Yves Rebouillat - Le prince des félins

Yves Rebouillat nous entraîne dans les méandres d’une histoire un peu noire… À pas de velours, le prince des félins nous plonge dans les bas-fonds. 

 

« Le prince des félins »

 

 

Un déluge s’abat sur l’automobile, noie la route, des bourrasques de vent plaquent la pluie sur le pare-brise et les vitres latérales…

« Julie, nom de dieu… elle est sous l’emprise de son frangin… je vais finir par la perdre… en tout cas, j’veux pas d’une sorte de communauté à quatre où Éric aurait le dernier mot sur tous les sujets et Vincent zonerait, collé à nous, en fumant des joints… Tout déconne ! La flotte m’empêche de bien évaluer la longueur de la ligne droite, de distinguer le prochain virage, les bas-côtés. Les essuie-glaces ne parviennent pas à balayer toute cette eau qui tombe au plus mauvais moment. La voie est étroite, sinueuse et je ne suis pas au meilleur de ma forme, ni loin d’avoir peur. Une alcoolémie positive… pas énorme, mais quand même… De la buée se forme à l’intérieur de l’habitacle, la ventilation tourne à fond, elle fait du bruit, je l’interromps, la relance, j’ajuste sans cesse mes lunettes, j’ai des suées. Manquerait plus qu’un con, en face, loupe son virage ou que moi, l’abruti, je sorte de mon couloir en ligne droite. L’accident est à la portée de n’importe quel imbécile qui roulerait, ici, à cette heure-là. Je fais comme si de chaque côté de la route s’étendaient des prairies et qu’une glissade n’aurait aucune conséquence, mais bientôt, dans la descente, je longerai un profond ravin… »

Au moment où l’intensité de la tempête faiblissait, se produisit un énorme bruit accompagné d’un violent heurt à l’arrière gauche de la voiture, la propulsant en avant dans un mouvement circulaire.

« C’est quoi ce bordel ? Putain de choc ! Je pars en toupie. J’contrôle plus rien, le volant tourne dans le vide, je suis trop près du fossé, je vais me casser la gueule… faut que j’m’éjecte… Putain de ceinture… elle se décroche, ouf ! J’arrive pas à ouvrir la portière ! Des coups d’épaule dedans, ça y est, aïe ! Waouh, cette douleur ! Elle cède, s’ouvre, s’arrache… comment sauter pour éviter de me prendre la bagnole de plein fouet… j’sais pas… sauter quand même… enfin… sortir, quitter ce tourbillon dans lequel je suis entraîné… et ni dieu ni sauveur ! J’vais mourir… putain, j’veux pas souffrir… Je tombe, roule dans le fossé, je ferme les yeux, les rouvre, la bagnole est passée au-dessus de moi, je crois, et dégringole dans le vide, je suis retenu par la végétation buissonnante qui m’immobilise comme un filet l’aurait fait… je suis vivant… je respire, j’attends que mon pouls repasse sous les 180 pulsations… je bouge la tête, un bras puis l’autre, les doigts, une jambe puis l’autre, les orteils… tout fonctionne. Aïe, l’épaule droite, les côtes, ça fait foutrement mal, putain, j’ai mal à la tête, j’essaie de m’asseoir, c’est dur… Du sang coule du haut de mon crâne vers mes yeux… j’y arrive, me relève, grimpe… sur la pente abrupte, ça dégouline, des cascades de flotte, je grimpe à quatre pattes dans la boue, glisse regagne du terrain recommence vingt fois… parviens à la route, ouf ! Toutes mes affaires sont dans la caisse, j’peux pas téléphoner, ni descendre vers l’épave, j’vois rien… »

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« Faut le rattraper avant qu’il arrive à Abondance !

— Et s’il ne s’arrête pas à la gendarmerie d’Abondance, on ne sait pas où il ira : Thonon ? Évian ?

— Sinon, on fait quoi ?

— Y aura rien à faire.

