Pierre Lieutaud - Cœur de marbre

Un cœur de marbre peut-il attendrir un cœur de chair ? Une jolie fable amoureuse de Pierre Lieutaud.

 

Cœur de marbre

Elle m’attend, se disait Antoine en évitant les passants, elle m’attend et je suis en retard. Oui, très en retard. Il regardait le cadran de sa montre, les horloges en haut des façades… Que va-t-elle penser ? Le soleil est haut dans le ciel et moi je n’ai pas encore levé les stores, balayé la salle. Ah ! Maudit sommeil, maudite nuit… Et puis, le directeur aussi m’attend, il m’a convoqué ce matin.

Il marchait de plus en plus vite, il courrait presque, les gens attablés aux terrasses des cafés le regardaient… Laissez-moi passer, semblait-il dire,  vous qui regardez le ciel, qui flânez sous les tilleuls des rues, vous ne pouvez comprendre…

- Antoine, je voudrais vous parler de certaines choses, 

- Oui, monsieur le directeur…

- Des choses qui me gênent, m’étonnent…

- Oui, monsieur le directeur….

- Antoine, vous êtes un employé modèle, tout le monde le sait, alors pourquoi refusez-vous systématiquement les promotions que je vous propose ? Vous pourriez être chef de bureau, gestionnaire des achats, sous-directeur du personnel. Et c’est toujours non… Voyez-vous Antoine, le syndicat s’étonne et de là à ce qu’ils pensent que j’empêche l’évolution de votre carrière… Que se passe-t-il Antoine, nous sommes seuls, confiez-vous à moi, parlez….

…Sais-tu ce que je vais lui répondre ? Non, bien sûr, tu es ailleurs, le regard dans le vague, immobile…

- Eh ! bien voilà, monsieur le directeur, c’est difficile à expliquer, oui, difficile… Vous connaissez la salle où je travaille ?

- Oui…  Et alors Antoine ! ?

- Eh bien, je ne veux pas quitter cette salle… C’est là qu’elle se trouve et je l’aime, monsieur le directeur. 

…Que va-t-il faire ? 

- Allô, Elizabeth, apportez-moi s’il vous plaît la liste du personnel de la salle A. Merci. Voyons, Antoine, si ce n’est que cela, je peux arranger les choses. C’est donc une histoire d’amour…

…Ses yeux vont s’embuer, Elizabeth va frapper à la porte.

- Entrez, entrez, Elizabeth. 

…La buée de ses yeux, c’est pas pour notre histoire, c’est pour Elizabeth qu’il voit à travers ce que je raconte. C’est vrai, elle est belle, ses jambes sont longues, effilées, deux petits seins pointus, une bouche têtue, des cheveux noirs, longs, elle est belle, mais à côté de toi, elle n’est rien. Elizabeth déposera sur le bureau une feuille parfumée. Une œillade, un demi-tour et elle sortira en fermant lentement la porte. 

- Bien… Bien… Antoine. Vous aimez donc quelqu’un de votre étage… Il glisse le doigt sur une liste… Quelqu’un de votre salle…

…Je lui répondrai : c’est ça, monsieur le directeur

- Eh bien, Antoine, vous vous trompez, dans la salle A, il n’y a que des hommes… Une minute, je vérifie pour ne pas dire de bêtises… C’est bien ça, voyez-vous Antoine, l’amour nous fait perde la tête. Elle est d’ailleurs, ou bien elle ne fait que passer… Antoine, soyons sérieux, vous savez qu’il est interdit de laisser des visiteurs dans le musée après la fermeture. 

…Et en disant cela, il pensera à la salle de repos près de la sortie de secours… Antoine sait-il qu’Elizabeth s’y cachait et que nous restions seuls, des nuits entières. Comment a-t-il pu avoir la même idée ? Il sait, il m’a vu, c’est sûr… C’est pour ça qu’il fait pareil… Je ne peux rien dire… Si, je peux demander à Elizabeth de rencontrer cette inconnue….

- Antoine, voyez avec Elizabeth, je lui glisserai un mot, elle peut vous aider, arrondir les angles.

….Il me regardera longuement. Quelque chose manque dans cette histoire. Ah ! oui, qui est cette femme ?

- Antoine, il y a une chose que je dois savoir, même si j’arrange cette affaire. Cela restera entre nous, évidemment. Dites-moi si cette femme fait partie ou non de la maison… Vous comprenez, les choses sont différentes. Si elle est de la maison et qu’on la trouve ici en dehors des heures de services, nous pourrons toujours dire qu’elle s’est attardée, qu’elle fait des heures supplémentaires, tandis que si elle est d’ailleurs, alors, alors tout est différent. Une visiteuse égarée, mais pourquoi n’appelle-t-elle pas ?… Alors Antoine, dans quelle catégorie la mettons-nous ? 

…Je répondrai… La première catégorie, monsieur le directeur. 

- Ah ! bien, bien, bien… Bon, finissons-en… Faites comme j’ai dit… Regagnez votre salle.

Tu es là, tu ne bouges pas… Deux minutes… Laisse-moi monter les stores… Comme tu es belle !  Ton corps brille dans le soleil… Elizabeth va venir, je me cacherai derrière toi… Elle me cherchera… Antoine, Antoine, où êtes-vous… ?  Je ne répondrai pas… Alors, elle s’en ira et nous serons seuls… Et moi, avec mon chiffon de laine, j’enlèverai  la fine poussière du temps que la nuit a déposé sur ton corps…

 

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