Paul Dalmas - Alfonsi - Comité Dragons. Jours de pluie (suite 2)

Paul Dalmas-Alfonsi continue ses pérégrinations au pays des dragons, et tout un univers fantastique prend vie au fil de ses récits.

 

 

Comité Dragons. Jours de pluie

(suite 2)

 

 

Environs de la Carbonite – sur canal de Corse et Sardaigne

 

Conte ancien en mode nouveau – Une rencontre se poursuit. Pour un accord aux choix sévères.

3e participant, Fratido – un dragon de papier – aux idées plutôt modérées dans ce réseau de téméraires (il n’en possède pas moins un passé respectable de combats réguliers mais aussi de rapines).

Fratido se déclare :

« Avant de m’engager dans ces nominations dont l’ordre me revient de par la hiérarchie (je suis natif des hauts plateaux – j’en réfère à mon clan, à ses charges et contraintes ; j’en appelle au parti pour cette procédure), je veux parler de moi, sans chicanes, en sûreté.

Je savais m’ébrouer et je savais me battre mais je me suis perdu dès lors qu’il s’est agi d’édifier fermement une famille stable.

C’est qu’il y eut, ces mois-là, migrations et naufrages – désormais oubliés. On ne s’était pas méfié des vagues à contretemps. J’avais juste eu le temps d’avoir un nom complet.

Le statut d’orphelin de ces grandes marées, m’allait… me va… Je m’y suis fait.

Devenu activiste de la cause dragon, je m’y suis fait… Je nous défends.

Après la Fronde et la Réforme, je m’y suis fait tout en me contentant, pour quelques décennies, de mon statut de chevalier bien campé sur ma lande – mon domaine hérité, fait de ruines et caillasses (l’aventure, j’avais donné).

Je n’ai jamais renié mes temps de chevalier qui peut se prévaloir d’une riche collection de rapières et de lances, de flamberges et d’estocs.

Mais j’ai appris à vivre au secret avec mon épouse licorne, que j’avais enlevée sur mon cheval de bois couvert de housses bleues – couleur de loyauté.

Pour les natifs des hauts plateaux, la pureté fait obligation. Nous y sommes forcés, par crainte des souillures. Cela limite nos contacts et nous rend assez solitaires. Vivre nous vient à peine, ainsi qu’un moindre mal.

J’ai acquis des rituels qui, parfois, me rassurent : fermetures de portes à vérifier, le soir – les épars bien calés – la lueur dans l’entrée – le rebord de la marche, en haut de l’escalier que je promets toujours de faire réparer…

Sans enfant et usés, nous étions tourmentés, moi et ma compagne… Mon épouse avisée, gracile et prévenante.

Elle connaît les fantômes (c’est un trait de son clan).

Le principe en est clair : “Il y a beaucoup plus de morts que de vivants” – et les morts n’aiment pas que leur lignée s’arrête. Qu’auraient-ils fait sur terre, si tel était le cas ? Ils ne sont pas sensibles à cette forme d’amertume que l’on nomme, parfois, “poésie des familles éteintes”.

Nous prendrons donc tous deux ces jeunes sous notre aile. Ils seront nos filleuls. Les enjeux se confirment, ils sont très positifs. Et je serai garant des noms déterminés pour traverser le sas menant à l’âge adulte. »

Transition et constat : il n’avait pas besoin d’un plus long plaidoyer pour démontrer combien ils seraient opportuns… Compère Fratido et commère Licorne… L’instant est solennel, en cette nuit très pure, pour emprunter le sas menant vers l’âge adulte.

 

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4e participant – le dragon de résolution, Salalteriu (frère d’arme et d’autorité).

Judicieux dans les compromis que l’on gagne sans humilier, Salalteriu est aussi connu pour ses yeux globuleux aux teintes différentes.