— Julie veut absolument l’arrêter, signaler les violences en son nom à elle, sans magouille et sans prendre les flics pour des cons. Elle va hurler si on échoue.

— Difficile de tout concilier !

– … et il conduit bien, le bougre !

– Même sous ces torrents d’eau ?

– J’sais pas !

– T’avais besoin de les emmerder comme ça, ta frangine et son mec ; être son frère ne t’autorise pas à lui demander n’importe quoi ! Savoir ta protégée entre les bras d’un autre homme te file à ce point les boules ?

– Oui, je veux la protéger, non je ne suis pas jaloux, c’est ma frangine, Ducon !… elle a assez de soucis comme ça, elle a besoin de faire le vide, du sport, de lire, tuer le temps, réapprendre des choses simples… pas de se foutre une méchante histoire sur le dos avec un méga risque de conflit ! 

– C’est à elle de décider ce qu’elle doit faire de son existence… 

– Tu te crois meilleur conseiller que moi ?

– Parfois oui, t’es trop impliqué dans sa vie !

– Et tu crois que jusque-là, ça n’a pas été à son avantage ?

– Ça commence à tourner sévère !

– Quoi, la route ?

– Non, l’avantage. La route aussi. 

– Allez ! Concentre-toi, tu vas nous planter.

– Dans la vallée, la route ne présente pas de difficultés particulières, même si la visibilité ne s’améliore pas, on roulera mieux.

– Lui aussi ! Eh ben, avance ! Holà, pas si vite, t’es fou !

– Attention ! Éric, accroche-toi !

– Qu’est-ce que tu fais ?

– Le con devant, il s’arrête !

– Mais non il avance, c’est toi qui vas trop vite, putain, mais freine !

– Meeerrrde… »

Après un freinage tardif, le choc fut brutal et l’auto de tête dégringola dans l’abîme.

« Bordel qu’est-ce t’as fait ! C’était la bagnole de Paul… »

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Julie sortit d’une sorte de torpeur.

