Josiane Alessandrini - « Je me sens partir, comme si j’avais un vertige »

  

Témoignage de Josiane Alessandrini

 

 

« Je me sens partir, comme si j’avais un vertige »

  

Nous sommes le 5 mai 1992, j’ai 17 ans, on arrive au stade Armand Cesari où la nouvelle tribune en impose de par sa hauteur. Mon père qui travaille et passe tout les jours devant me dis « N’y allez pas,  ils l’ont montée trop vite.  Tamanta tribune, je n’ai pas confiance, attenti ô zitelli ! ».

 

Mais on n’écoute pas forcément ses parents à 17 ans, hélas . Nous prenons à boire et nous passons sous la tribune pour rejoindre nos places dans les gradins. On voit bien des parpaings et des cales en bois sous les échafaudages de la tribune, mais l’ambiance et l’exaltation du match font qu’on ne pense pas monter dans le couloir de la mort. On y va pour célébrer ce moment avec la Corse entière, tutti uniti è tutti inseme.

 

Quelle excitation ! Quelle joie d’être là pour vivre ce moment sacré ! Les chants corses envahissent le stade c’est énorme ça nous prend au plus profond de nous. Tout le monde chante, siffle, fait du bruit. On est au plus haut de la tribune contre la rambarde, et on se fait la réflexion que mai ch’ella sia… Si on tombe on est mort… On n’imagine pas la suite.

 

Il est 20h, on rejoint nos places, les Marseillais sont sur la pelouse. La bandera flotte partout dans le stade. Quelle émotion, que c’est beau et fort de vivre ça.

 

Et quelques minutes plus tard, je me sens partir, comme si j’avais un vertige. La tribune bascule comme un mouvement de vague. Et là, un souffle et une aspiration dans le dos qui te font vite comprendre que c’est la fin.

 

Le fracas des ferrailles, ce bruit métallique, les cris les hurlements (et la seule chose que je me dis c’est : « Respire, accroche-toi au siège. ») Ces quelques secondes vont rythmer le reste de ma vie. Et là dans un flou total, le cerveau se déconnecte, car j ai l impression d’être seule sur ma rangée. Je ne vois personne à côté de moi et cette sensation d’être hors de mon corps et de flotter au-dessus de ce chaos, spectateur de l’horreur… Des gens empalés, bloqués en l’air, entre les ferrailles, des blessés partout, des gens défigurés par le sang. Des gens qui courent, partout, mais je n’entends plus rien. Aucun son. Je ne ressens rien, même pas mon corps, et là, au loin, j’entends une voix qui insiste et m’appelle. Un ami me parle et me fait revenir à moi. Je reprends possession de mon corps et me réveille. Vraiment là, j’entends, je vois, et surtout je commence à sentir une chaleur envahir mon corps. Je suis coincée entre deux rangées et ne vois donc pas mes jambes, une personne à sa tête sur une de mes jambes. Quelqu’un s’approche d’elle, l’appelle, mais pas de réaction de sa part. Moi je ne bouge pas. Je suis bloquée. Et là en évacuant, je vois tout le sang qui coule sur mes jambes l’horreur. L’odeur de la mort. Quelques personnes essaient de m’évacuer, mais je suis bloquée. Aucun son de ma bouche. Je voudrais crier « aidez-moi ! », mais rien !!

Il fait nuit. Les sirènes et les bruits d’hélicoptères retentissent dans la nuit. Quelqu’un essaie enfin de me dégager les jambes. Je suis empalée au niveau de la cheville et les dégâts pour me sortir de là vont être terribles. Ma cheville a une grosse plaie ouverte qui saigne. Les douleurs sont indescriptibles. Nous sommes dans le noir plus aucun de mes amis n’est là. Je suis seule posée sur la terre à même le sol, des gens partout. Je me vois mourir toute seule sans personne pour me tenir la main ou me réconforter. Mon pied pend. Les gens nous enjambent pour trouver de l’aide. Mon pied valse d’un côté à l’autre. Et vers minuit enfin quelqu’un me reconnaît et me vient en aide pour me faire évacuer sur une civière qui n’était autre que les planchers de la tribune.

 

J’ai vécu toute cette douleur à vif. Je pensais à mes parents qui étaient là quelque part en train de me chercher. Ce qu’ils devaient ressentir de ne pas me trouver, je m’inquiétais pour eux mais j’avais tellement hâte de les voir. Je fus évacuée en camion de CRS. Un ami me tenait la cheville car la douleur était insurmontable. C’était la folie. Des gyrophares, des sirènes, sur la route, dans le ciel, c’était la guerre.

 

Alors cela va faire 30 ans et je n ai pas oublié le moindre détail de ce drame. Je m’arrêterai là car mon chemin a été très long pour remarcher et il l’est encore aujourd’hui par les douleurs physiques et psychologiques, mais je pense aussi à ceux qui ont perdu la vie, alors je remercie la vie de me donner la force de me battre tout les jours depuis 30 ans.

 

 

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