Vincent Susini - Cette tribune et pas une autre !

 

Témoignage de Vincent Susini

 

 

Cette tribune et pas une autre !

 

[Lettre à Alexandre Oppecini]

 

Bonjour,

Je tiens tout d'abord à remercier Corinne Mattei avec qui je suis entré en contact par hasard, au détour d'une publication FB, comme quoi cela n'a pas que du mauvais, et elle m'a exposé son projet.

Blessé et évacué, je fais partie des derniers à être revenu en Corse, hormis deux fois à l’été 92, pour enterrer ma grand mère et mon cousin, je suis retourné chez moi seulement le 19 décembre 92.

Je ne dis pas ça pour être plaint, mais pour remettre les choses dans leur contexte et vous dire que l'exercice est difficile, car l'on peut se souvenir de quelques moments précis, mais en faire une description fidèle sera plus dure.

Certes, je me rappelle de l'ambiance générale du 1/4 de finale contre Nice où j'avais donné mon billet d'avion et de stade à un ami avec qui je me suis retrouvé au stade le 5 mai, avec farandoles de voitures, ouverture des armureries du Fiumorbu, klaxons et rues de Migliacciaru et Ghisunaccia jonchées de cartouches, pire que pour les élections !!! Un affari di scèmi..!!!!

Puis vint la demi-finale et le tirage au sort contre L'OM !!! Un altru affari di scemi !!!!

Nous leurs promettions la misère, et d'ailleurs, après les heurs entre supporters des deux camps, nous ne rêvions que de gagner et d'en découdre avec ces Marseillais qui venaient nous manquer de respect chez nous !!

Nous voici donc au QG au bar chez Pilou et le soir à Calzarellu, discothèque de la région pour savoir qui connaissait qui pour se procurer les fameux billets de stade qui allaient de 300 à 500 francs pour la tribune nord, car il ne pouvait en être autrement !!! C'était celle-là ou aucune autre !!!

Tout avait été minutieusement préparé pendant la semaine : banderoles portant le nom de la région, drapeaux corse mélangés aux drapeaux du Sporting, écharpes, heure de départ, covoiturage, tout était militairement au point, il n'y avait plus qu’à...

Les jours s'égrainaient à la vitesse d'une tortue avec un frein à main, et nous répétions inlassablement le plan, du départ au retour, sûrs de la victoire, tel Napoléon passant ses troupes en revue avant l'assaut final..

Je débordais d'énergie pour finir le nettoyage du camping et dès le matin, après la fermeture de la discothèque où je travaillais, j'enfilai mon autre tenue, et tantôt avec le tracteur, tantôt avec la débrousailleuse, je m'activais avec mon frère et des ouvriers à gagner le plus de temps possible pour avoir le droit d'aller voir le match, ce qui n'était pas gagné avec mon père.

Ce matin-là, j'avais de la lave dans les veines, j'ai arrêté le travail à 14h pour me préparer et monter au bar où l'ambiance chauffait de plus en plus !!

Macagna, empoignades, embrassades, dernières mises au point avant le départ, puis je redescends à CALZARELLU chercher mon frère Dumè qui, comme à son habitude, était en retard !! Mon sang était de la lave en fusion et ne tenant plus à force d'attendre, j'intimai l'ordre à mon ami de partir, tant pis pour mon frère, je bouillonnais d'impatience!!! Quel contraste avec la nonchalance de mon frère qui lui sauva peut-être la vie, sans doute un plongeon de 20m dont personne ne connait l'issue.

Je revois encore mon père, qui était un homme à qui l'on ne désobéissait pas, s'accrocher à la fenêtre ouverte, me suppliant presque de rester le voir au grand écran avec lui, on serait mieux me disait il et en me faisant promettre de me mettre en face, car la tribune ne devait pas tenir, et il ne se trompait jamais ou presque ce cher homme....

Et nous voila partis, rejoignant la colonne de voiture de toute la plaine qui fonçait droit vers Furiani, drapeaux au vent, coups de fusils et klaxons à chaque passage de village, une hystérie collective s'était emparée de chacun de nous!!!

Le moment, si je ne doit en retenir qu'un, fut l'arrivée sur la quatre-voies et la vision de cette tribune, ÉNORME!!!! Toute parée de bleu, de blanc sur des dizaines de mètres, j'avais l'impression d'arriver au stade de MARACANA!!!

Ça y est!!! je vrille!! Je passe de l'autre coté du miroir, dans un monde parallèle où je me mets à me lever du siège, à hurler à mon ami de se garer, problème mais de taille, des centaines de voitures obstruaient les voies !!! Si j'avais conduit, je l'aurais laissée en plein milieu, moteur allumé, et j'aurai couru vers le stade tellement l'attraction était à nulle autre pareille !!!

Je descendis de la voiture, n'y tenant plus, en disant à mon ami de me rejoindre sous la tribune...

La suite vous la connaissez, pourtant ce film aura un gout d'inachevé car la fête laissera à 20h23, sur une chanson des Chjami Aghjalesi, Catena, la place à l'horreur et je peux vous garantir que je me souviens de tout car conscient du début à la fin. Avec un bras complètement retourné et une triple fracture à la colonne vertébrale, je fais partie des plus gros blessés, juste après les tétra et paraplégiques.

Je profite de cette occasion pour dire que je suis contre le " PAS DE MATCH LE 5 MAI" car bientôt on ne saura plus ce que l'on commémore.

Que le SCB ne joue pas, ok, comme Liverpool le fait pour le drame du Heysel, mais les autres clubs jouent, il faudrait donner dans chaque stade une manifestation d'avant-soirée pour que les jeunes apprennent ce pourquoi ils sont là, pourquoi ils font ça, que tout cela ait un sens.

Je tiens aussi à dire qu'entre le 10e et le 14e anniversaire, nous nous retrouvions à 50, juste les familles endeuillées et les blessés comme moi qui venions nous recueillir. Puis vint 2015 et l'élection pour les Territoriales !!! O MADONNA !!! J'en fus écœuré  de voir tous ces politicards se bousculer pour être sur la photo auprès des gens qui pleuraient leurs défunts... Depuis ce jour-là, je me déplace le matin, la veille, mais plus jamais au milieu de ces charognes qui font de ce drame une tribune politique, je sais, le terme est mal choisi, mais cela reflète bien le moment.

J'espère vous avoir apporté quelque chose avec mon témoignage, mais vous savez, j'ai vécu et travaillé avec mon père pendant 40 ans, et dès que je repense à lui, les premières images qui me reviennent sont les derniers jours de souffrance, d'agonie dont il a eu le mérite de sortir sans se plaindre, en grand homme qu'il était...

 

Cordialement, 

Vincent Susini

 

 

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