« Qu’est-ce qui m’a pris de me ranger derrière mon frère ? Je suis sotte. La famille d’à côté est vraiment dysfonctionnelle. J’avais entendu les cris du petit garçon, entre colère et pleurs, au début, je ne pensais pas à des manifestations de souffrance, puis j’ai cru entendre comme des sanglots provenant d’une autre personne. Le gamin a l’air super introverti, je l’aperçois souvent tête baissée, errant dans le vaste jardin qui jouxte ma maison, parfois avec un long bout de bois en main, s’en servant dans l’herbe comme d’une faux ou pour casser des branches hautes. Prétexter que Paul n’habite pas ici pour lui demander de se la fermer afin de ne pas m’attirer d’ennuis, c’est pas sérieux ! Je sais qu’ Éric me veut du bien et qu’il n’a jamais été tranquille depuis l’achat de ce chalet sur les hauts d’Abondance, de me savoir loin de tout, dans ce qu’il appelle ce "trou haut-savoyard ". D’abord, ce n’est pas un endroit paumé, Thonon et Évian ne sont pas si éloignés. J’adore la vue sur les sommets, la superposition des lignes d’horizon courtes, formées d’alignements bordéliques des montagnes, le village en contrebas, les forêts, la neige et les longues balades, le long de petits lacs, sur les sentiers qui zèbrent les versants, mènent à de petits cols, dévalent vers des berges mal définies de cours d’eau sauvages qui traversent des clairières et les alpages fleuris au printemps… J’aime, depuis La Fétiuère, aller jusqu’au refuge de la "Dent d’Oche", y passer une nuit, contempler, tôt le matin, sur 360°, le lac Léman, Lausanne, le massif du Chablais et le mont Blanc, puis redescendre tranquillement, attentive aux obstacles sur le chemin – caillasses, branches, trous, serpents, bouses… – en suivant l’itinéraire historique. Après mon divorce d’avec David, j’avais besoin de quitter Lyon, son tintamarre, sa pollution, ses embouteillages, ses autoroutes urbaines… J’avais trouvé mes nouveaux voisins curieux, plutôt louches. J’étais allée poliment les saluer, me présenter, sitôt installée. C’est lui qui avait ouvert, un colosse barbu, mal fagoté, pour ce que j’en ai vu, pas séduisant pour un rond, genre ours mal léché. J’avais aperçu une femme derrière lui, portant dans les bras un enfant déjà grand, enfin… 5 ou 6 ans. Il avait grogné un "C’est pourquoi ?" peu amène qui ne m’avait pas encouragée à dire plus que mes prénom et nom et "Je suis votre nouvelle voisine". La femme s’était tenue en retrait dans le contre-jour et n’avait esquissé aucun mouvement pour se rapprocher. Lui avait vite fermé la porte à l’instant où le petit se mit à pleurer. Tous les soirs, alors que nos maisons respectives sont éloignées l’une de l’autre de plus d’une centaine de mètres, j’entends ces bruits : ni télévision ni dialogues de sourds. Rapidement, mes oreilles se sont habituées, ma mémoire a enregistré. Le petit hurlait, fréquemment en début de soirée et le matin de bonne heure, sa mère, le soir, parfois très tard, pleurait, criait. Ma conviction était que le colosse frappait la femme et l’enfant et que ces deux-là dégustaient. Je voulais prévenir les gendarmes. Nous parlions de cela à table. Paul aussitôt évoqua, nerveusement, mon devoir de dénonciation, d’assistance à personnes en danger. Mon frère, lui, me demandait de faire profil bas et de ne pas m’attirer de nouveaux ennuis, de me la boucler, que je n’avais pas besoin de ça. Bêtement, je me suis dit qu’il avait raison, que je devais me protéger. C’est vrai que j’avais peur de l’espèce de brute. "Me protéger", mon frère avait fait ça toute ma vie. Il était mon aîné de cinq ans, nos parents étaient défaillants, jamais présents, leur carrière, leurs aventures, gentils mais parents nuls. J’avais plus que tendance à suivre mon frère, et par habitude, j’étais confiante. Mais Paul avait raison, l’égoïsme n’a pas sa place quand la vie ou la santé d’une personne est menacée. Je ne sais pas si Éric et Vincent rattraperont Paul. Il faut qu’il revienne, qu’on fasse le point et qu’il m’accompagne chez les gendarmes. Je ne veux pas le perdre. »

Julie avait dit à son frère et à Vincent qui n’avaient pas quitté la table, qu’elle avait changé d’avis et qu’elle resterait sur cette position. Éric la traita de sotte et d’inconsciente. Vincent proposa quelques joints, il fut le seul à s’en allumer un. Puis garda le silence.

« Rattrapez-le ! Je veux, avec lui, dénoncer cette horrible brute ! »

Cette histoire lui en rappelait une autre au cours de laquelle elle avait fait connaissance avec un violent sentiment de culpabilité, et même celui d’avoir été, à son corps défendant, complice d’un crime. Que la responsabilité d’un empoisonneur et qu’une complicité collective fussent incontestables ne retranchait rien au remords qui la prenait quand elle remontait au temps du baccalauréat. 

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« À Évian, je risque moins de croiser des gens concernés que dans les locaux de la brigade de gendarmerie d’Abondance. J’effectuerai un signalement. Il faut que je me présente physiquement, m’explique, recommande aux militaires de procéder avec tact et discrétion ; je parlerai en mon seul nom, raconterai une histoire qui m’impliquerait moi, pas Julie. Au cours d’une randonnée, j’aurais entendu des cris, des plaintes et les pleurs de la voisine et de son fils… Non ! C’est débile, sûr que les enquêteurs ne tarderaient pas à interroger les voisins, c’est-à-dire Julie, qui aurait le choix entre mentir et révéler ce dont elle avait été témoin. Je sais qu’elle prendrait la bonne option. Je regrette seulement que ce soit sur mon insistance. Il faudra que je dise tout, tout de suite… pourvu que je tombe sur des gendarmes éclairés et prudents. »

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« C’est quoi ces silhouettes ?