Dans un souci d’apaisement et après le retrait de son prédécesseur – au verbe haut parfois blessant dont il ne cherche pas à imiter le ton –, Salalteriu a été chargé d’assurer la transition jusqu’aux prochaines élections. En intérimaire vigilant, il a déjà gagné ses galons légitimes : « On nous harcèle, nous, les monstres. Soi-disant acariâtres, toujours on nous bouscule. On nous pousse en avant, à heurter l’horizon. Les humains sont partout. Leurs drones nous harcèlent. Les liens, chez nous, se tendent. À l’exception des festivals que j’apprécie toujours autant, j’ai choisi de ne voir que peu de monde à la fois. Autorité… Gant de velours… Pour éviter de s’enferrer, on peut mieux raisonner ainsi. »

Avec son attirail, assez diversifié (boîte à outils d’acteur ; astuces et stratagèmes), Salalteriu est garant des réconciliations. Même abruptes et crispées, elles en viennent toujours à resserrer les liens du réseau des familles. Au quart de geste près, les détails ont leur sens.

À Cecilio contrit, Salalteriu a su faire saisir qu’on avance sur des regrets : « Tu ne coupes pas à la règle. Si tu étais, c’est vrai, souvent à contretemps, ton repentir sincère est un bon point pour toi – position favorable et degré d’excellence. »

 

En tant que président et dernière voix de la séance, au dragon de résolution revient de certifier les termes de l’accord, une fois débusquées toutes les réticences – « Topez là !... On sourit !... »

 

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« Nous allons commander le portrait des promis au peintre génois sourd qui brille dans le Cap. Cet humain d’exception ? Giuseppe Badaracco, visionnaire du purgatoire. S’il perçoit des secrets, il n’en trahit jamais. Son art est de silence. Il est très convaincant. Mutique, il restitue les flammes et les visages. »

 

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L’Est rougeoie, le soleil point. Fil de l’épée ; double tranchant ; être présent, cela engage.

Les pluies sont terminées. « La fête doit réjouir les cœurs[1]. »

 

Un peu exalté, enthousiaste, l’un des participants proposa à tous un hammam. Mais les autres, en chœur, ont dit : « Non ! » (Il aurait trop longtemps bloqué toute la troupe.)

 

« Ils avaient dit à peu près tout ce qu’ils avaient à dire et n’échangeaient plus que des remarques fragmentaires et accessoires[2] », empreintes toutefois de civilité.

 

Avant de se glisser, ravaudés, dans le déroulement usuel de la vie, il ne restait plus, semblait-il, qu’à se fixer des dates et un calendrier.

Cecilio, désormais, échappait au brouillard. Cifranco, le dragon de bois, avait casé son fils. Fratido, dragon de papier, était enfin parrain (« Avec saveur !... Avec fierté !... »). Le dragon de résolution, Salalteriu, légitimait sa pertinence et consolidait son parcours.

Poinçon nouveau, encre précise : à moi, donc, de m’organiser pour tout transcrire et archiver – mon recueil de notes envoûté par une telle fusion des âmes.

 

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Mais soudain Salalteriu s’est senti mal à l’aise, car on l’a averti de l’arrivée discrète, par la tranchée arrière (les communs de la grotte), d’un messager express – c’est toujours inquiétant en cours de Grand Conseil.

Cet envoyé spécial était des plus sérieux, pas un cousin lambda mais un parent chimère – un lémurien aye-aye aux yeux en fortes billes –, un personnage agile avec queue d’écureuil, oreilles de chauve-souris et dents style rongeur. Pas des plus séduisants mais très racé, très chic. Envers lui, on est déférent.

Qu’en dire de plus ? C’est un aye-aye.

Au message, dès lors, un peu raide : en effet, à la réception du télex qui lui désignait un fiancé, la dragonne mélancolique, la fille élue de Cecilio n’avait pas hésité à dénoncer l’accord.

Elle passait par hasard tout près de la machine. Refusant la combine, elle a contré l’issue de ce fameux programme, monté sans son avis.

Pourtant, nulle équivoque : elle avait spécifié qu’elle n’accepterait pas de promis imposé – en banal repoussoir des turpitudes adultes.

En colère, elle se dressait, mortifiée par ces connivences. Pourquoi se dévoyer ? Pourquoi gâcher son temps ? Elle avait bien gagné le droit de refuser qu’on la secoue trop fort.

 

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[1] Retour au destin Cendrillon (en version de Robert Walser).

[2] Agatha Christie, L’Heure zéro (Towards Zero), Paris, Librairie des Champs-Élysées, coll. « Club des Masques », 1966 (1re éd. 1947).

 

 

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