- LND 2023 - Novembre
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Vision d’une réunion et de sa mécanique cauchemardesque, par Paul Dalmas-Alfonsi.
Comité Dragons. Jours de pluie
« Je me fais des dragons aussi bien que les autres[1]. »
Les réunions de régulation dont on trouvera l’écho ici s’organisent tous les trois ans. Pas tout-à-fait à date fixe mais jamais avec plus d’une décade de décalage – et selon le calendrier révolutionnaire que nos pères, au siècle dernier, ont décidé de maintenir[2].
L’usage de ces rencontres les situe dans les temps où les nuits sont courtes.
Dans ces moments "d’enclave libre" à la mode dragon, les échanges et discussions d’entraide mutuelle – parfois tendus et vifs – se doivent de durer jusqu’au lever du jour.
On les clôt avec le soleil, au risque de trouver la prouesse trop longue. Et même si, parfois, on tire à la ligne dans des propos qui s’effilochent, il faut respecter les rituels pour les valeurs qui les sous-tendent – et l’harmonie de leurs façons.
Pour me faire comprendre, je vais me transformer en sorte de greffier des archives dragons. Mais, à dire vrai, j’ignore le destin de ce texte.
Il pleut. En pleine nuit d’été, il pleut. Il faut donc s’abriter sous l’auvent d’entrée d’une grotte. Le narthex naturel de cette réunion nous situe à quelques encablures des terrains de la Carbonite et au rebord du Val d’Absinthe.
Il pleut. Mais ces heures d’humidité nous aideront à supporter la lumière acide du jour et ses effets que nous craignons (éblouissements et vertiges – fatigue oculaire – picotements). Plissés et à l’affût, nos yeux restent sensibles. Au plus vif, ils sont sidérants mais, nous, nous les savons fragiles, avec larmes d’irritation – mucus épais qui nous dessert et nous fait passer pour sensibles.
Ce soir, l’humidité prend de façon subtile des tons d’eucalyptus et de fleurs d’hibiscus. Fenouil poivré, giroflées, ombre – la pluie crépite ou se diffuse, varie de rythme et se prolonge. Elle finit par tout assouplir.
Nous apprécions la nuit. Et de fait ceux qui nous connaissent nous associe à leurs cauchemars. La proximité des démons, en ces territoires incertains, ne nous dérange pas. Nous serons toujours plus forts qu’eux. Les démons sont le mal d’autrui. Nous agissons pour notre compte.
Nous sommes taquins, fins joueurs. Lorsque des humains empruntent, inopinés, l’un des canyons de nos secteurs ou s’avancent un peu trop dans les brèches de nos sommets, nous savons vite intercepter – griffes acérées, langue de feu – ces fiers-à-bras violeurs de roches.
Voilà du jeu avec ces êtres qui se disent toujours victimes alors qu’ils traînent en nos contrées pour explorer on ne sait quoi, en conquérants de l’inutile. Les croquer, ça nous désaltère certains jours où il fait si chaud que les ombres portées en deviennent violettes.
Seul vrai problème, ils manquent souvent de lard.
Ces présentations étant faites, l’essentiel de la réunion n’a rien à voir avec les humains (même s’ils finissent par peser – même s’ils finissent par contraindre, en rognant sur nos territoires). À l’ordre du jour ? La résolution délicate d’une pelote de tensions où jouent les grands principes (l’affirmation de qui nous sommes) et le respect des règles de dévolution de l’amour (de ses vertus, de ses contraintes) dans le secret d’une famille. Ces actes privés nous concernent.
Quatre participants : trois intervenants de haut rang ; un modérateur décisif – son antre respecté est très voisin d’ici.
Et puis il y a moi, cinquième personnage, qui rapporterai en détail soucis, doutes et tourments ainsi que les moments d’union et d’arbitrage amène (sans les privilégier – je ne suis pas naïf).
Stylet en main, fonction de scribe : j’entends bien me faire oublier malgré un prénom qui m’engage. En effet je suis dit Martial – Martial le Belliqueux, aide soldat de plomb.
Les séances débutent par une introduction rappelant les atours du Verbe planifié. Ils sont prologues rituels aux échanges de tout Conseil (on finit par s’en écarter, emportés par la discussion, mais ils sont rappel aux usages). Récitons-en la formulette :
« – 1. Qu’est-ce qu’un programme ?
– 2. Quel était notre ancien programme.
– 3. Pourquoi il a été nécessaire d’adopter un nouveau programme.
– 4. Importance de notre programme.
– 5. Caractère scientifique de notre programme[3] (bis). »
Les délibérations sont déclarées ouvertes.
[1] Mme de Sévigné (Lettre à sa fille – Paris, lundi 9 février 1671). "Dragon", ici, signifie souci, inquiétude, remords ou chimère.
[2] Calculer les jours par décades, comme aux temps révolutionnaires ? Pour leurs formulations si proches de la nature – "safran", "colchique", "sorgho" ou "écrevisse" – et parce que "dix" donne un compte rond.
[3] Reprise devenue commune de l’ABC du communisme, par Nikolaï Ivanovitch Boukharine & Evgueni Alekseïevitch Préobrajensky [1923]
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