– Paul ça va ?

– Non ! Ça va pas ! Bordel de dieu, c’est vous les demeurés, les crétins, vous vouliez me tuer !?

– Fais gaffe à ce que tu dis !

– Ta gueule Vincent, tu vois bien qu’il est mal en point !

– J’allais chez les gendarmes, pour dénoncer des violences intrafamiliales, je vais y aller pour déposer plainte contre vous deux ! J’ai bien l’impression que vous vouliez me foutre en l’air, que c’était pas une erreur de pilotage… Qui conduisait d’abord ?

– C’est Vincent !

– Appelle les flics et les pompiers, mon auto est en bas, j’ai du matos dedans et je suis blessé !

– Mais non, on te ramène chez Julie !

– Pas question, tu fais chier Vincent ! Éric, passe-moi ton téléphone ! »

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Paul sortit de l’hôpital de Thonon-les-Bains le lendemain après-midi, après avoir reçu des soins pour une plaie au cuir chevelu, trois côtes cassées, un traumatisme cervical, une luxation de l’épaule gauche qu’un dispositif provisoire immobilisait. Une dépanneuse remonta l’épave et ce qu’elle contenait dans un garage d’Abondance. 

L’accident lui fit remettre à plus tard sa mission sacrée d’information des autorités. Il irait le lendemain déposer avec Julie ; si elle ne changeait pas d’avis, au moins elle le conduirait. En attendant, il ruminait. 

« Comment Vincent avait-il pu heurter ma voiture à l’entrée d’un virage qui, même aperçu tardivement, réclamait de ralentir bien en amont ? La visibilité n’était pas nulle, à cet instant précis, je l’avais remarqué, on voyait dans une profondeur d’une quarantaine de mètres, mes feux arrière fonctionnaient et j’avais sans doute eu l’occasion d’enclencher les feux "stop" à trois ou quatre reprises, avant le virage puis en le négociant. La violence du choc était telle qu’il semblait que Vincent n’avait lui-même quasiment pas freiné. Ni les tôles froissées ni les optiques cassées, pas davantage le sentiment de m’avoir mis en danger n’avaient l’air de le perturber. Je n’apprécie pas ce mec, toujours un peu mal à l’aise, sournois, qui ose des blagues nulles en regardant ses pieds, un visage agréable mais terni par un cet air de conspirateur qu’il donne à voir en permanence. Éric n’avait pas l’air ému, ne s’était pas excusé de n’avoir pas retenu Vincent de foncer et paraissait très contrarié, très concentré. Je ne l’aimais pas non plus ; dominateur, beau parleur, autoritaire, un avis sur tout, un tantinet maniaque, sûrement aussi manipulateur, le contraire de sa sœur. Si ces deux gus devaient régulièrement accompagner Julie, je me résoudrais à la quitter. L’alcootest, à ma grande surprise, afficha des valeurs admissibles pour nous trois, mais le test salivaire pratiqué sur Vincent révéla qu’il avait consommé des stupéfiants. Il fut embarqué à destination de la gendarmerie. J’étais près de parier que le cannabis n’était en rien la cause de l’accrochage et que j’aurais du mal à prouver cela ; la fumette devenait une bienheureuse circonstance susceptible d’occulter la volonté de nuire. »

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Julie était allée chercher Paul à l’hôpital. L’arrivée à la maison fut sinistre. Les deux compères les attendaient. Personne ne parla pendant un long moment. 

Paul questionna Julie : « Ils sont obligés d’être là, ces deux-là ?

– Paul, ils regrettent !

– Ah bon !?

– Si t’es convaincu du contraire, t’as raison, on n’a rien à foutre ici, viens, Vincent, on se tire.

– On se reverra à la gendarmerie pour déposer sur les circonstances de "l’accident"... »

« Ta gueule ! » murmura Vincent.

