Olivier Maurizi - À cet instant...

Que nous dirait un arbre cinq fois centenaire menacé par le profit et l’argent ? Olivier Maurizi imagine ce dialogue intérieur pour le thème « La nature parle, mais on ne l’entend pas ».

 

 

À cet instant…

 

Tiens, tiens, c’est la dixième fois qu’il tourne autour de moi, c’est pas pour mes beaux yeux, j’en ai pas — des yeux ! Ou alors il veut peut-être me conter fleurette, mais j’en ai pas non plus — des oreilles. À me charmer, il voudrait certainement que je le suive mais je n’ai pas de jambes non plus. Alors que me veut-il, à me gratter, à me renifler, à me carotter et même à me pisser dessus.

 

Sa chose ! Comme ça l’arrangerait. Il aimerait disposer de mon être, de ma « personne ». Il aimerait considérer que je ne suis qu’une variable de son projet. Qu’en adoptant son idée de confiture de blé, l’humanité se sentirait grandie. De la confiture de blé, pourquoi pas de la gelée de bitume ! C’est son cerveau qui semble en confiture… À moins, bien sûr, qu’il ne cherche à vendre du rêve pour un projet moins, comment dirait-on, moins honnête ! Il me semble que ce serait éloigné de l’idée que je me fais des hommes. Mais il se fiche peut-être de ce que je pense ou il ignore que je suis capable d’avancer trois idées sans difficultés. Il a dû mentir aussi aux promoteurs, aux élus, aux associations, aux fondations… À moins qu’il n’ait pas eu à forcer le trait pour trouver des hommes identiques qui pensent que le « progrès » peut faire fi de certaines convenances.

 

Et puis, je ne suis pas le seul à lui barrer la route. Mais moi, j’ai quelque chose de spécial. Je suis le seul à être classé ! La mouche dans le lait, l’écharde dans le pied, l’arête dans le gosier. Bref, je l’emmerde !

 

Depuis quelques jours, il adopte une nouvelle stratégie, il m’aime. C’est fou comme il m’aime ! Il vient avec du monde pour me montrer, parler de moi en termes élogieux et dithyrambiques. C’en est presque gênant… La mascarade est rapidement mise à jour. Je suis si exceptionnel qu’il faut que je dégage rapidement. Les obstacles sur sa route doivent disparaître. Et vite !

 

Et moi, c’est vrai, je suis l’obstacle de taille. Je suis vieux de cinq cents ans. C’est pas si mal, cinq cents ans. Et j’en ai connu des gens. Des bons, des méchants, des inconnus, des personnalités, des brigands, des amoureux, des puissants, des petits, des chieurs même, des accrocs au surin qui m’ont fait saigner, des abbés, des rois, des mercenaires, des moins que rien… J’en ai vu des gens qui croyaient que j’étais sacré et qu’il fallait — absolument — tenir des propos chapeautés sous mon ombre. J’ai bien mérité de continuer à vieillir sans que l’autre explique à qui veut l’entendre que je ne suis pas l’avenir…

 

Comment peut-il dire cela ! Je mesure quatre-vingt-treize mètres. Une circonférence à faire rougir mes voisins. Je suis planté, quoi ! Alors c’est vrai que lui me paraît plutôt gringalet. Il doit être jaloux de mes mensurations. C’est compréhensible. Mais il devrait en parler à son psy plutôt que de comparer et me prendre en grippe.

 

Et puis, je veux continuer à embaumer. Je veux servir, les chaudes journées d’été, de parasol géant aux promeneurs harassés. Je veux, la nuit venue, prendre ma part de gaz carbonique et donner de l’oxygène à foison. Je veux permettre aux bestioles en tout genre de nicher à l’abri de mes feuilles, de mes branches. Je veux prolonger l’inspiration qu’ont les poètes en me voyant. Je veux faire naître les larmes dans les yeux des hommes qui me touchent et savent… Je veux qu’on me regarde en se disant que je suis indispensable aux êtres humains et même à ce petit bonhomme qui veut me scier en deux !

 

Alors pour toutes ces raisons je ne comprends pas. Je ne comprends pas cette envie de me faire disparaître. Déjà la glace semble un vague souvenir. Si cela continue, même la mer de Glace ne sera vue que sur photos, tant les hommes se seront évertués à la faire fondre, inexorablement, malgré les avertissements. Mon feuillage vaut toutes les protections solaires. Qu’on se le dise !

 

Il a beau expliquer que sur le toit de l’usine il va mettre du vert. Comment appelle-t-il cela, déjà ? Ah oui, une toiture végétalisée ! Il ose comparer ? Vous verrez l’emploi que va générer l’usine ! Vous y avez pensé ? On respirera mieux lorsque tous les arbres auront disparu ? Envisage-t-il la nature comme de simples données économiques sans leur caractère primordial. Nous ne parlons pas la même langue ! Je vais donc laisser le petit homme avec ses envies de meurtre…

 

Qu’il fait beau aujourd’hui ! Il pleut ! Que c’est bon de sentir ses racines s’abreuver. Je m’étends le plus loin possible juste pour le plaisir. Quel délice ! Et ces enfants qui essaient de me grimper dessus. Quel bonheur d’être à cet instant !

 

 

 

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