Sylvette Pietri Couderc - Le parfum d'une réminiscence

Les odeurs accompagnent nos vies et forgent nos existences... Une très jolie balade olfactive par Sylvette Pietri Couderc.



Le parfum d'une réminiscence

 

La fatigue m'étreint et je cherche du regard un coin d'ombre parmi toutes ces croix cassées. Un arbre, à moitié brûlé, m' offre un peu de fraîcheur et je m'assois sur un morceau de granit, où apparaît une inscription à moitié effacée :" ici repose Sam...". Le reste est illisible. Je ferme les yeux, étourdie par la chaleur et m'installe dans une torpeur proche du sommeil. Un léger parfum flotte dans l'air, un parfum si familier. Un léger vent humide se lève, annonçant l'orage. J'ouvre à peine les yeux. Le ciel d'un bleu intense, parcouru de nuages pris dans une course folle, laisse passer par moment les rayons du soleil qui traversent la forêt de chênes, d'une façon étrange, oblique. Telle une scène biblique où est représentée dans un halo de lumière la Paix, après le Chaos. Les bombardements ont presque effacé le hameau , agrippé à une petite montagne, et son minuscule cimetière.

Je somnole et me revois, il y a si peu, quelques mois peut-être, dans le jardin de Solange, qui n'existe plus. Tout n'était qu'odeurs: odeur du pain au petit matin, l'odeur du gâteau aux amandes l'après-midi et le soir les plats mijotés. A l'extérieur, la senteur du jasmin envahissait le jardin. Les arbustes étaient plantés sous les fenètres, près de la porte d'entrée afin de parfumer la grande maison où nous passions toutes nos vacances. Solange, d'origine tunisienne, voulait recréer son monde, celui de son enfance. Avec son accent très prononcé, "tu imagines un film sans musique, un gâteau sans l'odeur de sa cuisson au four, un jardin sans parfum ? les odeurs nous mettent dans la réalité, on est dans la vie, pas sur une photo..." Tu as raison, Solange et je tiendrai ma promesse. Trouver la tombe de Jean. Cette évocation de mes vacances m'apaise. Je suis bien et souhaiterais rester un long moment ainsi, en compagnie de ces disparus. Quelle meilleure attention que me reposer avec eux ! Mais je dois chercher la pierre tombale; je me lève doucement et avec consternation ne peux que constater que tout n'est qu'amas de pierres et d' herbes hautes ! Une terre ocre recouvre tous les débris visibles, enchevêtrés les uns sur les autres. Je devine au loin la grille rouillée du portail, tordue autour d'une croix. Toutefois, cette odeur qui avait fait naître mes rêveries m'apparaît, avec étonnement, bien réelle. Elle me guide, m'oblige à contourner des squelettes de pierres. J'entreprends d'escalader, de sauter avec délicatesse afin de respecter ce lieu emprunt d'une certaine tristesse et je me retrouve enfin devant cet arbuste aux fleurs blanches odorantes: fragance légèrement sucrée, "raffinée", disait Solange. Espace magique où la plaque mortuaire m'apparaît, à peine abîmée. Le nom est là et je peux sans hésitation poser le morceau de marbre avec l'épitaphe. "Jean, mon amour, attends-moi. Ta Solange ". Mon geste s'éternise, en silence. Les effluves du jasmin me donne l'illusion qu'elle est là, présente et bienveillante et comme moi, regarde le reste du cimetière, isolé du monde, destiné à l'oubli. Autour ce n'est que désolation et je m'émerveille que l'arbuste planté par ma tante résiste au temps et transforme sa sépulture en un lieu habité. L'orage approche charriant une odeur de brûlé et de poussière. Je dois redescendre vers le hameau par cette route devenue chemin, chemin bosselé, rempli de trous dangereusement cachés par les fougères. La pénibilité du retour me plaît, me met à l'unisson du monde. Un instant, je me retourne, m'immobilise, caressant du regard ce petit îlot d'humanité où flotte le parfum de Solange. Je sais que je reviendrai d'ici peu, humer le jasmin, me reposer auprès de Jean, à l'ombre du cyprès. Dans cette région qui est la mienne, il ne me reste que ce bout de terre odorant. Tout le reste a disparu. J'ai cueilli quelques fleurs et leur effluve m'enveloppe d'un bien-être inespéré.

Dans ce monde absurde et meurtri par la guerre, j'avance avec allégresse, enivrée de souvenirs tenus et le doux plaisir d'avoir, oui, simplement, tenu "ma Promesse". Indifférente au monde extérieur, je ressens à peine les gouttes de pluie chaude qui se déversent sur moi et sur la route, devenue boueuse.

Avec force, le vent se lève.



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