« On s’appellera, Paul va se reposer. » Julie ne trouva rien d’autre à dire.

Le frère et son ami s’en allèrent.

Julie et son compagnon trouvèrent dans le sexe une légèreté – fortement contrainte par les blessures handicapant Paul – qui les avait quittés depuis le déjeuner de la veille. Julie fit pour le mieux, sa gourmandise réclamait des solutions très pratiques. Ils allumèrent un pétard et entreprirent précautionneusement leurs jeux.

« Je n’avais plus fumé depuis une certaine soirée, la pire de toutes celles que j’ai vécues. » 

L’affaire « Camille » remontait à la surface de sa conscience. Julie fixa le vide et pleura.

« Raconte-moi. »

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« C’était l’été. Une fête organisée par un type qui se faisait appeler "Rominagrobis" et qu’on n’avait jamais vu. On se moquait de lui, forcément dans "son dos", et on aurait tous parié nos économies sur le fait qu’il se ferait choper vite fait. Eh bien non ! Au cours de cette nuit déjantée, alcoolisée et enfumée avec substances interdites à gogo, ma meilleure amie de lycée, Camille, fit une overdose et mourut dans l’indifférence de nombreux bringueurs, couchée au milieu des gens qui dansaient encore. C’est ce Rominagrobis qui fournissait le shit, la poudre, les gélules et les comprimés… Il était super organisé et personne n’a jamais su quelle tête il avait. Tu commandais ta dope par SMS dans un langage codé, il te répondait où et quand tu trouverais la marchandise, pour quelle somme, et où tu lui laisserais le fric. Il nous laissait entendre qu’il ne ferait pas bon l’escroquer. II ne faisait jamais de transaction sur un rassemblement, fallait anticiper tes besoins… bref, il ne s’est jamais fait piquer. Les flics, bien entendu, avaient cherché à savoir qui fournissait la came, mais total échec, ils ne sont pas remontés jusqu’à lui. À l’époque, je sortais avec Vincent sous le patronage d’Éric.

– !?

– Je couchais pas si c’est ça qui t’ennuie. Et, à cette époque, Éric s’en assurait.

– Non, il y a largement prescription, et mon seul ennemi, c’est… David ! Ha ha ha ! Mais quelque chose s’éclaire, des attitudes, des regards… T’es sûre qu’il n’en pince pas encore pour toi ? Et cette amitié entre ton frère et lui qui a duré tant d’années, comment ont-ils fait !?

– Joker pour la première question, pour la seconde, je ne sais pas ce qu’Éric fiche avec lui… »

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Le chalet se dresse sur trois niveaux avec un vaste balcon au premier étage, sur un versant sud au-dessus d’Abondance. Un déjeuner de famille s’y déroule. Trois personnes sur les quatre qui participent à cet événement se connaissent depuis le lycée. La sœur, Julie, le frère Éric, Vincent l’ami. Le quatrième, c’est Paul, l’amant, le compagnon en pointillé de Julie. Ils ont fait le tour de la propriété une fois de plus, ont pris l’apéritif dans le jardin, beaucoup parlé de l’endroit que réprouve le frère, qu’apprécie l’ami et dont se régale Paul.

« Les garçons, je suis très embêtée. La famille, là-haut, elle est en plein naufrage. Le mec, un géant frankensteinesque donne des raclées à sa compagne et à un petit garçon. J’sais pas si c’est lui le père. Le gamin paraît bien atteint, la nana se cache et se la boucle.

– C’est la vie hélas !

– Tu déconnes, Vincent ! Faut faire quelque chose !

– Il a raison, te mêle pas des affaires de ces gens.

– Holà ! Ces affaires, si les faits que Julie rapporte sont avérés, ce sont des violences familiales, des délits ou des crimes ! Ça nous regarde, ça regarde la société, la justice. Et ce mec, il faut l’empêcher de continuer à nuire.

