. Heureusement je remontais vite, mon visage était livide, mon cœur battait tellement vite, j’avais vraiment très peur… nous essayâmes avec mon amie d’expliquer aux copains ce que nous avions vus .Je leur criais : « ça ne va pas tenir, il faut partir vite »… Et là, on m’appuya sur l’épaule pour me faire asseoir en me disant : « Arrête-toi maintenant ça suffit, arrête ta comédie » … Mon regard se brouilla, je m’assis mais comme une bête qu’on veut abattre et qui se relève, je me tournai vers Jean-André Ferrali un paisanu accompagné par un monsieur plus âgé, eux auraient-ils plus de sagesse pour me croire ? Désemparée, je leur demandai très fort : « S’il vous plaît, vous croyez que ça va tenir ? On ne va pas tomber, n’est-ce pas? » Je me retourne car quelque chose se passe, simultanément certains de mes amis se tournent vers moi, leurs regards implorant et en un quart de seconde je compris dans leur regard qu’ils m’exhortaient… mais c’était trop tard, on tombait. Je me souviens de cette vague, une onde de choc, je mais je n’avais eu aussi peur, je me souviens d’avoir prié, « Seigneur, je vous en prie. » Accrochée au fauteuil, contorsionnée, je ne comprenais rien, j’avais tellement peur que ceux appuyés à la rampe au-dessus de nous viennent s’écraser sur nous. Je n’oublierai jamais les cris de tous ces gens, je saisis ce que le mot effroi voulait dire. En état de choc, je ne pouvais bouger. Ce fut mon petit ami, qui était pompier volontaire, qui s’occupa de moi, il me posait des questions si j’avais des fourmillements, ou j’avais mal, etc. Mais j’en avais du mal à répondre… Mais pourquoi mes bras tremblaient-ils de haut en bas , Et là, il me couvrit le visage avec un pull et me guida pour m’extraire de l’enfer. Je ne me souviens plus de ces minutes… oui, ma sœur qui me retrouve et qui pleure… on venait d’arriver au restaurant L’Étrier, juste en face de ce stade maudit, c’était l’établissement de la tante de Lucien ! Elle nous a recueillis. Je pus téléphoner à ma mère et là d’une force et d’un calme incroyable, je lui dis : « Ne t’inquiète pas maman je vais très bien je ne suis pas tombée, je suis obligée de te laisser car d’autres ont besoin de téléphoner, ça va! »
La nuit fut horrible, il fallait retrouver la cousine de Lucien car quelqu’un l’avait vu blessée (le pied arraché). On devait prendre des nouvelles, nous on pouvait attendre, nos blessures étaient légères. On alla à l’hôpital mais c’était le chaos…. On rentra très tard, les Pumas grondaient toujours dans ce ciel d’apocalypse. J’avais mal de partout, mais surtout ma jambe qui semblait exploser à l’intérieur… j’avais mal au cou, aux poignets… Ma tête tournait…. je ne voulais pas m’endormir car j’étais sur que j’allais mourir. On me donna du Lexomil…
Je me souviens d’être allée vite rassurer ma mère qui était sur Bastia, ma sœur était là avec elle, je voulais continuer à jouer la comédie et ne pas lui dire, mais ma sœur éclata en sanglots en me voyant….Il fallait aller à l’hôpital pour faire des radios… Hélas, plus de films radio disponibles, on alla à la polyclinique mais les films seraient illisibles… Devant la clinique tout le monde était triste et ahuri… Il y a avait un ou une journaliste (je ne me rappelle plus) du quotidien France-soir qui nous interrogea et nous prit en photos… On venait de nous mettre des minerves… on remonta vers Corte notre refuge… On serait tous ensemble, nous, tous ces jeunes étudiants partis pour faire la fête et revenus blessés mais surtout traumatisés…
Les jours qui suivirent furent difficiles… On apprenait heure après heure les noms et le type de blessures de nos connaissances… La mort aussi venait bouleverser à jamais notre insouciance.
Séquelles psychologiques évidentes, et puis je me souviens de ne plus avoir pu en parler pendant des… années. Je ne l’écris que ce soir. Je ne me souviens pas d’une cellule psychologique, moi je voulais juste oublier, dès que j’entendais le mot Furiani je fuyais les conversations et l’espace où je me trouvais, impossible de voir la foule et surtout pas dans un endroit fermé. J’étais terrifié si un sol bougeait, terrifié de prendre l’ascenseur, de reculer en voiture, j’aurai très peur de prendre l’avion pendant des années… et malheureusement je ne suis plus jamais allée dans un stade. »
question
Avez-vous suivi le procès ? Qu'avez vous ressenti à l'annonce du verdict ?
« J’ai voulu tout oublier. Je n’ai même pas voulu continuer mon dossier d’indemnisation … certains avaient tellement plus souffert que moi… »
question
"Pas de match le 5 mai", quel est votre sentiment ?
« Je n’ai plus d’avis sur ce sujet… je suis désolée… »
question
Des dizaines d'années après, comment cette tragédie a-t-elle impacté votre vie ? Avez-vous fait votre deuil ?
« Oui j’ai fait mon deuil lorsque ma fille voulut aller au stade, il fallait lui dire que je ne pourrai jamais l’y emmener. »
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