– Tout doux Paul, va pas mettre ma sœur dans la merde. T’habites pas là, c’est elle qui se prendra les représailles si le gus apprend – et il l’apprendra – que c’est elle qui l’a dénoncé.

– Il a raison Paul, il faut que je me taise…

– Tu ne peux pas dire ça Julie ! Tu attendrais quoi, qu’il y ait un mort… ou deux ? Tu laisserais perdurer les souffrances de la femme et du garçon ? Ça ne te ressemblerait pas ! Ou alors, je fais fausse route…

– Julie est majeure, elle fait ce qu’elle veut.

– Tu te goures ! Ce serait de la non-assistance à personnes en danger ! En cas de coup dur, prévisible, elle morflerait ! Pas question que je me la ferme, cautionne vos peurs, vos égoïsmes, vos lâchetés ! C’est moi qui irai déposer une main courante à la gendarmerie !

– Paul, si tu as une once d’attachement pour ma sœur, ne fais pas ça ! »

Paul tourna les talons, claqua la porte. S’engouffra dans sa voiture et démarra en trombe.

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Il y a longtemps… fin de l’année scolaire, bac obtenu, par les uns de justesse, par d’autres brillamment, peu de recalés, un échantillon représentatif de la jeunesse du pays. Place aux projets de vacances, aux réjouissances ! Ils avaient tous reçu ce SMS : « On se retrouve à l’entrepôt abandonné. Une grosse fête ! Rendez-vous samedi qui vient, 22 heures. Venez chargés… ah ha ha ! … de victuailles, bouffe et bouteilles, le reste je m’en charge… re-ah ha ha !… » Signé : « Rominagrobis ».

« Rominagrobis organise une teuf, vous avez reçu le SMS ?

— Ouais, comme à peu près toutes les premières et terminales du bahut, et sans doute au-delà.

— Pourquoi il continue de s’appeler comme ça ?

— Parce qu’il est limite souvent. Il aimerait bien passer pour un voyou cultivé. Et comme personne ne le connaît, personne ne démentira…

— Il croit qu’en cas d’embrouille, on ne remontera pas jusqu’à lui. Sa conception de la clandestinité est approximative.

— Ou alors, il fait comme si… pour se donner des airs d’aventurier. 

— Et cite des références culturelles qu’il maîtrise mal…

— Il fricote avec des voyous et deale plutôt méchamment.

— … d’ailleurs le message…

— C’est clair !

— Vous irez ?

— C’est clair aussi ! »

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La fête bat son plein, les enceintes délivrent un nombre invraisemblable de watts. On n’est pas là pour se faire des confidences ni un débat sur l’avenir de la planète. La clameur sur fond de déchaînement musical coupe court à tout ce qui empêcherait les corps de bouger, les accompagne. Ces nuits-là passent vite, on s’approche de l’aube, les yeux ont rougi, les visages aussi, les équilibres sont précaires, des femmes et des hommes gisent et dorment là où ils sont tombés. Une jeune femme ne se relèvera pas. Le médecin pompier l’a dit : overdose ! Presque tous ont lourdement consommé de tout. Julie est hagarde, elle ne réalise pas ; Vincent paraît hébété, mais il a toujours cet air ; Éric, bon pied bon œil, surveille sa sœur et ses fréquentations, un joint à la main qui se consume tout seul, c’est le plus sauf.

On apprit que d’autres jeunes gens qui firent des malaises se retrouvèrent à l’hôpital, des départs qui furent très peu remarqués, à tout le moins, ignorés volontairement ou non et qui n’interrompirent pas la bringue.

Revenue à la conscience, Julie fut dévastée. Camille était son amie depuis des années, crèche, école primaire, collège, lycée, elles n’avaient pas cessé de grandir, de découvrir le monde, de l’aimer et de le détester ensemble, de sortir avec les mêmes garçons… Vincent était de ceux-là, les deux épisodes avaient été de courte durée.

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La police avait longtemps cherché qui pouvait être l’organisateur de la fête, le ou les dealers, entendu quasiment tous les acteurs du drame, parfois à plusieurs reprises. Pas l’ombre d’une piste quant à l’identité des personnes recherchées. On sut que l’ecstasy, responsable du décès de Camille et de quelques hospitalisations, comportait un excès de PMA, un composant extrêmement toxique des petits comprimés de couleur. Les investigations furent menées dans le cadre d’une enquête criminelle.

Vincent et Éric avaient été un temps soupçonnés parce qu’ils avaient des antécédents judiciaires ; deux petites condamnations pour vols et violences lorsqu’ils étaient encore en première, en complète rébellion contre toutes les autorités, et Vincent avait besoin d’argent.

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« C’est bizarre que vous n’ayez eu aucun soupçon quant à l’identité du dealer. Il devait bien vous connaître, il était peut-être au lycée avec vous. Il était sans doute présent à la fête… pour s’amuser lui aussi, pour repérer des acheteurs potentiels, prospecter, observer comment ses clients réagissaient à la prise de ses produits…

— À vrai dire, on n’a pas eu ces échanges, trop de peine, trop de culpabilité. Et puis les flics faisaient leur boulot… On voulait oublier. D’ailleurs, après ce drame, Rominagrobis ne nous a jamais recontactés et la came circulait beaucoup moins sur le bahut.

— C’était ce que je disais, non ?

— Peut-être… ça me rappelle une conversation que j’ai eue à cette époque avec Vincent. Je t’ai dit, je suis sortie quelques semaines avec lui, j’ai pu l’observer… je trouvais qu’il était de tous les élèves celui qui se camait le plus, mais avec méthode, en sélectionnant ses produits en fonction de l’heure, de la nature de l’événement auquel il participait. Je lui avais fait remarquer qu’il devait dépenser des fortunes tandis que ses parents n’étaient vraiment pas riches. Son père avait travaillé dans le bâtiment, s’y était blessé et à 40 ans touchait une pension d’invalidité à cent pour cent, sa mère faisait des ménages à l’hôpital. En m’entendant, son visage avait pris une curieuse expression, comme de l’épouvante puis de la colère, mais comme toujours, il avait regardé ses pieds, fait une blague à la con et m’avait plantée là.

— Il avait été interrogé par les flics ?

— Oui, comme nous tous, beaucoup plus même. 

— Et personne n’avait rien dit sur personne ?

— En tout cas, ça n’a rien donné.

— Vous avez reparlé des années plus tard de cette fête tragique et de la came frelatée ?

— Récemment oui ; non, pas de la teuf, mais du fait qu’il semblait toujours beaucoup consommer et que je ne savais pas comment il gagnait sa vie après avoir été licencié d’une grande surface de bricolage où il était vendeur. J’avais eu cette blague sans arrière-pensées, mais peut-être qu’inconsciemment quelque chose cheminait encore chez moi : "Tu deales forcément pour te payer tout ça ! C’est comme au bahut ?" Et pour la toute première fois, il s’était permis de m’injurier : "T’es complètement conne, va te fait foutre !", et j’en passe ; il était tout rouge… il avait disparu de ma vue pendant quelques jours ; c’est Éric qui me l’a remis dans les pattes. »

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Julie s’était confiée à son frère à propos de son échange avec Paul. Éric s’en était ému ; espérant des réponses, il avait fini par questionner Vincent qui entra dans une fureur noire et hurla les pires bêtises à propos de Julie, « cette salope », de « son connard de copain à qui elle raconte tout » et d’Éric lui-même, « transi d’amour incestueux pour ta frangine qui te fait tout ce que tu veux pour deux balles et dont les paroles sont d’évangile selon les jours ».

« Dis, l’accident… Paul… c’est toi ?

— Si vous continuez à m’emmerder, je vous buterai tous les trois !

— Ça ruinera tes affaires !

— Je t’emmerde, je suis hors de portée, je suis le prince des félins ! »

 

FIN

 

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